Virtuel – Jeu vidéo – Adolescence

On a coutume de placer maintenant les jeux vidéo sous le sigle « virtuel », et parfois de parler de « réalité virtuelle ». C’est d’ailleurs cette dernière expression qui est souvent l’entrée pour venir parler des jeux vidéo. Une définition du jeu vidéo pourrait être « l’union du jeu et de l’image de synthèse »[1].

Immersion et interactivité

L’image de synthèse n’a plus de référent, ou plutôt, son référent est entièrement numérique, mathématique, et sa technique de production lui permet d’être manipulable à souhait. Et de cette union, un phénomène surgit, l’immersion. L’immersion désigne le phénomène d’adhésion subjective à cette réalité dite virtuelle, et est une donnée importante dans la phénoménologie de l’activité de jouer à un jeu vidéo.

Un second phénomène tout aussi important pour décrire le jeu vidéo est l’interactivité. Et c’est cette dernière qui permet de parler de l’engagement du corps du joueur dans cette activité, au travers de la main pour le moment. Et c’est ce qui me semble signer la spécificité du virtuel par rapport à l’image.

Il me semble que les jeux vidéo s’inscrivent dans ce grand mouvement de l’évolution de la technique où l’homme ne cesse d’essayer de substituer à son environnement un autre, fait uniquement de représentations, et avec lequel il se sentirait plus en sécurité, car à même de le maîtriser. Cela commencerait par la pensée d’abord (La toute-puissance de l’esprit occidental est parfois sensible dans la philosophie et ses constructions de systèmes) puis évoluerait petit à petit avec des dispositifs techniques. Et finalement, on peut faire des liens ici avec le narcissisme et la fonction de l’idéal en psychanalyse.

Virtuel et adolescence

Si l’on essaie de lier la question des jeux vidéo, en la prenant par cet angle du virtuel, à celle de l’adolescence, Serge Tisseron[2], pense par exemple que l’on peut relier différents sens du virtuel et différentes dimensions des processus adolescents :

1)      Le virtuel en tant que devenir et opposition à l’actuel : telle la métaphore biologique de la graine qui donnera un arbre, l’adolescent est un adulte en puissance. Le cadre de référence est ici temporel.

2)      Le virtuel en tant que potentiel, donc déjà là, mais toujours non actuel : cette fois, on peut prendre l’exemple des identifications du sujet qui se manifeste dans certaines circonstances. Et de ce point de vue, on sait que l’adolescent peut utiliser des identifications secondaires, face à des situations angoissantes par exemple, sur le mode même où il les utilisait durant l’enfance, ou bien, commencer à en utiliser d’autres qui l’amènent à se comporter plus comme un adulte. Le cadre de référence serait ici plutôt spatial, topique pour ainsi dire. Un exemple au sein des jeux vidéo sera la façon dont les adolescents vont jouer avec leurs différents avatars.

3)      Enfin, on oppose souvent le virtuel et le corporel. L’adolescence est bien un moment où la question du corps se pose avec acuité, tant sur le plan réel, qu’imaginaire et symbolique, et où souvent, la question des rapports corps-esprit est retravaillée de manière fantasmatique avec les référents culturels que l’adolescent peut mobiliser dans la culture à laquelle il appartient. Et c’est là également que la question du narcissisme se trouve convoquée pour les psychanalystes. La puberté entraîne des changements corporels réels et ces derniers entraînent à leur tour un changement au niveau du statut symbolique du corps. Celui-ci n’est plus un corps d’enfant, et l’adolescent ou l’adolescente le perçoit dans le regard des adultes. Désormais, son corps sera à l’égal de celui des adultes. De plus, et c’est souvent une des sources des conflits familiaux, la mise en œuvre des fantasmes à la fois incestueux et parricidaire est désormais possible. Cela pose de sérieux problèmes à l’adolescent dans son rapport à ses objets primaires. Enfin, ces changements corporels entraînent ce que Rassial nomme un après-coup du stade du miroir. La reconnaissance de sa propre image dans le miroir n’est pas aisée. Face à tout cela, le virtuel et le rapport au corps qu’il propose, à savoir la possibilité de supprimer en quelque sorte ce corps réel devenu si encombrant, peut devenir un espace de refuge, afin d’échapper à certaines angoisses pubertaires et tenter de « reprendre  la main » sur ce qui peut échapper à l’adolescent.

Evidemment, la question des jeux vidéo dépasse celle de l’adolescence et surtout dépasse ce qui est souvent médiatisé : violence et addiction[3].

Lire nos posts :

Jeu vidéo excessif : une tentative de symbolisation ou la signature de son échec ?

Jeu vidéo et addiction : début de réflexion …

Il me semble nécessaire dans un premier temps de considérer les jeux vidéo comme un phénomène social complexe[4], qui demande d’ailleurs également une approche sociologique critique minutieuse, et non simplement psychologique ou psychanalytique. Il faut replacer le discours « psy » au sein des autres discours pour continuer à étudier sérieusement cet objet.

