De l’immersion dans les jeux vidéo
Paris, le 23/02/2011
Un étudiant de l’ITIN (www.itin.fr), en formation de management de projets informatiques, avec spécialisation Jeux Vidéo m’a contacté pour me poser quelques questions sur la notion d’immersion. Cela a stimulé chez moi précisément une envie de m’y plonger…
Voici donc mes réflexions en vrac sous la forme d’un questionnaire.
Je travaillerai plus tard à y remettre de l’ordre, et surtout à poursuivre cette réflexion, car elle m’apparaît évidemment importante pour appréhender l’expérience du fait de jouer à un jeu vidéo, et au-delà peut-être, permettre aussi d’approfondir certains concepts psychanalytiques…
1 – Mon directeur de mémoire m’avait prévenu que l’immersion était un sujet très vaste et complexe et je commence à le croire. Rien que d’essayer de définir le terme n’est pas évident. Si vous deviez décrire simplement l’immersion (que ce soit dans les jeux vidéo, au cinéma, pendant la lecture d’un roman, etc.), cela donnerait quoi ? Qu’est-ce qu’il se passe dans la tête de la personne à ce moment-là ?
Effectivement, ce concept d’immersion m’apparaît également très vaste. J’ai eu d’ailleurs l’impression de me perdre en écrivant ceci… Je m’arrête donc avec ceci pour le moment, en espérant que cela reste lisible. Mais je vais continuer cette réflexion, pour mieux l’organiser.
Pour commencer, vous avez raison de préciser qu’il ne concerne pas seulement les jeux vidéo. Mais il est vrai qu’on l’utilise de plus en plus, et cela, il me semble, précisément parce que les jeux vidéo sont apparus, et ont pris de plus en plus d’importance dans nos vies, mais surtout dans nos rapports avec les médias en général.
Alors pour tenter de cerner à la fois l’immersion et « ce qui se passe dans la tête d’un individu », je vais faire plusieurs détours théoriques…
Car disons que l’immersion est pour moi un effet de la rencontre entre un objet qui possède certaines caractéristiques, et un sujet qui possède de son côté un certain type de fonctionnement psychique. Concernant ce sujet (l’individu humain), on lui supposera des traits communs aux autres, autrement dit, on supposera qu’il partage certaines caractéristiques de son fonctionnement avec les autres. Mais il ne faut pas oublier que son fonctionnement est singulier, ce qui induit certaines conséquences, et pour notre question des difficultés insolubles quant aux prédictions que l’on tentera de faire sur le phénomène d’immersion. Ce n’est finalement pas un exercice simple que de tenter de parler de cette immersion au regard de concepts analytiques qui n’ont a priori rien à voir avec cette notion.
C’est toujours une difficulté en effet, voire un écueil, que de considérer et de parler de ce fonctionnement psychique comme généralisable, afin d’essayer de produire de la connaissance. Et lorsqu’on essaie de réfléchir à cette notion d’immersion en tentant d’approcher ce qui se passe pour le sujet, il est difficile d’éviter de typologiser, de construire des typologies de joueurs, qui préfèreraient telle ou telle caractéristiques de jeux vidéo. Par exemple, lorsque Serge Tisseron écrit sur les ressorts de la passion du virtuel (« L’enfant au risque du virtuel », chapitre « Les quatre ressorts d’une passion » pages 8 à 12) il en vient à dresser un profil de quatre types de joueurs. Il place d’abord, à juste titre, au cœur du désir de jouer à un jeu vidéo, la recherche de sensations et d’excitations. Et ajoute immédiatement que cette recherche ne peut être séparée d’ une exigence de mise en sens : « le joueur de jeu vidéo cherche moins à s’immerger dans des excitations nombreuses – comme le fait par exemple un danseur en boîte de nuit – qu’à faire la preuve qu’il peut à tous moments les contrôler. La maîtrise du jeu est en effet indispensable pour continuer. » (page 9) De ce fait, le joueur « est toujours confronté à une tension entre excitations et significations. Et c’est même très probablement ce qui le ‘scotche’ aux jeux vidéo ! » (page 11) A partir de cette tension entre excitations et significations, et en ajoutant deux autres dimensions, la gratification et la socialisation, il construit ses quatre types de joueurs qui privilégieront l’un de ses quatre aspects.
Ainsi au-delà de l’éventuelle avancée explicative dans les ressorts de l’immersion dans les jeux vidéo d’un point de vue purement psychologique (car on va parler alors de motivation à jouer à tel ou tel type de jeu), je voulais juste pointer la difficulté épistémologique qu’il y a, il me semble, à construire ce genre de typologie générale de joueurs au regard d’un objet tel que le jeu vidéo, par rapport à la psychanalyse dont l’objet reste le champ de l’inconscient (il ne faut pas l’oublier), et qui vise finalement à s’occuper de sujets dont on postule un fonctionnement psychique singulier.
Enfin, on peut jouer chez soi, devant un ordinateur ou une console, à l’école, dans le métro, avec une console portable, dans une salle d’arcade, à des jeux qui se jouent seul, avec des histoires très travaillées, ou en réseau en ligne via internet. Toutes ces pratiques ne renvoient pas à la même réalité clinique du jeu vidéo. On y reviendra, mais cela a son incidence par exemple lorsque l’on essaie de réfléchir si le jeu vidéo peut être une « aire intermédiaire d’expérience » pour reprendre le terme de Winnicott. Tous les jeux vidéo n’offrent donc pas les mêmes possibilités d’immersion. Il faudrait donc dans l’idéal, pour tenter de véritablement s’engager dans une approche psychanalytique de l’immersion, se concentrer par exemple sur un jeu vidéo, ou peut-être mieux, se restreindre encore à parler de la rencontre entre un sujet et un jeu.
Mais, après avoir énoncé toutes ces précautions, je vais me placer ici d’emblée sous le coup de ma propre critique : à savoir, une généralisatop à outrance… Disons que ce n’est qu’un début de réflexion. Et que j’essaierai d’aller plus loin au fur et à mesure, plus tard.
Immersion et attention
Tout d’abord, je dirais que l’immersion me semble être en quelque sorte une variante de la notion d’attention, ou du moins, serait à articuler avec cette dernière. Car effectivement on peut parler d’immersion dans une multitude de situations dont on voit qu’elles ne sont pas sans rapport avec ce que l’on nomme l’attention. Je peux être attentif à une conversation, aux bruits du dehors, au dernier épisode de Fringe, à Dead Space 2, mais aussi à ce qui se passe en moi tant physiquement, qu’au niveau des représentations qui traversent mon espace mental, etc. De l’attention à l’immersion, serait-ce alors une simple question de degré ?
En tout cas, si mon attention est captée si fortement, on pourra dire, du dehors, vu de l’extérieur, il est immergé, plongé dans… C’est de là que vient la métaphore. Il est vrai que la technique offre des possibilités de rendre plus « palpable », plus « sensoriel », un environnement dit virtuel qui simule un espace avec d’autres règles que la réalité courante, autrement dit, un environnement dont les caractéristiques sont contrôlables car elles sont « recréées », et qui propose alors une sorte d’illusion de monde réel. C’est là ce que l’on a en tête lorsqu’on parle de cette « réalité dit virtuelle ».
On perçoit donc que quelque chose est commun à ces phénomènes où l’état du lecteur, du spectateur ou du joueur, est celui d’un sujet « détaché » de la réalité et plongé dans un ailleurs.
L’immersion n’est pas une notion qui appartient en propre à l‘univers de la psychanalyse. C’est une notion qui tente d’objectiver quelque chose, de l’extérieur, mais dont on voit bien qu’elle se situe dans un espace intermédiaire, c’est-à-dire où l’on ne sait pas si le phénomène est soit objectif, soit subjectif. Et c’est pourquoi elle intéresse aussi les psychanalystes car je pense qu’ils reconnaissent là des possibles liens avec un domaine qui leur est cher. C’est le domaine que Winnicott a essayé d’explorer théoriquement à travers sa pratique avec les jeunes enfants, notamment dans son fameux livre « Jeu et réalité – l’espace potentiel », et qu’il nomme justement « espace potentiel », « aire intermédiaire » ou « espace transitionnel ».
