Le choix du prénom ou la logique narcissique de l’Idéal du Moi : seconde partie

Suite de l’étude Théorique du concept d’idéal du moi

Historique du concept d’idéal du moi

L’idéal est une représentation

Nous avons vu avec Totem et Tabou que le narcissisme avait fort affaire avec le monde des représentations psychiques. On peut dire que tout ce qui touche à l’idéal pour Freud est de l’ordre des représentations chargées de libido. Et cette libido qui est attachée à ces représentations finit par faire d’elles des objets à aimer et à atteindre.

Le narcissisme est une étape où il s’agit de construire de l’ordre, d’organiser les choses pour construire de l’unité. L’idéal, cette représentation qui va être chargée de libido, est également une représentation unitaire. Et la libido qui l’alimente est d’ordre homosexuelle. Que veut dire homosexuelle dans notre description ? On pourrait la définir simplement comme l’attente de quelque chose, de quelqu’un à la même place où l’on a été aimé. Comme nous l’avons vu, l’identification première, narcissique, va introduire une sorte de contrainte qui vient interférer avec la logique pulsionnelle qui pouvait auparavant se satisfaire à sa guise. Cette identification narcissique, que Freud décrit dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, une fois qu’elle a eu lieu, constitue une première matrice de représentations qui oblige la pulsion et sa satisfaction, à laquelle, on le sait, le sujet ne peut échapper, à choisir un objet particulier. C’est ce que Freud décrit pour Léonard de Vinci. Ce dernier choisit ses objets d’amour, les jeunes hommes dont il s’entoure, et les aime, de la même manière, suivant la même logique, que sa mère l’a aimé, lui.

l’idéal du Moi est le substitut du narcissisme perdu

Comme nous l’avons vu, en 1908, dans Le poète et l’activité de fantaisie, (Lire l’étude de ce texte dans la première partie) Freud écrit : « A vrai dire, nous ne pouvons renoncer à rien, nous ne faisons qu’échanger une chose contre l’autre ; ce qui paraît être un renoncement n’est en réalité qu’une formation substitutive ou succédanée. »[1] Cette idée d’impossibilité de pouvoir renoncer réellement à une satisfaction éprouvée une fois chez l’homme, nous avons vu qu’elle se retrouvait régulièrement sous la plume de Freud. Elle nous semble extrêmement pertinente pour ne pas dire essentielle si l’on veut saisir le détournement que Freud a opéré par rapport à la question des idéaux. En effet, dans l’usage courant, les idéaux sont une chose, comportant un goût d’absolu, c’est-à-dire en opposition à une réalité bassement matérielle, pour laquelle l’homme serait prêt, en général, à renoncer à ses bas instincts pour aspirer vers elle. (Le terme provient également du grec idea qui est une « forme visible ».) Dans la perspective psychanalytique, lié au narcissisme, l’Idéal du Moi devient le substitut de ce dernier, c’est-à-dire qu’il va désigner une forme vide, mais visible, sur laquelle l’homme pourra donc projeter ce qu’il souhaite, et à laquelle sera attachée toute la satisfaction à laquelle il a dut renoncer en quittant le stade dit narcissique. Les idéaux, avec Freud, redescendent ainsi des cieux pour redevenir en fait le support de cette satisfaction sexuelle première et fondamentale qui accompagne l’état de narcissisme. En d’autres termes, ce qui pousse l’homme en avant n’est qu’une espèce de nostalgie d’un ancien état où nous étions nous-même notre propre idéal. L’homme ne renonce donc à rien, mais projette en avant, au-devant de lui, la satisfaction qu’il a dû abandonner provisoirement.

Comme nous l’avons déjà dit, Freud utilise la notion d’Idéal du Moi pour la première fois dans son texte Pour introduire le narcissisme, mais on peut retrouver la trace de cette notion dans divers articles antérieur à celui-ci.

Nous allons essayer de dégager quelques propositions de tous ces textes.

Mais lorsque l’on essaie de cerner cette notion, il est préférable de définir des périodes car l’œuvre de Freud est un work-in-progress, et l’Idéal du Moi n’échappe pas à la règle.

Sous la plume de Freud, son sens va progressivement être modifié, et lorsque la seconde topique va émerger et que le Surmoi va prendre toute sa place, l’Idéal du Moi et ses fonctions vont être refondues dans cet autre héritier, mais du complexe d’Œdipe cette fois, qu’est le Surmoi.

En suivant par exemple Chasseguet-Smirgel[2], nous délimitons ainsi deux périodes :

La première allant jusque 1914 et le texte sur le narcissisme : Freud avance certaines propositions quant à la nature et finalement le rapport de l’idéal du Moi avec le narcissisme.

