Jeu vidéo excessif : une tentative de symbolisation ou la signature de son échec ?

Je pense assurément que le jeu vidéo peut être un appui, le support d’une activité d’élaboration pour certains joueurs. Mais il peut également devenir un symptôme chez d’autres, qui s’enferment dans des conduites compulsives. Quand je parle de symptôme, cela signifie que leur pratique vidéoludique peut devenir pour moi le signe d’une souffrance qui se déroule ailleurs, mais qui n’est pas, en elle-même, pathologique. Bien au contraire parfois !

Cela me rappelle ce que peut dire Bernard Stiegler sur le pharmakon qui désigne à la fois un poison et un remède, bien que je ne souscrive pas à sa vision trop « pathologisante » et « surplombante ».[1]

Cet objet me semble en effet posséder à la fois certaines caractéristiques, qui peuvent contribuer à la symbolisation, voire à la sublimation, et d’autres qui peuvent parfois finir par constituer des pièges pour le joueur

C’est pour ces raisons que Tisseron peut par exemple poser cette question : « Le virtuel à l’adolescence – autodestruction ou autothérapie ? »[2]

L’hypothèse souvent utilisée par les thérapeutes qui travaillent avec des enfants ou des adolescents, en utilisant des jeux vidéos comme de véritables médiations thérapeutiques est de poser que le jeu vidéo permettra une restauration narcissique.

Michael Stora note que les enfants qu’il a rencontrés ont perdu le plaisir de jouer pour jouer, et que pour eux, « le jeu est envisagé surtout du côté de l’enjeu : perdre ou gagner »[3]. Ainsi, « le jeu va fonctionner comme un antidépresseur favorisant l’émergence de pulsions sadiques anales, tout en étant porté par une narration, à savoir l’histoire proposée par le jeu vidéo. » Stora décrit alors la situation du joueur incarnant une figure héroïque, via l’identification au héros du scénario comme un « dispositif [qui] répare quelque chose des blessures narcissiques qui se réouvrent à l’occasion de moments de fragilités où les autres renvoient le sujet à ses sentiments d’incomplétudes. »[4] Enfin, lorsqu’il essaie de penser plus précisément les conduites compulsives de certains sujets adolescents vis-à-vis du jeu vidéo, il la conçoit comme une tentative de « se restaurer narcissiquement par la pulsion létale, celle de la maîtrise. La main deviendrait ainsi la métaphore du Moi dont le but est de tenir le monde dans son poing fermé. »[5]

Bien que ses descriptions dans une lignée développementale soient intéressantes d‘un point de vue heuristique, j’aimerais essayer ici, de concevoir l’activité de jouer à jeu vidéo de manière excessive plutôt dans l’optique d’une recherche de satisfaction pulsionnelle compulsive, d’une répétition mortifère liée plus directement à la pulsion, et non au narcissisme. Car je ne suis pas d’accord avec Stora lorsqu’il dit par exemple que « la satisfaction pulsionnelle est une exigence d’ordre narcissique et cette même exigence se trouve à travers tous les stades psycho-sexuels (oral, anal, phallique). »[6] Il me semble plutôt que le narcissisme aurait tendance à s’opposer à cette satisfaction pulsionnelle, qui viendrait le déranger, voire mettre en danger un Moi, qui, une fois constitué, ne peut que rentrer en conflit avec la pulsion.

Le jeu vidéo est un objet libidinal. Il me semble que lorsqu’on commence à s’intéresser au rapport d’un sujet avec les jeux vidéo (comme avec ce que l’on nomme parfois rapidement « le virtuel ») on retrouve cette question polémique dans la théorie psychanalytique, à savoir celle des liens entre le narcissisme et la pulsion. Mais on retrouve également la possibilité de refouler les questions qui articulent les deux notions que sont le narcissisme et le sexuel.

Lire à ce sujet  Le narcissisme et le sexuel

Répétition, tentative de liaison et compulsion de répétition

Il peut exister une dimension importante de l’ordre de la répétition dans l’activité de jouer chez certains joueurs. Et cela n’est pas sans rappeler l’analyse du jeu d’enfant faite par Freud au travers de celle de son petit-fils, Ernst, dans l’« Au-delà du principe de plaisir »[7].