Tentative d’approche d’une définition
Pour revenir sur cette tentative de définition à propos des jeux vidéo, l’immersion est schématiquement ce phénomène d’adhésion subjective à un environnement constitué uniquement de représentations numériques. Mais ce phénomène dépasse le cadre des jeux vidéo. Et peut-être faut-il prendre en compte l’immersion dans les autres domaines pour essayer de mieux en saisir les nuances.
Il me semble ainsi que l’immersion s’articule aussi avec la notion de fiction, et de façon plus psychanalytique, avec la notion de fantasme, qui est une notion éminemment polysémique en psychanalyse. La rencontre entre un sujet (et ses fantasmes) et un objet fictionnel permet en quelque sorte la possibilité de se laisser aller à une sorte de rêverie, où un certain engagement du sujet n’est pas exclu du tout, au sein d’un espace dont certains éléments ont été déjà créés par d’autres, mais qui nous permettent d’entretenir finalement un certain rapport avec nos fantasmes plus ou moins conscients.
Et c’est pourquoi il me semble que l’on va devoir s’éloigner des approches de l’immersion proposées par les autres champs que la psychanalyse, comme par exemple la définition qu’en donnent Dominic Arsenault et Martin Picard dans « Le jeu vidéo entre dépendance et plaisir immersif : les trois formes d’immersion vidéoludique » qui est la suivante :
« Un phénomène qui se produit lorsqu’une couche de données médiatisées est superposée à celle non-médiatisée avec une force et étendue telles qu’elle empêche momentanément la perception de cette dernière » (Page 2).
On peut citer également un autre article « Immersion dans un monde virtuel : jeux vidéo, communautés et apprentissages » écrit par Vincent Berry qui explore trois dimensions de l’immersion. Ces auteurs construisent des typologies qui nous aident, assurément. Mais pour saisir ce qui se passe du côté du sujet, il va nous falloir nous en éloigner un peu.
Immersion du côté d’un sujet
On peut noter tout de suite, avec l’article d’Arsenault et Picard, qu’il y a un présupposé important pour la suite, qui est le suivant : on aurait accès à la réalité extérieure sans médiation en quelque sorte, d’une manière « non-médiatisée », de façon brute, une sorte d’accès direct à la réalité quotidienne. Il y a donc dans cette conception du rapport à la réalité une sorte de hiérarchie implicite dans des couches de « réalités ». Et avec les dispositifs immersifs, on mettrait une couche sur une autre couche plus fondamentale.
Voilà donc le point, il me semble, où la psychanalyse propose une autre vue (plus réaliste si je puis dire…) en disant que notre rapport avec la réalité, mais aussi les rapports qui existent entre réalité et fiction, ne sont pas aussi simples qu’on le pense de prime abord. Serge Tisseron le montre bien par exemple dans « La réalité de l’expérience de fiction ». Si à un moment, la fiction peut prendre le pas sur la réalité, c’est bien que nous avons un rapport premier à la réalité qui n’est pas si simple. Pour Arsenault et Picard, j’ai donc l’impression que la réalité serait construite selon un modèle où nos sens interprèteraient les données/informations qui nous parviendraient d’un extérieur objectif. Mais ce qu’ils oublient, ou ne prennent pas en compte, c’est la part de ce que la psychanalyse désigne par « réalité psychique », et qui est la résultante des effets du désir inconscient et des fantasmes associés, dont la théorie analytique montre qu’ils se retrouvent, et s’analysent, d’après des indices tels que les lapsus, les actes manqués, les répétitions, etc. Une cure psychanalytique est ainsi un espace où l’on peut « contrôler » certains éléments du cadre afin de pouvoir mettre l’accent sur ces indices, et tenter d’accéder à cette réalité psychique afin de dénouer certains conflits, mieux, de donner la possibilité au patient de trouver d’autres issues à certains conflits. Les symptômes, qui le font souffrir, étant les solutions qu’il a trouvées précédemment, mais qui lui apparaissent trop coûteuses, c’est-à-dire, insupportable à vivre, un jour.
Réalité psychique ?
La psychanalyse montre donc que cette réalité psychique a pour chacun tout autant de valeur, de poids, que cette réalité matérielle (la réalité quotidienne non-médiatisée dont parle par exemple les deux auteurs, Arsenault et Picard). Car elle a mis en évidence l’importance des fantasmes inconscients dans la perception même de cette réalité matérielle.
En psychanalyse, l’inconscient, les processus inconscients, le désir dirait Lacan, ne tiennent pas compte de la réalité extérieure, et au pire peuvent parfois s’y substituer. Cette donnée introduit alors beaucoup de problèmes théoriques concernant les rapports qu’un sujet entretient alors avec la réalité, et c’est pourquoi je citais tout à l’heure Winnicott. Après de longs développements dans la théorie analytique où l’on a tenté de cerner ce qui se jouait entre la réalité psychique et la réalité extérieure (comment l’objectivité devenait alors possible ? N’était-elle qu’une projection de notre psychisme ? etc.) Winnicott a apporté d’autres concepts pour aborder ces problèmes. Mais il n’est pas le seul, Lacan également s’y est attaqué… Mais s’engager plus loin dans ces problèmes dépasserait largement le cadre de notre propos.
Ce qu’on désigne par « délire » dans la théorie psychanalytique est une forme, un peu trop solipsiste, de création d’une neo-réalité à laquelle croit le sujet, et qui va se trouver tout aussi réelle que la réalité. Certaines parties de la réalité sont alors tout simplement remplacées par le délire. Mais il ne faut pas oublier que ce délire est également une tentative de guérison pour le sujet qui va le produire. Ce délire va tenter de retisser un pan de réalité qui a été déchiré par certains évènements traumatiques, c’est-à-dire des évènements qui appartiennent à l’histoire du sujet que ce dernier n’a pu intégrer dans sa vie psychique, via les moyens, notamment représentationnels, qui étaient à sa disposition lorsque les évènements se sont produits.
Mais tout le monde ne délire pas. N’est pas fou qui veut, disait Lacan. Plus généralement, les rêves (qui possèdent des similitudes formelles avec les délires) ou les fantasmes (Il faut distinguer les fantasmes dits inconscients, et ceux que l’on « dirige » que l’on nommera alors plutôt fantaisies diurnes) sont des formations dites de l’inconscient, qui appartiennent donc à la réalité psychique du sujet. Ainsi la psychanalyse postule donc que la réalité psychique prime sur ce que l’on entend par réalité au sens courant.
La notion de fantasme nous donc permet de saisir ce phénomène (qui lui est assez facile à constater) qui consiste en ce que cette réalité que nous pensons partager avec les autres est tout à fait construite, et très singulière. Notre réalité est en effet une construction fantasmée à l’aide de représentations que nous avons construites au cours de notre histoire (Les premières représentations étant issues de matériaux sensori-moteurs). Et c’est pourquoi cette réalité (que nous opposons un peu rapidement à la réalité dite virtuelle, mais aussi plus généralement, aux fictions) a pour nous, en fait, un statut qui est proche de celui des neo-réalités construites et offertes par les médias. Ce qui nous ramène généralement à la « réalité », c’est la déception, la douleur physique. La réalité, en fait, c’est l’irruption de ce à quoi l’on ne s’attendait pas.
Comment se construisent ces fantasmes inconscients ? Grossièrement par une sorte de mise en forme (une sorte de figuration en quelque sorte) d’une opération psychique que le sujet met en place pour se séparer d’un objet dit primaire. (Cet objet primaire étant une personne qui lui a permis de survivre étant nourrisson pourrait-on dire). Cette opération va par la suite lui permettre également d’avoir un corps qu’il pourra vivre comme à peu près unifié, qu’il aura l’impression d’incarner, et enfin de pouvoir dire « Je » en désignant ce corps. Le fantasme est un scenario imaginaire à l’intérieur duquel va se trouver figurer le sujet même qui fantasme.
