Jeu vidéo et addiction : début de réflexion …
Si dans les médias les jeux vidéo sont largement incriminés pour leur violence supposée (et de cette manière régulièrement convoqués à la barre comme possible facteur dans le déclenchement de graves passages à l’acte auto et hétéro-agressifs chez des adolescents[1]) dans la littérature de ce que l’on peut appeler rapidement aujourd’hui les « game studies »[2], les études qui s’intéressent plus particulièrement au rapport des adolescents et des jeunes adultes (ce sont finalement ces derniers qui sont les plus grands consommateurs de ce type de produits culturels[3]) mettent régulièrement l’accent sur les risques d’une certaine dépendance.
Et quand je dis l’accent, c’est un euphémisme… Je souscris par exemple au découragement de Yann Leroux :
Ou l’on reparle de l’addiction aux jeux vidéo
Olivier Mauco retrace dans un très bon article l’évolution des discours médiatiques, « La médiatisation des problématiques de la violence et de l’addiction aux jeux vidéo : fait divers, dépendance journalistique et pénurie d’approvisionnement en sources » (in Quaderni n°67. Jeu vidéo et dicsours. Violence, addiction, régulation, MSH-Sapientia, automne 2008, p. 19 – 31).
Il faut lire également la note du Centre d’analyse stratégique, organisme rattaché à Matignon : note datée de novembre 2010, dont voici un extrait :
« La pratique de certains jeux vidéo, jugés violents ou choquants, par des jeunes – public sensibles et fragiles – pose question. Ces contenus sont d’autant plus problématiques qu’ils font souvent l’objet d’une consommation solitaire, fragmentée, répétée et active, qui favoriserait une imprégnation plus forte et l’induction de comportements agressifs. Certains redoutent que l’intensification des pratiques ne débouche sur des formes d’addiction. »
Yann Leroux, psychanalyste averti sur cette question, commente cette note d’analyse sur son blog :
quelques observations propos de la régulation des jeux vidéo
note d’analyse 201 : la discussion continue
Je cite également un article de Serge Tisseron qui me paraît également bien résumer les choses : Ce qui est excessif n’est pas forcément pathologique
Quant à moi, qu’ai-je envie de dire ici ?
Dans le premier cas, celui de violence, il n’est pas besoin de s’attarder sur le fait que ce type de raccourcis sert trop souvent à masquer d’autres problèmes. Dans le cas par exemple de Tim Kretschmer, cela permet d’éviter de se pencher sur le rapport aux armes qu’entretenait visiblement son père, et sur le fait étrange que tous le désignait comme le lycéen modèle sans problème apparent. D’autres discours sont plus subtiles et, tel celui du film Elephant, arrivent à montrer intelligemment l’entrelacement de la perception de la réalité, parfois tragique de certains adolescents, et de celle que peuvent mettre en scène certains jeux vidéo.[4] Il est vrai que les images peuvent parfois devenir envahissantes pour la psyché, et Anne Brun, dans son article « Images fictives violentes et thérapies d’enfants : obstacle ou support pour la symbolisation », a étudié ce phénomène chez des enfants qui avaient recours à des images fictives violentes empruntées aux jeux vidéo au cours de psychothérapies. Mais son propos est justement très intéressant car la moralisation y est absente. Dans cette histoire de violence traumatique au niveau des images, le « mal » n’est pas toujours là où on le croit.
Quant à ce que l’on nomme, l’addiction aux jeux vidéo, je pense (avec Leroux[5], Gaon et Tisseron pour ne citer qu’eux) qu’il faut être très prudent quant à l’utilisation de cette expression. Dans la psychiatrie, la notion de toxicomanie a progressivement laissé la place à celle d’addiction, afin d’englober ce qu’on appelle « les toxicomanies sans drogue »[6], autrement dit les addictions comportementales. C’est pourquoi, en France, le terme de dépendance tend à être supplanté par le terme d’addiction qui permettrait selon certains psychiatres de regrouper de nombreuses conduites qui seraient sous-tendues par les mêmes mécanismes de dépendance. Les regrouper ainsi donnerait, selon eux, une légitimité scientifique à l’étude de certaines conduites de dépendance, comme le jeu pathologique notamment, qui ne serait pas assez prise en compte par la communauté médicale.[7]
Même s’il existe un usage psychanalytique du terme[8], il est clair que ce qui sous-tend ce regroupement sous le terme d’addiction, est le paradigme issu des neurosciences qui met en avant un dérèglement au niveau des différents circuits neuronaux, et plus précisément, au sein de celui nommé circuit de la récompense, pour expliquer l’impossibilité de l’individu à contrôler sa conduite.