Nous choisirons :

« Le roman familial du névrosé »

« Pour introduire le narcissisme »

La seconde démarrant donc après 1914, où l’idéal du Moi est cette fois situé dans ses rapports avec l’instance morale et critique puis avec sa transformation en Surmoi

Aussi, nous choisirons :

« Psychologie des masses et analyse du moi »

« Le moi et le ça »

Etude du texte : « le roman familial du névrosé »

Le premier texte que nous avons choisi est donc celui de 1908 : le roman familial du névrosé.

Dans ce texte, Freud propose d’emblée un idéal dans le développement de l’individu : « se détacher de l’autorité de ses parents »[3]. Et il ajoute que la caractéristique principale du névrosé, c’est que ce dernier a échoué dans cette tâche. Mais plus précisément, et avant cette étape, Freud évoque ce « souhait le plus intense et le plus lourd de conséquences, c’est le « devenir grand comme père et mère »[4].

Face à l’insatisfaction de certaines situations où l’enfant se sent mis à l’écart par ses parents, où il se sent ne plus être le centre unique de leur attention, ou en d’autres termes, il pense que son amour n’est pas pleinement reconnu et réciproque, il se met à fantasmer qu’il y a des parents ailleurs qui sont sans aucun doute meilleurs et donc qu’en définitive, il ne peut être qu’ « un enfant d’un autre lit ou un enfant adopté »[5]. L’enfant met alors en place une activité de fantaisie, une rêverie diurne dont la fonction est « d’accomplir des souhaits, corriger la vie, et qu’ils ont principalement deux buts, érotiques et ambitieux »[6]. Ces fantasmes vont alors se structurer à ce moment en ce que Freud va appeler « le roman familial des névrosés ». Autrement dit, l’enfant se met à fantasmer d’autres parents mieux à même d’être idéalisés.

En effet, Freud montre qu’au final, derrière le souhait de remplacer ses parents que l’enfant estime insatisfaisants, se cache, à demi, le souhait de retrouver le temps originaire où l’enfant tenait ses parents pour les personnes les plus estimables au monde, car les parents fantasmés ne le sont en fait que sur la base de traits des parents véritables. Freud en conclue par ailleurs que « la surestimation enfantine des parents est donc maintenue aussi dans le rêve de l’adulte normal. »[7]

Ce que nous pouvons retenir d’intéressant pour notre thème dans ce texte, c’est d’une part la proposition de Freud concernant un des premiers idéaux de l’enfant dans son développement : devenir grand comme ses parents (Pourrait-on dire alors que les parents s’imposent de l’extérieur comme des objets sur lesquels la libido sera déplacée, du narcissisme donc vers ces objets tenant la place d’Idéal du Moi de l’enfant, pour faire le lien avec le futur texte de 1914, Pour introduire le narcissisme ? C’est ce que nous postulons). Et d’autre part, loin de vouloir simplement remplacer les parents, ou plus précisément le père, c’est l’idéalisation de ce dernier qui est bien souvent à l’œuvre dans ce roman familial.

Enfin, retenons que chez le névrosé, cette idéalisation devient bien souvent un obstacle à l’émancipation de l’individu de l’autorité parentale.

Etude de « Pour introduire le narcissisme »

La sortie du narcissisme

« Le développement du moi consiste à s’éloigner du narcissisme primaire, et engendre une aspiration intense à recouvrer ce narcissisme. Cet éloignement se produit par le moyen du déplacement de la libido sur un idéal du moi imposé de l’extérieur, la satisfaction par l’accomplissement de cet idéal. »[8] Par ces deux phrases situées vers la fin de son texte, il nous semble que Freud résume admirablement ce qu’il va développer dans le dernier chapitre de ce texte, et ce que nous souhaiterions reprendre.

C’est dans le chapitre trois de son essai, après avoir exposé ses vues sur le narcissisme au travers des exemples tels que la maladie ou encore la vie amoureuse, que Freud va introduire pour la première fois la notion d’Idéal du Moi. En effet, comme nous l’avons déjà amplement commenté, l’idée d’une renonciation totale impossible à une satisfaction auparavant éprouvée est une idée importante pour Freud, et il est normal qu’on la retrouve ainsi mise en œuvre au cours de ce texte. Au narcissisme décrit, il lui faut substituer une autre notion qui va pouvoir expliquer le développement du moi, même si le moi comme concept reste encore non élaboré : c’est l’Idéal du Moi.

Néanmoins, Freud semble hésitant dès le début du troisième chapitre : « Les perturbations auxquelles est exposé le narcissisme originel de l’enfant, ses réactions de défense contre ces perturbations, les voies dans lesquelles il est de ce fait poussé à s’engager, voilà ce que je voudrais laisser de côté, comme un matériau important qui attend encore d’être travaillé à fond »[9] Comment en effet expliquer la sortie du narcissisme, « Qu’est-il advenu de sa libido du moi ? »[10] se demande Freud.