Mais de cette opération de séparation qui va lui permettre de se constituer comme un sujet désirant, il restera quelque chose qui va continuer d’aimanter en quelque sorte le désir du sujet, le souvenir d’une satisfaction qu’il n’oubliera jamais. De plus, c’est là qu’on peut distinguer d’une part ces fantasmes inconscients auxquels on n’aura jamais accès complètement, et l’activité de fantaisie, c’est-à-dire les fantasmes conscients qui sont des succédanées, des constructions que le sujet peut plus ou moins diriger, et qui sont élaborés avec certains éléments déformés mais issus des fantasmes inconscients.
Pour revenir à une définition de l’immersion
Pour tenter cette fois de donner une définition, je dirai que l’immersion, c’est ce qu’on veut désigner lorsqu’un sujet suspend le rapport qu’il entretient généralement à la réalité objective, et qu’il se plonge littéralement dans une sorte de neo-réalité, c’est-à-dire une sorte d’univers cohérent produit par un objet représentationnel proposant une fiction, construite à base de représentations littéraires, cinématographiques, ou vidéoludiques. Pour ce sujet, à ce moment-là, plongé dans cet espace fictionnel, la distinction courante, que l’on est censé vivre quotidiennement (mais qui est donc totalement redéfinie en psychanalyse) entre ce qu’on nomme réalité et fiction, a tendance à s’effacer. Le sujet croit ainsi à ce qu’il lit, ou voit, tout en sachant que ce n’est pas « vrai ». Et c’est ce paradoxe qui n’est pas évident à saisir conceptuellement, qui me semble être désigné par l’immersion. L’immersion fait ressortir ce paradoxe inhérent au parlêtre comme disait Lacan (c’est un néologisme désignant l’être humain comme animal parlant) qui est que malgré les éléments de réalité qui nous parviennent de l’extérieur, la réalité psychique, le désir inconscient, prime.
Comment peut-on croire à quelque chose dont on sait que cela n’existe pas ? En fait, on s’aperçoit avec ce paradoxe de l’immersion que le « vrai » n’est pas la « réalité ». La fiction a finalement tout autant de valeur que la réalité, sur le plan de la vérité. Et c’est bien plutôt ce que l’on a envie de croire qui deviendrait parfois tout aussi réel que la réalité. N’importe quel joueur l’expérimente, et c’est bien ce qui fait peur à ses parents lorsque celui-ci est un enfant ou un adolescent… On peut donc constater, avec toutes ces fictions proposées par les différents médias (mais qui ne proposent pas tout à fait la même position, le même engagement du sujet dans ces fictions) ce fait étrange que le statut de notre réalité n’est pas aussi stable ou inébranlable qu’on le croyait si la fiction peut, à un moment donné, nous paraître tout aussi réelle que la réalité habituelle. Tout sujet est en mesure de suspendre le sentiment qu’il a de la réalité. Nous appréhendons finalement la réalité de la même façon que les fictions, c’est-à-dire par le biais de cette réalité psychique, qui est structurée par notre histoire, jalonnée par les rencontres et les expériences de satisfaction antérieures.
La réalité fictionnelle que les jeux vidéo proposent se distingue des autres fictions. Par rapport aux fictions littéraires, c’est plus simple peut-être de le constater. Les romans par exemple, proposent des univers, véhiculés par des images, elles-mêmes provoquées, ou induites, par les mots de l’auteur. Le lecteur reconstruit cet univers et se crée des images dont il va se servir pour alimenter une activité imaginative, Freud disait, l’activité de fantaisie, et il la plaçait au cœur du travail de l’écrivain.
Concernant les fictions proposées par le cinéma ou la télévision, ce sont directement des images, auxquelles le sujet est confronté. On est là proche de l’expérience du rêve. Le cinéma nous le montre plus aisément.
Enfin concernant les jeux vidéo, je dirais que c’est l’engagement du joueur via l’action qui distingue le rapport du sujet aux images. On passe d’une place de spectateur à une place d’acteur. Et c’est même avec ses actions que l’univers dans lequel il va s’immerger va se construire et prendre petit à petit une consistance.
On peut voir ici que les reproches faits aux objets fictionnels existent depuis très longtemps. Les jeux vidéo réactivent une peur bien plus ancienne, qui est la confusion entre réel et fiction. Peut-être que cette peur existait déjà lorsque Platon condamnait les poètes au nom de leur imitation du réel ? Elle se retrouve aussi dans ce que l’on a nommé le Bovarysme…etc.
Enfin, il me semble que cette réalité dite virtuelle (la réalité produite par l’engagement du joueur dans un jeu vidéo ou un simulateur) possède des similitudes avec la réalité psychique. Comme le dit Benoit Virole dans Du bon usage des jeux vidéo : « De façon remarquable, la réalité virtuelle des jeux vidéo partage avec cette réalité psychique un certain nombre de similitudes. Elle se trouve partagée entre le statut du fantasme, car le sujet se voir représenté à l’intérieur d’une scène virtuelle, et celui de la fantaisie, dans la mesure où le joueur peut diriger la héros qui le représente à l’instar des rêveries diurnes. La puissance attractive des jeux vidéo résulte de l’effet de proximité entre la réalité virtuelle et les processus internes de la réalité psychique » (page 116). Deux psychanalystes, Georges Pragier et Sylvie Faure-Pragier développent également quelque chose de proche dans un article : « Au-delà du principe de réalité : le virtuel ».
2 – Mes grands-parents me disent souvent : « Mais sort donc au lieu de resté scotché devant ton écran ! ». Ils ne sont pas de la même époque et ont un peu de mal à saisir le fait que l’on puisse prendre du plaisir à rester assis des heures à « baver » devant son jeu. J’en suis à me demander : « Mais au fait, pourquoi a-t-on tant envie de se faire lobotomiser par les univers virtuels ? Pourquoi veut-on toujours plus d’immersion ? Pourquoi cherche-on tant à échapper à la réalité ? J’ai quelques petites idées mais je voulais avoir votre avis de psychanalyste.
« douce narcose » des illusions…
« Lobotomiser »… J’espère que ça ne va pas jusque-là… Mais surtout que vous ne bavez pas trop… ;o))
Mais disons que ce que j’ai écrit plus haut devrait nous aider ici à saisir d’un point de vue très (trop) général pourquoi l’on peut chercher à s’immerger. J’ai dit que tout un chacun peut suspendre le sentiment qu’il a de la réalité, voire remplacer quelques pans de la réalité (sans nécessairement délirer) par d’autres appartenant à la réalité psychique que j’ai essayée de décrire.
Aussi, il apparaît évidemment que s’il existe des moyens pour échapper à quelque chose qui peut être parfois un peu pesant, et surtout très frustrant quant à nos désirs, à savoir cette réalité décevante telle que je l’ai décrite, c’est-à-dire comme l’irruption de ce à quoi l’on ne s’attendait pas, il devient difficile de ne pas avoir envie d’en user…
Freud fait par exemple un inventaire dans « Le malaise dans la culture » des moyens dont peut user l’humain, dans sa quête éperdu du bonheur, pour faire face à l’expérience du malheur qui caractérise le destin humain. Et il y parle, outre de l’intoxication via les drogues, de « se rendre indépendant du monde extérieur en cherchant ses satisfactions dans les processus psychiques internes […] la satisfaction est obtenue à partir d’illusions, que l’on reconnaît comme telles, sans se laisser troubler dans leur jouissance par le fait qu’elles s’écartent de la réalité effective. […] Le domaine d’où sont issues ces illusions est celui de la vie de fantaisie. […] En tête de ces satisfactions en fantaisie, il y a la jouissance puisée dans les œuvres de l’art […] Celui qui est réceptif à l’influence de l’art ne saurait la tenir en assez haute estime comme source de plaisir et comme consolation dans la vie. Et pourtant la douce narcose dans laquelle nous plonge l’art ne fait pas plus que soustraire fugitivement aux nécessités de la vie et n’est pas suffisamment forte pour faire oublier une misère réelle. » (pages 23 et 24)
Cette « douce narcose » des illusions de l’art issues de la vie de fantaisie nous ramène donc selon moi à nos jeux vidéo… (Je ne rentrerai pas dans le débat de savoir si le jeu vidéo est un art ou pas, mais je trancherai rapidement en disant que l’on peut étendre ce que dit Freud aux objets culturels). Le souci avec cette comparaison (outre qu’elle est trop générale) est qu’elle est un peu trop prise à la lettre par la psychiatrie actuelle prête à élargir toujours plus les conduites addictives dites sans objet. Pour une critique très intéressante de cette tendance, il faut lire Thomas Gaon (« L’échappée virtuelle : futur délice ou délit de fuite », « Psychopathologie des jeux en ligne » ou encore « Jeux vidéo : L’avenir d’une illusion »). C’est un psychologue qui travaille en addictologie. Et il peut ainsi écrire : « La notion d’addiction aux jeux vidéo se construit à partir des éléments suivants : une réalité clinique, la méconnaissance de l’objet jeu vidéo, la mutation de la psychiatrie moderne, une ambiguïté terminologique et la gestion thérapeutique captée par l’addictologie. » Ce en quoi je suis d’accord.