En un mot, rappelons le jeu : l’enfant s’amusait à faire disparaître derrière son lit une bobine de fil, dont il tenait un bout. « En même temps, il émettait avec une expression d’intérêt et de satisfaction un o-o-o-o sonore [qui] signifiait ‘fort’ » nous décrit Freud. Puis, l’enfant tirait sur le fil et faisait réapparaître la bobine « saluant maintenant son apparition d’un joyeux ‘da’ »[8]

Freud interprète ce jeu hautement symbolique tout d’abord comme le dédommagement d’un renoncement pulsionnel. Ce renoncement serait le fait de laisser partir sa mère, « sans se rebeller », écrit Freud.

Je formulerais donc une première hypothèse, à savoir que le jeu vidéo pourrait être considéré chez certains sujets comme un substitut de présence maternelle, comme la présence nécessaire d’un objet qu’ils peuvent percevoir, et au travers duquel il y a une satisfaction pulsionnelle due à sa perception en continu, leur permettant paradoxalement de ne pas être seul, et peut-être de s’assurer ainsi de la continuité de leur existence. Il faudrait donc examiner le dispositif vidéo-ludique au regard de deux articles : « le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » de Lacan, et « le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant » de Winnicott.

Devant le fait que le petit Ernst pouvait se mettre à rejouer une expérience vécue a priori comme pénible, Freud s’interroge sur la place de son principe de plaisir dans cette activité enfantine. Il pose alors comme première hypothèse celle-ci : jouer permet à l’enfant de se rendre maître d’expériences qui ont pu être douloureuses pour lui : « il fut passif, fut atteint par l’expérience vécue, et voici qu’il s’engage dans un rôle actif en répétant celle-ci en tant que jeu, bien qu’elle soit empreinte de déplaisir. »[9] Cette part de répétition correspondrait alors à la tentative d’élaboration psychique de l’enfant de l’expérience.

Concernant les joueurs excessifs, ce serait leur tentative d’élaborer quelque chose resté en suspens pour des raisons liées à leur propre histoire. Il devient donc difficile ici de généraliser.

Puis Freud hésite entre pulsion d’emprise, c’est à dire se rendre maître de la situation vécue tout d’abord dans la passivité, et impulsion de vengeance envers la mère, pour conclure finalement que dans toutes les hypothèses, que l’on pourrait subsumer en quelque sorte sous le fait de subjectiver l’expérience douloureuse du départ de la mère, il faut « un gain de plaisir d’une autre sorte » pour que l’enfant se mette à répéter dans son jeu « une impression désagréable ».[10] Car s’il s’agissait de ne maîtriser que ce qui est difficilement acceptable pour l’enfant, nous ne serions pas en mesure de postuler cet « au-delà du principe de plaisir ».

Ce « gain de plaisir d’une autre sorte » (qui n’est autre que la première pierre théorique qui conduira Lacan à théoriser le concept de jouissance[11]) me semble également conditionner une partie de l’activité de jouer chez ces sujets.

D’un point de vue économique, jouer de manière intensive pourrait être une tentative pour certains joueurs « d’épuiser », de « maîtriser », l’exigence de la pulsion sexuelle. Ce serait la pente du principe de plaisir qui conduirait vers la déréalisation et vers la mort que Freud avait bien vue. Si le but d’Eros est la liaison, la tentative de prolonger la vie, celui de Thanatos est la déliaison, la tentative de restaurer un état antérieur et de revenir finalement à l’état zéro d’excitation.

Mais jouer peut être également conçu comme une façon de tenter de lier cette pulsion sexuelle à quelque chose. On pourrait alors poser l’hypothèse qu’une partie de la satisfaction à jouer provient de la tentative de créer quelque chose, de créer du lien, donc de symboliser.

Le problème est que ces tentatives de liaison peuvent apparaître parfois comme de plus en plus précaires, et que la visée de l’activité de jeu devient alors une tentative de ramener l’excitation pulsionnelle au niveau zéro. Jouer se réduit alors à la tentative d’évacuer, via la projection, une pulsion sexuelle trop embarrassante.

Au final comment essayer de penser la répétition dans l’activité vidéoludique chez certains joueurs ?

Toute répétition n’est pas compulsion, si l’on suit par exemple le raisonnement de Freud dans « Remémoration, répétition et perlaboration »[12]. La répétition peut être tentative de remémoration en acte. « l’analysé ne se remémore absolument rien de ce qui est oublié et refoulé, mais [qu’] il l’agit. Il ne le reproduit pas sous forme de souvenir mais sous forme d’acte, il le répète, naturellement sans savoir qu’il le répète. »[13] Or l’agir est précisément un point essentiel de l’activité vidéoludique.

Il faut donc distinguer:

1 – une répétition comme une tentative d’élaboration, voire de perlaboration, au travers de de l’objet jeu vidéo, afin d’essayer de résoudre certaines questions. Une hypothèse est donc de se saisir de cette répétition pour aider le sujet dans ses tentatives d’élaboration.