Le psychologue Thomas Gaon qui travaille en addictologie peut ainsi écrire : « La notion d’addiction aux jeux vidéo se construit à partir des éléments suivants : une réalité clinique, la méconnaissance de l’objet jeu vidéo, la mutation de la psychiatrie moderne, une ambiguïté terminologique et la gestion thérapeutique captée par l’addictologie. »[9]
Nous serions donc plutôt enclin à penser avec Serge Tisseron, que le fait d’utiliser ce paradigme peut masquer complètement les spécificités de l’objet de la dépendance qui peut s’installer et celles du rapport qu’entretient un joueur (et encore plus précisément un joueur adolescent) avec son objet. La recherche de sensations et d’excitations que procure assurément la pratique vidéoludique ne peut être séparée d’ « une exigence de mise en sens » comme le précise Tisseron : « le joueur de jeu vidéo cherche moins à s’immerger dans des excitations nombreuses – comme le fait par exemple un danseur en boîte de nuit – qu’à faire la preuve qu’il peut à tous moments les contrôler. La maîtrise du jeu est en effet indispensable pour continuer. »[10]
De ce fait, le joueur « est toujours confronté à une tension entre excitations et significations. Et c’est même très probablement ce qui le ‘scotche’ aux jeux vidéo ! »[11] Ainsi lorsque le mot d’addiction est utilisé pour décrire toute une série de conduites qui touchent différents objets, le risque est de ne plus pouvoir penser ces conduites spécifiquement, et encore moins leur objet, et dans le cas des jeux vidéo, c’est, entre autres, cette recherche de sens, nécessaire pour progresser dans un jeu quel qu’il soit, qui va être évacuée de la description.[12]
Thomas Gaon résume les risques de cette manière :
« Les risques de l’usage du terme d’addiction appliqué au jeu vidéo en ligne sont donc :
1/ La stigmatisation d’une nouvelle pratique ludique, technologique et sociale encore en voie d’intégration et de régulation dans la population.
2/ La pathologisation et la surévaluation de pratiques excessives du MMORPG sur la base d’une description ignorant tant les dynamiques intrinsèques de l’objet que des différentes fonctions notamment anti-dépressives et compensatoires prises par le jeu pour un sujet donné.
3/ La captation centripète par des marchands de soins spécialisés au détriment d’une démarche d’explication psychosociale et anthropologique des mutations à l’œuvre dans la société et particulièrement dans le processus de subjectivation »[13]
Ainsi, si le terme d’addiction au jeu vidéo peut renvoyer certes à une réalité clinique (Un adolescent a pu me confier un jour qu’il pouvait jouer régulièrement jusqu’à dix heures par jour), il s’agit de ne pas rabattre ce que l’on peut saisir du rapport que peut entretenir un sujet avec un toxique par exemple, sur celui d’un sujet aux prises avec des jeux vidéo.
Et la question à se poser d’emblée est celle-ci : de quelle réalité clinique parle-t-on ?
Catherine Chabert pose une question intéressante dans son article « De l’acte à la scène »[14] au sujet de ce qu’elle appelle l’objet d’attraction : « Est-ce effectivement l’objet au sens le plus habituel du terme, un objet réel, appartenant ou non à l’adolescent ou bien, non pas tant cet objet que le geste, l’acte qui permet de l’atteindre ? ».
En effet, si c’est l’acte, il s’agit plutôt d’une compulsion de répétition et la question qui se pose alors est : répéter quoi ?
Elle souligne qu’effectivement, la difficulté dans le décryptage de la répétition chez les adolescents, c’est que l’objet d’addiction peut obturer l’objet d’attraction.