Car je pense également, par rapport à votre terme de « lobotomisation » qui me semble correspondre à cette peur actuelle de confusion réel/virtuel (qui me semble prendre sa source dans un fantasme) et à celle de « manipulation des cerveaux ou des esprits» (Souvenons-nous du cynique « temps de cerveau disponible » de Patrick Lelay). Et là je pense par contre que c’est une peur plutôt fondée, car il y a des enjeux économiques très réels), que nos rapports avec les images, ou plus largement, avec les fictions peuvent être également particulièrement intéressantes pour apprendre à se connaitre, prendre du plaisir à partager notre réalité psychique avec les autres, etc. C’est ce sur quoi met l’accent Serge Tisseron par exemple. Même s’il ne faut pas oublier, évidemment, les objectifs des industries culturelles de masse qui produisent la presque-totalité de ces objets.
Dans tous les cas, le jeu vidéo ne devrait pas rester un objet consommé par des enfants et des adolescents laissés tout seuls devant leurs écrans, sinon effectivement, cet objet peut devenir beaucoup plus attrayants que la rencontre avec les autres, qu’une conversation avec son père ou sa mère, même autour de sa dernière découverte vidéoludique. Il y a à ce sujet une anecdote tirée du blog d’Eric Viennot que je trouve vraiment édifiante où l’on peut lire combien le jeu vidéo et le type d’immersion qu’il propose, peut devenir également un objet de transmission intergénérationnel, à condition de l’avoir partagé avec un autre humain. Le fils de Viennot a envie de transmettre quelque chose à sa petite sœur, qu’il a lui-même partagé avec son père, et dont le jeu vidéo est devenu à un moment, un support car il a été, entre le fils et le père, un lieu de partage et de plaisir :
http://ericviennot.blogs.liberation.fr/ericviennot/2010/10/le-h%C3%A9ros-de-zelda.html#more
Désir d’immersion et accordage multisensoriel
Alors, pour continuer sur ce désir d’immersion dans les jeux vidéo, je pense que là, justement, interviennent également les caractéristiques de l’objet. Car j’ai dit tout à l’heure que l’immersion est un effet de la rencontre entre un objet qui possède certaines caractéristiques qui lui donne une proximité importante avec la réalité psychique de tout un chacun, et un sujet avec un certain type de fonctionnement psychique.
L’un des autres « atouts » des jeux vidéo, c’est l’aspect « créatif », participatif, c’est-à-dire mon engagement actif au sein de cette réalité virtuelle, si proche de ma réalité psychique. Je peux agir à l’intérieur de cet espace, contrairement à mes rêves, au roman (même ceux dont vous êtes les héros…) ou au cinéma. On a donc la combinaison d’un espace qui peut, à un certain moment, « se substituer » ou vient « enrichir » ma propre réalité psychique, avec un aspect sensoriel important (là je rejoins ce que veulent décrire les auteurs que j’ai cités lorsqu’il parle d’immersion sensorielle), et qui me laisse la possibilité d’y agir, une certaine liberté, au sein d’un espace de règles (c’est l’aspect du jeu) qui se sont substituées à celles qui régissent la réalité objective. On rejoindrait par là le domaine dont je parlais tout à l’heure à propos du psychanalyste Winnicott, à savoir l’aire transitionnel. A condition, encore une fois, que cela soit partagé avec un autre.
J’ai parlé tout à l’heure du fait qu’il me semblait que cette réalité dite virtuelle possédait certaines similitudes avec la réalité psychique. Et il est vrai que Tisseron rejette cette voie de comparaison car il la trouve source de confusion : « […] tout tentative de donner aux expressions « réalité matérielle », « réalité psychique » et « réalité virtuelle » un statut équivalent ne peut être qu’une source de confusion sans fin et de beaucoup d’inquiétudes inutiles. » (L’enfant au risque du virtuel, pages 102 et 103). Il préfère ainsi aborder l’immersion en termes de relation d’objet (Schématiquement, c’est une approche qui s’est développée en psychanalyse pour parler de la relation qui se met en place, au cours du développement de l’être humain, entre un sujet et le monde et ses objets. Cette relation sera caractérisée avant tout par le mode d’appréhension fantasmatique du sujet vis-à-vis des objets du monde, et par les angoisses et défenses qui y sont rattachées. Mais surtout elle est marquée par une dynamique qui dialectise toujours les deux désirs du sujet que sont l’union/fusion et la séparation d’avec son objet premier d’amour). Dans cette perspective, les images comme alors conçues comme des objets virtuels. Et, j’anticipe par rapport à la question suivante, cela permet à Tisseron de chercher dans ce qu’il appelle « l’accordage multisensoriel précoce » la source de notre désir d’immersion.
Ce concept d’accordage provient des recherches en psychologie du développement qui ont travaillé ce que l’on nomment les interactions précoces entre le bébé et ses parents. Au sein de ces interactions, ces chercheurs ont conceptualisé les interactions dites affectives. Elles sont définies comme « l’influence réciproque de la vie émotionnelle du bébé et de celle de sa mère ».
C’est en somme la tonalité affective générale de l’interaction. Elles ne se laissent pas facilement décrire, en raison peut-être de la difficulté des adultes de lier les affects archaïques du bébé à des représentations.
Et c’est Daniel Stern, dans son livre « Le Monde interpersonnel du nourrisson », qui va parler d’harmonisation affective et « d’accordage affectif », permettant aux deux partenaires de partager leurs expériences émotionnelles, pour désigner cette expérience subjective. L’accordage se produit donc par la mise en relation d’une conduite de l’adulte différente de celle de l’enfant : elle reprend un paramètre de l’expression émotionnelle de l’enfant mais elle ne reprend pas matériellement le comportement expressif de l’enfant, au contraire, elle le traduit dans une autre modalité de comportement. Cette conduite de traduction montre que d’un côté, l’adulte cherche à reprendre le comportement émotionnel de l’enfant, et du côté de l’enfant, elle lui permet de délier l’état émotionnel de son expression et de mettre au travail les formes d’expression de ses propres émotions.
Bref, il s’agit pour les deux protagonistes de ce dialogue, pour reprendre les termes de Tisseron : « d’éprouver le plaisir de l’interaction et de l’immersion dans une émotion partagée. » (page 105) Ce concept d’accordage permet ainsi à Tisseron de placer comme source d’un certain nombre d’interactions que les adultes auront dans leur vie, et donc celles que peut chercher avoir un joueur avec sa machine, « le désir du bébé d’entrer en contact avec l’état mental de son interlocuteur. » (page 106) « La relation avec l’ordinateur renoue avec le plaisir partagé et gratuit des premiers accordages. » (page 106) En d’autres termes, la machine devient cet Autre censé s’accorder harmonieusement à tous mes désirs, comprenant ce que je désire, et me le livrant au moment où je le veux. On est proche, encore une fois, de ce qu’a décrit Freud à propos des premières expériences de satisfaction du bébé, et que Winnicott développera avec les phénomènes transitionnels.
La métaphore qu’utilise Tisseron me semble tout à fait parlante en effet pour comprendre un des ressorts qui nous pousse à nous immerger dans les jeux vidéo.