2 – une répétition mortifère proche cette fois de la compulsion de répétition freudienne, ayant cette fois pour fonction, de manière générale, de contrer toute tentative de créer du lien, en court-circuitant par exemple la pensée. De ce côté, c’est à un contre-investissement massif de la pulsion auquel on aurait plutôt affaire, avec la tentative de décharge d’une énergie pulsionnelle qui n’arrive plus à se lier à des représentations, court-circuitant au final tout travail psychique d’élaboration. C’est l’échec de la symbolisation. Et il faut alors aider le joueur à retrouver du plaisir à jouer, ce qui pourrait l’aider ainsi à se protéger contre cette répétition mortifère.


[1] « Toute technique, originairement, est ambivalente : l’écriture alphabétique, par exemple, a pu et peut encore être aussi bien un instrument d’émancipation que d’aliénation. Raisonner pharmacologiquement c’est, autre exemple, comprendre que pour lutter contre les effets néfaste du web, il convient non pas de ne plus se servir du web (ce qui n’aurait pas de sens) mais de s’en servir autrement. Si le web peut être dit pharmacologique c’est qu’il est à la fois un dispositif technologique associé permettant la participationi et un système industriel dépossédant les internautes de leurs données pour les soumettre à un marketing omniprésent et individuellement ciblé (user profiling)

Une pharmacologie est une étude (organologique) des effets suscités par ces techniques qui suppose des prescriptions, soit un système de soin ou une thérapeutique. Une pharmacologie de l’attentioni, par exemple, s’intéresse aux effets, positifs ou néfastes, qu’ont sur l’attention, les nouveaux médias, afin bien entendu de susciter les premiers et d’éviter les seconds. » issu du site d’Ars Industrialis (http://arsindustrialis.org/pharmakon). Voir aussi le site http://pharmakon.fr/wordpress/ où vous pouvez trouver un cours de Stiegler sur la philosophie de Platon.

[2] Serge Tisseron, « Le virtuel à l’adolescence – autodestruction ou autothérapie ? », in Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescent, 2007, n°55.

[3] Michael Stora « Jeu vidéo, un nouvel enjeu thérapeutique », in L’enfant au risque du virtuel, sous la direction de Serge Tisseron, Dunod, 2006, p. 127, ou encore p.120.

[4] Ibid., p. 136.

[5] Michael Stora, Addiction au virtuel – le jeu vidéo », in Adolescence 2004, n°47, p. 75.

[6] Ibid., p. 68.

[7] Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », in Œuvres complètes, tome XV, PUF, 1996.

[8] Ibid., p. 285.

[9] Ibid., p. 286.

[10] Ibid., p. 287.

[11] Il faudrait essayer de voir en quoi ce concept de jouissance pourrait nous aider à saisir ce qu’il en est de ces conduites de jeu excessives. En effet, nous postulons que le plaisir que l’on peut retirer à jouer permet précisément de maintenir à distance la jouissance mortifère, qui conditionne à coup sûr le fait de jouer compulsivement. Lacan écrivait : « Que nous dit-on du plaisir ? que c’est la moindre excitation, ce qui fait disparaître la tension, la tempère le plus, donc ce qui nous arrête nécessairement à un point d’éloignement, de distance très respectueuse de la Jouissance. (…) ce que j’appelle jouissance au sens où le corps s’éprouve, est toujours de l’ordre de la tension, du forçage, de la dépense, voire de l’exploit. », Jacques Lacan : « Intervention à une table ronde sur La place de la psychanalyse dans la médecine », in Bulletin de l’Association freudienne internationale, n°80, Paris, novembre 1988.

[12] Sigmund Freud, « Remémoration, répétition et perlaboration », in Œuvres complètes, tome XII, PUF, 2005.

[13] Ibid., p.190.

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1 réponse à “Jeu vidéo excessif : une tentative de symbolisation ou la signature de son échec ?”

  1. #1. Guillaume GILLET le 26 février 2012 à 12 h 17 min

    Merci Vincent pour cet article
    a savoir si il s’agit d’une signe d’échec de la symbolisation ou un signe d’une tentative de solutionnement, la réponse est dans la question.
    Cela dit, voici une référence à ce sujet…

    BRUN A., (2009), Images fictives violentes et thérapies d’enfants : obstacle ou support pour la symbolisation ? in La violence de l’image, Paris, In press, pp. 73 – 95.

    à bientôt

    GG

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