Ces conduites addictives appartiennent alors à des systèmes de défenses narcissiques.
Toujours est-il qu’utiliser le terme « conduites addictives », dans le domaine des jeux vidéo, permet à mon sens juste de savoir de quoi l’on parle d’un point de vue phénoménologique, clinique. Cela sert à désigner au final un symptôme, ni plus, ni moins. Mais quid de ce qui est en cause ?
L’espace médiatique s’est emparé de cette question. Et la simple désignation clinique a fait office d’explication.
Les soucis commencent en effet dès que l’on essaie de creuser, et de saisir quelque chose du fonctionnement psychique en jeu derrière ces manifestations symptomatiques.
La paresse intellectuelle guette alors, comme le souligne Leroux[15].
Et je crois que la théorie psychanalytique a déjà les concepts et les moyens pour aborder ces phénomènes. Il suffit de s’y mettre…
Pour continuer sur le sujet, vous pouvez lire sur ce site :
Jeu vidéo excessif : une tentative de symbolisation ou la signature de son échec ?
Et aller également sur le très bon Blog de Psy Infos :
Théma sur : l’addiction aux jeux vidéo existe-t-elle ?
[1] Voir à ce sujet la dernière fusillade en date à Winnenden en Allemagne, où le jeune Tim Kretschmer, l’adolescent allemand de dix-sept ans qui a tué quinze personnes et blessé sept autres par armes à feu : « Tuerie de Winnenden : les jeux vidéos en cause », source :
http://www.rfi.fr/actufr/articles/111/article_79179.asp
[2] Julien Rueff, « Où en sont les ‘game studies’ ? », Réseaux, 2008, n° 151.
[3] « Fil rouge de la mondialisation, aux USA, le chiffre d’affaire des jeux vidéo a désormais dépassé celui des salles de cinéma. Leur diffusion de masse est un des principaux moteurs de la propagation de la culture multimédia. Au départ exclusivement destinés aux enfants et aux adolescents, les jeux s’adressent désormais à un public plus large : la moyenne d’âge des joueurs s’est progressivement élevée — elle est autour de 20/22ans — et la fourchette s’est considérablement élargie du très jeune enfant aux « nouveaux seniors ». Fait notable, seulement 15 % des joueurs sont des joueuses. », Sylvain Missonnier, in Carnet Psy, « Dossier spécial
Le virtuel, les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) et la santé mentale » , source : http://www.carnetpsy.com/archives/dossiers/Items/SpecialVirtuel/index.htm
[4] Elephant est un film réalisé par Gus Van Sant en 2003, ayant pour cadre la tuerie perpétrée par deux adolescents au lycée de Colombine aux Etats-Unis en 1999. Notons justement que le jeu vidéo auquel joue l’adolescent dans le film ne semble être aucunement scénarisé. Le principe semble être d’abattre des personnages sans aucune raison, dans un monde désertique. On pourrait donc soutenir que le jeu vidéo dans ce film ne sert pas du tout à montrer que le jeu peut induire le passage à l’acte, mais, d’un point du vue strictement cinématographique, qu’il permet de se représenter visuellement l’état du monde interne des deux adolescents. Le jeu vidéo comme métaphore visuelle des fantasmes crus et cruels des futurs assassins.
[5] http://www.psyetgeek.com/tag/addiction
[6] Otto Fenichel est souvent cité comme le premier auteur qui aurait avancé cette notion de « toxicomanies sans drogues », dans son ouvrage Théorie psychanalytique des névroses, écrit en 1945.
[7] Pour une bonne revue de cette question lire : Marc Valleur, Dan Velea, « Les addictions sans drogue(s) », in revue Toxibase ,n°6 , juin 2002, source : http://psydoc-fr.broca.inserm.fr/toxicomanies/textes/addictionssansdrogues.pdf
[8] Le terme « addiction » aurait été introduit dans la littérature proprement psychanalytique par Joyce MacDougall dans son ouvrage Plaidoyer pour une certaine anormalité, Gallimard, 1978, notamment dans l’article « Création et déviation sexuelle » pour explorer ce qu’elle y nomme « une sexualité addictive – [de] la sexualité comme drogue ».