Mais je pense que l’on n’exclue peut-être pas non plus la part d’appréhension fantasmatique de cette réalité extérieure, y compris dans l’accordage multisensoriel. Même si je comprends bien qu’il veut mettre l’accent sur ce dernier quant à ce qui nous pousserait à chercher du plaisir à arpenter ces espaces virtuels peuplés d’autres personnages que la machine, l’IA, nous fait rencontrer et qui « s’accordent » effectivement toujours avec nos actions.
Pour le moment, je pense que la position de Tisseron ne me semble pas invalider une approche de ce désir d’immersion également via ce désir de suspendre un temps le sentiment de réalité afin de chercher du plaisir dans cette réalité fictionnelle co-construite avec notre réalité psychique fondée sur le désir inconscient et les fantasmes associées. J’ai l’impression que si on l’oubliait on passerait à côté de l’éventuel aspect narratif du jeu vidéo ?
Mais, comme je le disais, étant donné qu’il faudrait restreindre les analyses à telle ou telle pratique, si on généralise trop, on en vient à avoir du mal à ne pas se contredire…
Désir d’immersion et narcissisme
Tentons pour le moment de poursuivre sur le désir de s’immerger. On peut évoquer concernant notre fonctionnement psychique, d’un point de vue très général, le désir de revenir à un état que la psychanalyse nomme narcissisme. J’ai écrit sur cette notion dans mon blog.
Avec Freud on peut énoncer que le renoncement à une satisfaction éprouvée une fois est une chose particulièrement difficile. En psychanalyse, on déduit qu’il a existé un type de satisfaction dont a bénéficié l’être humain dans un état « mythique » que Freud a qualifié de narcissisme. Cette satisfaction, liée à l’état de narcissisme, ne va, en pratique, jamais être complètement abandonnée. Elle va donc être recherchée, et ainsi être supposée atteignable par d’autres voies, par exemple celle des idéaux et des activités qui vont tendre vers ces idéaux. Mais aussi par d’autres activités qui permettrait de retrouver en quelque sorte, de manière substitutive, la satisfaction de cet état mythique qu’est le narcissisme.
Ce serait le désir de « régresser », comme on dit en psychanalyse, à un état où l’on peut se satisfaire soi-même. On quitte donc l’état courant où l’on investit des objets extérieurs, et où l’on doit aller chercher dans cet extérieur comment le modifier pour se satisfaire. Je pense qu’on peut ainsi articuler l’analogie de Tisseron entre l’expérience de joueur à un jeu vidéo et l’accordage multisensoriel précoce, avec ce désir de retrouver une satisfaction antérieure, qui est, entre autres, ce que l’on veut désigner par « régression » en psychanalyse.
Un autre exemple que je trouve parlant, c’est le cas des fêtes foraines. Vous trouverez un chapitre très intéressant sur ce point dans le livre de Michael Balint (un autre psychanalyste d’origine hongroise) « Les voies de la régression », chapitre « Fêtes foraines et frissons », (page 19). Ce sont des lieux où l’on va aller chercher des satisfactions d’un autre ordre que durant la vie quotidienne. Un lieu où l’on peut s’acheter des sucreries, où l’on va rechercher certaines sensations qui peuvent évoquer des moments où l’on était bébé, porté par les bras des adultes, lancé en l’air par ces derniers, où l’on jouissait d’avoir peur tout en se sachant protégé.
Ainsi, ici, j’irai dans le sens de Yann Leroux pour voir le désir de s’immerger comme un désir de régression, qui est une nécessité, pour tout le monde, de temps à autre :
http://www.psyetgeek.com/metapsychologie-de-limmersion-dans-les-jeux-vido
Il écrit par exemple : L’immersion comme régression
« Le désir d’immersion est une expression du désir de retour à la vie intra-utérine. […] il est facile de voir dans l’immersion vidéo-ludique une expression de ce même désir. Les satisfactions apportées par l’immersion vidéo-ludique sont les mêmes que celles du fantasme de régression intra-utérine : le joueur se satisfait que de lui-même, la réalité est devenue sa réalité, c’est-à-dire que les limites de son self se sont étendues jusqu’à englober tout l’univers du jeu. »
Mais il faudrait sûrement nuancer tout cela. Car il faudrait assurément mieux formaliser les choses à propos de ce désir de régression qui tendrait vers le narcissisme, dont l’état du bébé est souvent pris comme paradigme.
Le souci avec ces analogies, c’est que l’on tend à oublier que le narcissisme est avant tout une question d’identification. Avec une perspective uniquement psychogénétique, on en vient peut-être parfois à confondre le besoin et le désir, dans des métaphores où le bébé, voire le fœtus, serait à lui-même son propre idéal, où ses besoins seraient entièrement pris en charge, sans qu’il lui soit nécessaire d’agir ou de transformer l’extérieur pour se satisfaire. Le narcissisme est à la base une formation libidinale construite à partir du lien d’amour avec l’objet primaire, par identification, autrement dit, ses bases sont pulsionnelles et sexuelles. Mais c’est une étape où il s’agit de construire de l’ordre, d’organiser les choses pour construire de l’unité. L’idéal devient alors une représentation unitaire. Et cette étape narcissique introduisant une sorte d’idéal va devenir par la suite une sorte de paradis perdu, d’image idéale vers laquelle, à laquelle on voudrait « coller » en quelque sorte.
Ainsi, ce désir de régression vers cet état mythique du narcissisme, que l’on caractérise également par le sentiment de toute-puissance, me semble devoir être rapporté peut-être plus à un désir de se mouvoir uniquement dans le monde des idéaux, c’est-à-dire le monde des représentations, sans avoir affaire à la pulsion qui nous ramène au corps charnel, toujours très encombrant pour un sujet humain… C’est cet aspect du narcissisme qu’il me semble qu’il faudrait privilégier pour parler du désir de s’immerger comme régression narcissique.
Par ailleurs, à ce sujet, l’immersion comme régression me semble être particulièrement visible dans certains jeux vidéo d’horreur qui construisent, il me semble, un univers fantasmatique comme justement l’expression d’une régression au sein du corps maternel. Et c’est précisément ce qui en constitue l’horreur ! (Le film de Peter Jackson Brain Dead en donne également une superbe et très drôle illustration à la fin du film notamment où la mère du héros, transformée en monstre, cherche, dans son délire incestueux, à ramener son fils dans son propre ventre…) Car la rencontre du sujet avec ses fantasmes inconscients n’est jamais une partie de plaisir si je puis dire ! Si cela se réalise, il y a de fortes chances que le sujet s’en trouve très mal.
Activité de fantaisie et honte
Cela me donne l’occasion de « rebondir » de la régression, aux rapports entre l’activité de fantaisie, c’est-à-dire le fait de joueur avec ses fantasmes conscients, et la honte. Pourquoi ? En partie parce que dans votre question, la remarque de vos grands-parents me fait penser à ce que peuvent parfois ressentir certains adultes qui n’ont pas l’habitude de jouer.
Cette régression correspond donc à cette tentative dont je parlais plus haut de retrouver la première satisfaction perdue, mise en place par l’opération de séparation du sujet d’avec un premier objet d’amour primaire. Comme je le disais également, le désir inconscient de ce sujet va par la suite se trouver aimanté par les traces de cette satisfaction. Jouer aux jeux vidéo est donc tout à fait pris dans cette recherche.
Dans un texte fameux, paru en 1908, « le poète et l’activité de fantaisie », Freud explore le sujet de la création littéraire. Il y interroge la source de l’activité créatrice du poète. Très vite, il la compare au jeu, à l’activité ludique que l’on peut observer chez l’enfant. En fait on peut dire que l’activité du poète, pour Freud, est une façon de poursuivre les jeux d’enfant. Car il écrit dans ce texte à propos du renoncement à un plaisir goûté qu’ « à vrai dire, nous ne pouvons renoncer à rien, nous ne faisons qu’échanger une chose contre l’autre ; ce qui paraît être un renoncement n’est en réalité qu’une formation substitutive ou succédanée. » (Sigmund Freud, « le poète et l’activité de fantaisie », in Œuvres complètes, tome VIII, PUF, 2007, p. 163)
Ainsi l’activité de fantaisie, autrement dit, les fantasmes conscients auxquels s’adonnent l’être humain ne sont que des formations substitutives des plaisirs que procuraient par exemple ces jeux auxquels l’enfant qu’il était s’adonnait. Cette impossibilité de renoncer à une satisfaction déjà éprouvée est une proposition forte de Freud.