Un exemple plutôt cocasse…

Il y a eu une énorme campagne de recrutement de l’armée de terre, avec un slogan que je trouve assez terrible :

DevenezVousMeme.com

Et il y a eu au même moment, une publicité pour un jeu vidéo, Battlefield Bad Company 2, édité par Electronic Arts, qui a détourné le slogan de l’Armée de Terre en écrivant sur les affiches énormes avec la même esthétique, Devenez plus que vous-meme.com.

Je crois que l’Armée n’a pas été très contente de ce pastiche…

Mais le slogan de l’Armée de Terre empruntait déjà à l’esthétique des jeux vidéo. Et il suffit de voir leur récente campagne télévisuelle (et surtout sur leur site) pour voir que cela continue :

devenez-vous-meme


Cet exemple pour dire qu’il ne faut pas oublier ce qu’est le jeu vidéo, à savoir un produit culturel de masse, pris dans une économie marchande énorme, avec des enjeux commerciaux et financiers colossaux qui ne cessent d’augmenter :

Il est vrai qu’on souligne symboliquement que le chiffre d’affaire des jeux vidéo a désormais dépassé celui des salles de cinéma. Mais il ne faut pas exagérer la comparaison, car il faut rappeler que l’on est loin d’une équivalence en termes de vente entre le nombre de tickets de cinéma et celui des jeux vidéo.

Mais ce qu’on pourrait par contre sous-estimer, ce serait l’impact que ce média vidéoludique pourrait avoir sur nos rapports avec les autres médias, ou encore sur les rapports que nous entretenons avec d’autres sphères de nos vies, ou du moins sur les représentations que nous avons  de ces sphères, comme celle du travail par exemple.

En tout cas, concrètement, c’est aujourd’hui l’une des industries culturelles les plus importantes au monde. En 2008, il représentait près de 33 milliards d’euros de chiffre d’affaires avec en tête les Etats-Unis.[5]

D’où l’intérêt, il me semble, d’associer à l’analyse clinique, des analyses du contenu des jeux (exemple de la bonne revue : Les cahiers du jeu vidéo) qui nécessitent une critique approfondie des jeux.

Dans un premier temps, il faut apprendre à distinguer les différentes pratiques de jeu vidéo.

Jouer chez soi, devant un ordinateur ou une console, à l’école, avec une console portable, dans une salle d’arcade, à des jeux qui se jouent seul, avec des histoires très travaillées, ou en réseau en ligne via internet.

Toutes ces pratiques ne renvoient donc pas à la même réalité clinique du jeu vidéo.

Et cela a son incidence par exemple lorsque l’on essaie de réfléchir si le jeu vidéo peut être une « aire intermédiaire d’expérience » pour reprendre le terme de Winnicott. Tous les jeux vidéo n’offrent donc pas la même possibilité d’expression des fantasmes des joueurs, ni les mêmes possibilités en termes de type de relations d’objet (la mise en place d’une relation d’objet narcissique n’est pas la même qu’une relation d’objet virtuel, pour reprendre les termes de Sylvain Missonnier, où l’autre n’est pas nécessairement manipulé pour obtenir les gratifications narcissiques escomptées).

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[1] Sous la direction de Mélanie Roustan, La pratique du jeu vidéo : réalité ou virtualité, l’Harmattan, 2003, p.16

[2] Sous la direction de Serge Tisseron, L’enfant au risque du virtuel, dans le chapitre « Le virtuel, une relation », p.93 à 97

[3] Un exemple dernier : un couple sud-coréen trop occupé par un jeu sur Internet consistant à s’occuper d’un enfant virtuel, aurait laissé mourir de faim son propre bébé de trois mois. Le bébé né prématurément avait été découvert mort de malnutrition. Le couple sans emploi nourrissait le bébé seulement une fois par jour. L’homme et la femme qui s’étaient rencontrés sur Internet occupaient leurs journées à élever un enfant virtuel appelé Anima, dans le cadre d’un jeu de rôle en ligne baptisé « Prius Online ».

[4] Lire par exemple les actes du colloque : Les jeux vidéo au croisement du social, de l’art et de la culture.

[5] Les cinq dernières années ont été marquées par l’élargissement considérable de la population des joueurs : alors que le jeu vidéo était auparavant réservé à un public initié, jeune et masculin, il s’adresse désormais à tout un chacun à mesure que l’utilisation des technologies se généralise, que les plateformes de jeux sont plus nombreuses (PC, console de salon, console portable, téléphone mobile) et que les constructeurs proposent des systèmes de jeux innovants et accessibles à tous (exemple de la Wii de Nintendo, suivi par la Playstation Move et le Kinect de Microsoft).

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