[9] Thomas Gaon, « Critique de la notion d’addiction au jeu vidéo », in Quaderni « Jeu vidéo et discours. Violence, addiction, régulation », n°67, MSH-Sapientia, automne 2008, p.36.
[10] Serge Tisseron, « Les quatre ressorts d’une passion », in L’enfant au risque du virtuel, sous la direction de Serge Tisseron, p. 9.
[11] Ibid., p. 11.
[12] « Ce mot [d’addiction] désigne en effet la dépendance à des produits qui génèrent des états psychiques seconds auxquels le consommateur est invité à s’abandonner. La recherche du sens en est totalement absente, le consommateur d’une substance cherchant avant tout à éprouver les effets de celle-ci. », in « Les quatre ressorts d’une passion », in L’enfant au risque du virtuel, sous la direction de Serge Tisseron, p. 11.
[13] Thomas Gaon, « Critique de la notion d’addiction au jeu vidéo », in Quaderni « Jeu vidéo et dicsours. Violence, addiction, régulation », n°67, MSH-Sapientia, automne 2008, p.37.
[14] Catherine Chabert, « De l’acte à la scène », Adolescence, 2008, 26, 4.
[15] http://www.psyetgeek.com/laddiction-aux-jeux-vido-une-paresse-intellectuelle
mot(s)-clé(s) : addiction, adolescence, jeu excessif, jeu vidéo, psychanalyse
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l’addiction aux jeux-vidéos est un phénomène de plus en plus récurrent surtout avec l’accès simplifié et le réalisme communautaire qui se forge de plus en plus. Sur un article qui se spécialise sur les 6/12 ans, l’addiction peut s’avérer comme un vecteur d’échec sur le long terme et je pense qu’il est important d’inclure dans l’éducation ce principe de controler, vérifier et canaliser le jeu :
http://www.nosjuniors.com/jeux-high-tech/prevenir-laddiction-aux-jeux-video/
Je vous rejoins tout à fait sur le fait que les parents doivent être attentifs à ce que font leurs enfants, et ne pas les laisser jouer trop longtemps, ni avec n’importe quel jeu. Un enfant, comme un adolescent, a toujours beaucoup de mal à se fixer ses propres limites… C’est le rôle des éducateurs.
Mais, je pense que ce « phénomène » de la dite addiction aux jeux vidéo ne correspond pas à la description qui reste implicite dans l’article que vous citez. Si un joueur se met à avoir une pratique vidéo-ludique excessive, les causes ne sont sûrement pas à chercher uniquement dans l’objet jeu vidéo.
Je trouve de plus qu’il est confus.
« ce double vit à la place de l’enfant ». L’avatar ne vit pas à la place de l’enfant. La fonction de l’avatar est passionnante à explorer, tant du point de vue de ce qu’il peut révéler de l’inconscient du joueur, que du rapport que le joueur entretient avec lui. C’est une porte d’entrée tout à fait intéressante lorsque le joueur joue excessivement par exemple, pour l’amener à réfléchir sur sa pratique.
Il n’explique pas bien qu’il vise (j’ai l’impression) les MMORPG (les jeux en ligne massivement multiplayer) pour les jeunes joueurs. Et non les jeux vidéo en général.
Enfin, dire « Comment leur interdire de vivre des expériences aussi passionnantes, mais dangereuses, car en dehors de la réalité ? » me semble douteux, et participer encore une fois à cette panique morale envers les jeux vidéo qui éloigneraient nos bambins de la « vraie » réalité…
Même Marc Valleur, promoteur de l’addiction aux jeux vidéo peut dire par exemple :
« [...] on ne voit pas de cas de « dédoublement », ou de confusion entre l’univers du jeu et celui de la réalité : les joueurs, même excessifs, savent très bien qu’il ne s’agit que de jeu. »
Aussi, d’un point de vue éducatif, je préfère ce dossier :
http://www.pedagojeux.fr/sujets-sensibles/sujets-sensibles
http://www.pedagojeux.fr/sujets-sensibles/ce-qui-est-excessif-n-est-pas-forcement-pathologique