Freud va poursuivre en observant que la différence notable entre l’adulte et l’enfant, c’est que l’adulte a honte de ses fantasmes. La honte de l’adulte qui fantasme s’expliquerait par cette contradiction dans laquelle il est plongé : fantasmer lui procure une satisfaction certes, mais celle-ci a un goût bien trop infantile, pour lui qui est devenu grand et adulte. Tirer de la satisfaction de cette activité substitutive, c’est creuser un écart important avec la satisfaction d’avoir atteint cet idéal qu’est le statut d’adulte pour l’enfant. C’est donc creuser un écart important avec cet idéal et cette activité de fantaisie qui devient alors la source du sentiment de honte.
Ce sentiment de honte attaché à l’activité de fantaisie chez l’adulte, comme le rappelle Freud dans ce texte, fait qu’il est alors difficile d’y avoir accès. « L’adulte, par contre, a honte de ses fantasmes et les dissimule aux autres, il les couve comme ses intimités les plus personnelles ; en règle générale, il préférerait avouer ses fautes que de faire part de ses fantasmes. » (Sigmund Freud, « le poète et l’activité de fantaisie », in Œuvres complètes, tome VIII, PUF, 2007, p. 163)
Or, il me semble que le fait de jouer à un jeu vidéo est une façon, dissimulée, de jouer avec ses fantasmes. Georges et Sylvie Pragier, écrivent à ce sujet par exemple : « Le virtuel est façonné par les motions pulsionnelles : accroître la maîtrise par la connaissance, jouer avec ses fantasmes sans crainte d’interdit, aimer sans être rejeté, tuer virtuellement sans détruire vraiment. La progression technique change la mise en scène, la réalité psychique demeure et se reflète dans les mondes virtuels. » (« Au-delà du principe de réalité : le virtuel », in Revue française de psychanalyse, n°59.)
Jouer avec ses fantasmes et donc de prendre du plaisir avec cette activité de fantaisie dont parle Freud. Pour cette raison, peut-être provoque-t-elle chez certains un sentiment de honte et de dégoût qui ne peuvent alors considérer cette activité que d’une manière négative. Les raisons qui sont alors invoquées, comme celle de rendre les jeunes violents, ou de les couper de la réalité, par exemple, pourraient alors s’entendre un peu comme des rationalisations de cette honte.
3 – Y a-t-il des différences au niveau de l’âge, du sexe ou autre qui devraient être prises en compte lorsque l’on veut créer un univers immersif ? Peut-être que les centres d’intérêts de chacun ou leur état d’esprit à un moment T peuvent jouer sur l’efficacité de l’immersion dans certains cas ?
Je pense en effet que l’on n’a pas envie de s’immerger de la même façon, avec n’importe quel média, à n’importe quel moment de sa vie. Et je pense que les différentes typologies déjà formalisées peuvent vous aider peut-être ici. Celle de Tisseron par exemple.
Mais également les typologies d’immersion d’Arsenault et Picard (l’immersion sensorielle, systématique et fictionnelle) et celle de Vincent Berry (L’immersion phénoménologique : par le regard et le corps / l’immersion narrative : par une culture et un récit collectif / l’immersion anthropologique : par une socialisation ludique), ou encore celle de Natkin qui fait reposer la sensation d’immersion sur « le contrôle narratif, sur la perception et sur l’intérêt ludique des règles » (« Jeux vidéo et médias du XXIème siècle », p.40)
Ces typologies me semblent donc caractériser, non des désirs d’immersion différents puisqu’elles concernent les caractéristiques de l’objet, mais des moyens, des voies de nature différente, pour satisfaire ce désir.
Si je parle de ma propre expérience aujourd’hui, la dimension narrative est particulièrement forte pour que je me plonge dans un jeu. Il me faut un univers proposant une trame narrative stimulante. Alors que lorsque j’étais adolescent, les jeux d’arcade (Il est vrai qu’ils étaient certes beaucoup plus nombreux et étaient les principaux jeux proposés) étaient plus propices pour moi à une immersion vidéoludique.
Immersion et angoisses
Ce que je pourrais ajouter également, c’est que ce sont nos angoisses qui génèrent également ce désir de s’immerger. Cela me permet de faire le lien avec la seconde raison qu’invoque Yann Leroux par rapport à ce désir d’immersion.
Il écrit : « L’immersion comme négation »
« Dans l’immersion vidéo ludique, la fonction du jugement d’existence est mise en suspens. Le joueur ne cherche plus à faire le tri entre ses processus subjectifs et objectifs. Le travail de mise en concordance entre les représentations et la réalité [objective] ne se fait plus. Peut-être que cette mise en suspens est favorisée par le fait que le joueur est dans immobilité relative ? Pour reprendre les choses dans un langage génétique, le fonctionnement prévalent est celui du moi-plaisir »
Plus loin : « on joue parce que l’on a renoncé à penser ou à éprouver quelque chose ou encore contre des pensées et des éprouvés. »
Je pense effectivement que le jeu vidéo peut être utilisé pour éviter certaines pensées, ou certains éprouvés corporels qui sont angoissants, et qui ne sont pas les mêmes suivant l’âge et le sexe des joueurs. Et je reprendrai ici pour exemple ce que j’ai écrit sur la question du virtuel et de l’adolescence, grâce à Serge Tisseron, encore une fois. Car on peut faire des liens entre les différents sens du virtuel et les différentes dimensions des processus adolescents (Virtuel – Jeu vidéo – Adolescence)
Mais je mettrai l’accent ici sur le fait qu’on oppose souvent le virtuel et le corporel. L’adolescence est bien un moment où la question du corps se pose avec acuité, tant sur le plan réel, qu’imaginaire et symbolique, et où souvent, la question des rapports corps-esprit est retravaillée de manière fantasmatique avec les référents culturels que l’adolescent peut mobiliser dans la culture à laquelle il appartient. Et c’est là également où la question du narcissisme se trouve être convoquée pour les psychanalystes.
La puberté entraîne des changements corporels réels et ces derniers entraînent à leur tour un changement au niveau du statut symbolique du corps. Celui-ci n’est plus un corps d’enfant, et l’adolescent ou l’adolescente le perçoit dans le regard des adultes. Désormais, son corps sera à l’égal de celui des adultes. De plus, et c’est souvent une des sources des conflits familiaux, la mise en œuvre des fantasmes à la fois incestueux et parricidaire est désormais possible. Cela pose de sérieux problèmes à l’adolescent dans son rapport à ses objets primaires. Enfin, ces changements corporels entraînent ce que Jean-Jacques Rassial nomme « un après-coup du stade du miroir ».
La reconnaissance de sa propre image dans le miroir n’est pas aisée. Face à tout cela, le virtuel et le rapport au corps qu’il propose, à savoir la possibilité de supprimer en quelque sorte ce corps réel devenu si encombrant, peut devenir un espace de refuge (narcissique car uniquement fait de représentations), afin d’échapper à certaines angoisses pubertaires et tenter de « reprendre la main » sur ce qui peut échapper à l’adolescent, à savoir l’aspect pulsionnel des processus pubertaires.
A ce sujet, d’un point de vue général, je pense que les jeux vidéo s’inscrivent dans ce grand mouvement de l’évolution de la technique où l’homme ne cesse d’essayer de substituer à son environnement réel, un autre, fait uniquement de représentations, et avec lequel il se sentirait plus en sécurité, car à même de le maîtriser. Par la pensée tout d’abord, c’est-à-dire avec ses moyens représentationnels, puis en externalisant son appareil psychique dans des prothèses technologiques.
C’est ce que Freud, il me semble, a voulu désigner sous l’expression « narcissisme intellectuel ». Dans les cures des névrosés, notamment celle d’Ernst Lanzer décrite dans « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (l’homme aux rats) », Freud se rend bien compte que « les névroses n’attribuent de l’efficacité qu’à ce qui est intensément pensé, affectivement représenté, sans se préoccuper de savoir si ce qui est ainsi pensé et représenté s’accorde ou non avec la réalité extérieure. » (Sigmund Freud, Totem et Tabou, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 125) Il emprunte d’ailleurs l’expression « toute-puissance des idées » à Lanzer lui-même et la décrit comme « la prédominance accordée aux processus psychiques sur les faits de la vie réelle » (Sigmund Freud, Totem et Tabou, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 12).
C’est ainsi que grâce au concept de narcissisme, Freud fait le lien entre cette toute-puissance de la pensée, des idées, que l’on retrouve dans la magie utilisée dans certaines cultures, et dans certains états névrotiques, c‘est à dire enfin de compte, à peu près chez tout le monde. C’est une sexualisation de la pensée dans tous les cas, et Freud emploie le terme de « narcissisme intellectuel » (Sigmund Freud, Totem et Tabou, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 12). Grossièrement, n’est-ce pas là une forme de « prendre ses désirs pour des réalités » ?
4 – Une personne peut interagir avec un univers virtuel par l’intermédiaire de ses cinq sens. Cependant, lorsque l’on joue à un jeu, on utilise principalement la vue et l’ouïe (et dans une moindre mesure nos différents muscles avec la Wii, Move et Kinect). Or, je lis souvent que des sens comme l’odorat et le toucher sont des canaux importants. Le fait de toucher un objet ou sentir une odeur peut nous rappeler des souvenirs de façon très vive ou nous aider à appréhender le monde qui nous entoure. A votre avis, est-ce que tirer partie de ces sens pourrait permettre de rendre les jeux vidéo beaucoup plus immersifs ou est-ce que cela resterait négligeable ?
L’action, et la possibilité de sentir le retour de nos propres actions par nos sens sont assurément essentiels dans la fabrication de notre monde, dans la possibilité même d’habiter notre monde. Nos cinq sens (et je crois que la mémoire des odeurs serait notre mémoire la plus archaïque ?) sont bien évidemment très importants dans ce processus.
Après ce que j’ai écrit dans la première question, je pense que les dispositifs qui utiliseront plus tard tous nos sens, participeront à rendre l’univers virtuel des jeux vidéo plus consistant. Mais cela ne changera pas le désir de s’immerger. Peut-être cela rendra-t-il ces univers plus attrayants pour certains, mais cela les rendra également plus angoissants pour d’autres.
Les souvenirs qui sont ravivés par les rencontres avec les objets, et notamment les objets culturels comme les films, ou les jeux vidéo, sont particulièrement importants dans les processus qui permettent d’intérioriser ces objets et les images qui les constituent. Comme j’ai tenté de l’expliquer, c’est par le biais de notre réalité psychique que nous appréhendons le monde extérieur, mais aussi les univers des jeux vidéo. Alors, si un environnement virtuel est capable de mettre à disposition toute la gamme de sensations possible, on pourra dire que cet environnement sera plus immersif, où l’on y sera d’autant plus plongé physiquement, au sens des typologies que l’on a vues plus haut.
Mais je pense que la perfectibilité de l’objet est finalement assez secondaire. Comme l’immersion est un phénomène à la charnière de l’objectif et du subjectif, il est difficile de la mesurer, de la calculer. Je ne pense pas que le temps passé soit une bonne mesure, mais un simple indicateur. Et je pense que lorsque les premiers jeux vidéo sont arrivés, il était possible de s’immerger tout autant qu’avec les tout derniers jeux usant des technologies les plus avancées.
5 – Plus on est immergé dans un univers virtuel, plus le retour à la réalité est brutal. Le fait de s’immerger dans un univers virtuel quelconque et de retourner ensuite à la réalité pourrait-il amener à terme des conséquences négatives (ou positives) pour le sujet lorsque les technologies liées à l’immersion seront plus efficaces ? (Dans le cas d’un scénario à la Matrix par exemple). J’avoue ne pas être très familier de ces aspects mais peut-être que des difficultés à distinguer ce qui est réel et ce qui ne l’est pas pourraient entrainer des problèmes mentaux, des crises quelconques, etc.
Je pense que la technologie est déjà plutôt bien avancée. Evidemment, lorsque les casques, et des combinaisons à retour tactile par exemple, seront largement répandus, on pourra considérer que l’on aura franchi un autre cap que l’engagement du corps des joueurs qui est déjà arrivé avec Kinect.
Mais, on s’aperçoit tout de même aujourd’hui que nos craintes quant à cette indistinction entre le réel et le virtuel appartiennent largement à nos fantasmes. D’autres l’ont déjà mieux écrit.
Je disais plus haut que l’immersion est un effet de la rencontre entre un objet qui possède certaines caractéristiques, et un sujet avec un certain type de fonctionnement psychique. Et je pense que les conséquences des rencontres entre les sujets et ces univers virtuels sont très majoritairement liées au fonctionnement psychique des sujets.
Cela dit, peut-être qu’à la longue, notre vision de ce qui se passera dans ces univers virtuels va évoluer. Les recherches et les développements de que certains nomment le transmédia, la fiction totale ou les Alternate Reality Games (lire à ce sujet : http://ericviennot.blogs.liberation.fr/), les plateformes unifiées (lire Stéphane Natkin « Jeux vidéo et médias du XXIème siècle » pages 57 à 63), etc. vont faire évoluer les médias, ce qui permettra, entre autres, que par exemple des chaines de télévision ou de radio diffusent et relatent ce qui se passe dans ces univers, sur le même plan que les informations (qui sont déjà de l’ordre du spectacle) sur la réalité objective. Peut-être que tout cette évolution modifiera quelque chose dans nos rapports avec la réalité de ces espaces virtuels, comme faisant désormais partie de la géographie objective du monde réel. Mais cela modifiera-t-il notre rapport à la réalité, a priori, je ne crois pas.
Mais pour revenir aux conséquences, je pense que pour la très grande majorité des individus, ces possibilités technologiques d’élargir notre expérience via ces espaces fictionnels peuvent apporter quelque chose d’intéressant dans la mesure où elles sont socialisées, où elles font partie d’un enrichissement de sa propre vie, à travers le partage avec d’autres humains. Ce partage permet en retour d’assimiler, d’intégrer de manière bénéfique, ces expériences, afin qu’elles ne restent pas de purs dérivatifs à l’angoisse.
Les jeux vidéo, lorsqu’ils sont utilisés excessivement (et particulièrement les MMORPG) et qu’ils constituent un unique pôle d’investissement, peuvent déjà constituer un symptôme, c’est-à-dire, comme je l’ai dit plus haut une issue par rapport à un conflit psychique, qui finit par constituer autant une solution qu’un problème pour le sujet. Il faut donc accompagner, particulièrement les enfants, sensibiliser, éduquer, et tenter d’éviter un manichéisme (une technologie toute bonne ou toute mauvaise) qui est certes plus confortable intellectuellement, mais moins intéressante si on tient à une certaine vérité. Mais je ne pense pas franchement que cela soit cette possibilité d’univers virtuel qui puisse, à elle seule, entraîner des problèmes mentaux graves.
6 – Une question peut-être un peu immorale mais qui est importante pour la suite de mon mémoire. On parle d’addiction aux jeux vidéo comme un des effets négatifs et c’est surement vrai dans la plupart des cas. Cependant, rendre un jeu addictif est dans l’intérêt des éditeurs de jeux. C’est un signe que le jeu plait, que les utilisateurs vont en parler à leur entourage, cela fera vendre. Sans forcément entrer dans les détails, qu’est-ce qui selon vous rend principalement un jeu addictif ?
« Addiction » aux jeux vidéo ?
J’ai dit ce que je pensais du terme d’addiction aux jeux vidéo ailleurs Jeu vidéo et addiction : début de réflexion … et Jeu vidéo excessif : une tentative de symbolisation ou la signature de son échec ?. Mes propos n’apportent d’ailleurs rien de bien de neuf par rapport à ce que d’autres ont déjà dit très bien sur le sujet, mais il est bon de le rappeler.
Je pense (avec Leroux, Gaon et Tisseron pour ne citer qu’eux) qu’il faut être prudent quant à l’utilisation de cette expression. Dans la psychiatrie, la notion de toxicomanie a progressivement laissé la place à celle d’addiction, afin d’englober ce qu’on appelle « les toxicomanies sans drogue », autrement dit les addictions comportementales. C’est pourquoi, en France, le terme de dépendance tend à être supplanté par le terme d’addiction qui permettrait selon certains psychiatres de regrouper de nombreuses conduites qui seraient sous-tendues par les mêmes mécanismes de dépendance. Les regrouper ainsi donnerait, selon eux, une légitimité scientifique à l’étude de certaines conduites de dépendance, comme le jeu pathologique notamment, qui ne serait pas assez prise en compte par la communauté médicale.
Le fait d’utiliser ce paradigme de l’addiction peut masquer complètement les spécificités de l’objet de la « dépendance » qui peut s’installer et celles du rapport qu’entretient un joueur avec son objet. Ainsi lorsque le mot d’addiction est utilisé pour décrire toute une série de conduites qui touchent différents objets, le risque est de ne plus pouvoir penser ces conduites spécifiquement, et encore moins leur objet. Ainsi, si le terme d’addiction au jeu vidéo peut renvoyer certes à une réalité clinique (Un adolescent a pu me confier un jour qu’il pouvait jouer régulièrement jusqu’à dix heures par jour), il s’agit de ne pas rabattre ce que l’on peut saisir du rapport que peut entretenir un sujet avec un toxique par exemple, sur celui d’un sujet aux prises avec des jeux vidéo. Et la question à se poser d’emblée est celle-ci : de quelle réalité clinique parle-t-on ? Utiliser le terme « conduites addictives », dans le domaine des jeux vidéo, permet à mon sens juste de savoir de quoi l’on parle d’un point de vue phénoménologique, clinique. Cela sert à désigner au final un symptôme, ni plus, ni moins. Mais quid de ce qui est en cause ?
Addiction et attention
Je pense par contre que les industries culturelles s’aperçoivent de plus en plus que les jeux vidéo permettent de capter l’attention des sujets de manière beaucoup plus forte qu’avec tous les autres médias qui existaient jusqu’à présent (cinéma, télévision, littérature, …)
Aussi, on peut qualifier ces industries comme des industries de l’attention. Je vous conseille la lecture de l’article de Dominique Boullier « Les industries de l’attention – fidélisation, alerte ou immersion » dans la revue Réseaux n°154. Un article très éclairant sur les différents modèles de l’attention relativement aux différents médias.
Et c’est pourquoi le philosophe Bernard Stiegler propose toute une argumentation intéressante sur cette notion d’attention, et sur les industries qui tentent de la capter, et d’en faire en gros de l’argent, au risque de finir par la détruire. Même si, encore une fois, il faut être prudent d’un point de vue théorique sur la comparaison (qu’il laisse entendre) entre drogue et télévision.
Lire à ce sujet : http://skhole.fr/bernard-stiegler-l-%C3%A9cole-de-l-attention
Ou regarder : http://grandmeaulnes.free.fr/index.php/tag/bernard-stiegler
Par contre, notre attention, à la base de notre capacité de jugement, de discernement, bref au fondement de notre intelligence, est devenue une source de revenu économique pour les industries culturelles qui alimentent les canaux médiatiques de masse. C’est clairement une matière première pour le marketing. Et il faut être très attentif à cela ! Les industriels sont donc responsables de quelque chose d’important quant à la culture d’aujourd’hui.
Caractéristiques d’un jeu vidéo attirant ?
Par contre, quant à ce qui rend concrètement « addictif » ou attractif un jeu, c’est une question compliquée pour moi, car précisément les réponses sont assez singulières… Je pense évidemment, comme tous ceux qui travaillent sur ces questions, que les MMORPG, du fait d’être potentiellement sans fin, sont les jeux les plus « addictifs ». J’ai déjà évoqué la typologie de Tisseron avec ses quatre types de joueurs. Chacun va donc être sensible au degré des dimensions d’excitations et de mise en sens, avec les deux autres importantes que sont la gratification et la socialisation.
Mais je peux répondre personnellement que l’histoire, la narration des jeux est pour moi le plus attractif. La question du gameplay est aussi très sensible car le bon dosage de frustration et de gratification permet le meilleur « accrochage » avec un jeu.
Même si l’univers graphique est important, je pense, avec le recul, que ce n’est pas le plus important. Car il y a 20 ans, l’immersion n’était pas moindre avec les jeux qui existaient. Je ne suis pas spécialiste, mais cela me semble reposer sur l’alliance d’un gameplay qui permet de varier les points de vue dans le jeu, qui permet de déstabiliser le joueur pour le faire réfléchir et l’obliger à trouver régulièrement d’autres stratégies que celles qui lui ont permis d’avancer jusqu’alors, et d’une histoire qui permet de faire tenir le tout, d’être surpris et embarqué dans un récit qui peut lui-même faire référence à des mythes, etc.. Ces deux points me semblent être les deux piliers sur lesquels repose un jeu attractif.
Cela me fait penser à la théorie du fun de Raph Koster (Raph Koster, A theory of Fun for Game Design) que commente Mathieu Triclot dans son excellent ouvrage, Philosophie des jeux vidéo. « Koster est en effet conduit à ramener en définitive le fun à une seule et unique composante, liée à une propriété de notre cerveau biologique. Selon Koster, le fun pourrait se ramener tout entier à notre propension à l’apprentissage. Les jeux apparaissent chez Koster comme des formes que nous donnons à analyser à notre cerveau » (page 42). Effectivement, je pense que l’on a là une caractéristique très importante de l’attractivité des jeux vidéo, en tant que » [...] l’activité du joueur est en effet bien souvent tendue vers le décryptage des règles implicites contenues dans le modèle du jeu. » (page 43).
Cela rejoint également ce que peut dire Stéphane Natkin dans « Jeux vidéo et médias du XXIème siècle » sur le gameplay dans le chapitre Le gameplay : un gigantesque bluff (page 44). « Les règles d’un jeu sont en général très simples, mais ce qui en fait l’apparente complexité et l’intérêt, c’est qu’elles ne sont pas connues du joueur. [...] Le concepteur du jeu a caché les règles et les modifie dynamiquement en fonction de la progression du joueur et, dans une certains cas, d’une mesure de son efficacité. » (page 45).
Mais je suis certain que vous avez-vous-mêmes de meilleures choses à dire sur le sujet… !
7 – Dernière petite question par curiosité : Si vous jouez à des jeux vidéo, quel est celui, parmi ceux auxquels vous avez joué, qui vous a semblé le plus immersif et pour quelles raisons ?
Tout dernièrement :
- Mirro’s Edge
Pour des aspects sensoriels très forts, des sensations de vertige et de course à pied comme je n’avais pas encore vécu avec un jeu. J’attends la suite avec impatience.
- Dead Space 1 & 2
Car je suis en train d’écrire un petit truc sur cette saga et l’aspect transmedia. Du coup, je me suis plongé dans l’univers du jeu et du film. Mais principalement à cause de l’aspect horreur (peur et dégoût) très bien distillé au sein de la narration de ces jeux (enfin là je débute à peine le second opus).
- GTA IV
Pour son côté bac à sable allié à une narration bien construite et second degré comme j’apprécie.
Plus anciens :
Les premiers Alone in the Dark pour la narration superbe à l’époque, et leur inspiration lovecraftienne.
J’en oublie évidemment plein d’autres…
mot(s)-clé(s) : A theory of Fun for Game Design, gameplay, immersion, jeu vidéo, Jeux vidéo et médias du XXIème siècle, Mathieu Triclot, multiaccordage sensoriel, Philosophie des jeux vidéo, psychanalyse, Raph Koster, réalité psychique, Stéphane Natkin
You can leave a response, or trackback from your own site.