Il va donc faire rentrer en jeu ce qu’il appelle dans un premier temps « l’estime de soi qu’a le moi ». En effet, plutôt que de choisir la voie de la castration comme menace pour en quelque sorte enclencher le développement du moi et donc la sortie du narcissisme, Freud préfère la voie de la soumission à (la voix de) l’autorité, aux exigences d’une formation psychique qui viendrait en somme faire fonction d’idéal auquel le moi sera dorénavant jugé selon les exigences promues par cet instance.

Cette perspective lui permet effectivement d’une part de maintenir actif le narcissisme qui s’est « déplacé sur ce nouveau moi idéal qui se trouve, comme le moi infantile, en possession de toutes les précieuses perfections. »[11] Et d’autre part, cela lui permet de fonder la condition même du refoulement opéré du côté du moi à partir de la formation de cette instance de l’Idéal du Moi : « La formation d’idéal serait du côté du moi la condition du refoulement. »[12] Il nous semble que c’est montrer d’autant l’importance de cette formation d’idéal que d’en faire la condition du refoulement, tant ce dernier mécanisme tient une place fondamental dans l’édifice théorique freudien.

L’Idéal du Moi comme substitut du Narcissisme

A ce stade de son élaboration théorique, pour Freud, la sortie du narcissisme est donc en corrélation directe avec cette formation d’idéal qui lui fait suite. Mais la question devient alors qu’est-ce qui a fait basculer l’enfant de cet état où il était encore en mesure de se prendre lui-même comme idéal vers celui où désormais il sera jugé selon cet idéal. Freud écrira que ce sont « les semonces encourues »[13] dont nous déduisons qu’elles sont admonestées par les parents ou autres éducateurs. Ces semonces, dont Freud précise qu’elles sont transmises par la voix, vont finalement constituer la fameuse conscience morale, le gardien de l’Idéal du Moi, qui va devenir ainsi l’instance de jugement du moi à l’aune de son idéal. Nous comprenons alors combien ce texte va être précurseur des élaborations futures concernant l’instance du surmoi, et ses rapports à la voix. D’ailleurs, au fil de ce texte, nous pouvons voir que Freud commence déjà à rapprocher l’Idéal du Moi et cette fonction de conscience morale avec la fonction de censure, avec l’exemple du rêve. Dans la suite de sa théorie, et ses réécritures successives de la théorie psychanalytique, il aura ainsi de plus en plus tendance à rassembler toutes ces fonctions dans une seule instance, le futur surmoi.

L’Idéal du Moi dans le développement du Moi

Nous avons vu que le premier idéal de l’enfant était sous-tendu par le souhait de devenir grand comme ses parents, et finalement qu’un des premiers idéaux que l’enfant se constituait était son père.

Il y a donc déplacement de la satisfaction narcissique (celle de pouvoir se prendre soi-même comme son propre idéal) vers les premiers idéaux (le père, les parents, les grands-parents, qui cèderont la place ensuite aux différents éducateurs de l’enfant) construits sur la base d’objets extérieurs. Le développement du Moi peut ainsi débuter d’une part à l’aide de cette aspiration à retrouver cette satisfaction perdue qui se trouve maintenant en lieu et place de l’Idéal du Moi : « Il cherche à recouvrer sous la forme nouvelle d’un Idéal du Moi cette perfection précoce qui lui a été arrachée. Ce qu’il a projeté en avant de lui-même comme un idéal est simplement le substitut du narcissisme perdu de son enfance, du temps où il était son propre idéal. »[14] D’autre part ce sont les admonestations des éducateurs qui vont peu à peu éveiller le jugement de l’enfant. Dorénavant, comme l’écrit Freud, « La formation d’idéal augmente, comme nous l’avons vu, les exigences du moi, et c’est elle qui favorise le plus fortement le refoulement »[15] Cette formation qu’est l’Idéal du Moi agit en partenariat avec une autre instance que Freud a déjà mis au jour et utilisée dans sa théorie, c’est celle de la conscience morale.

Autrement dit, on a d’un côté l’Idéal du Moi à atteindre, et de l’autre la conscience morale, érigée comme gardien qui observe et mesure l’écart entre le moi et son idéal ; cette mesure conditionnant le refoulement comme on l’a déjà précisé. Il nous semble cependant que cette distinction Idéal du Moi et conscience morale, ou conscience critique, s’efface de temps à autre devant l’idée d’un Idéal du Moi qui contiendrait les deux fonctions.

Etude de « Psychologie des masses et analyse du moi »

La piste de l’identification avec Deuil et Mélancolie

A la fin de son texte Pour introduire le narcissisme, Freud écrivait que « de l’idéal du moi une voie significative conduit à la compréhension de la psychologie des masses. Outre son côté individuel, cet idéal a un côté social, c’est également l’idéal commun d’une famille, d’une classe, d’une nation. »[16] Freud va donc mettre en pratique en 1921 ce programme énoncé en 1914.

Freud avait déjà parlé d’ « angoisse sociale » à la toute fin de son introduction au narcissisme, et il situait sa nature comme narcissique. Il la faisait dériver par ailleurs d’un non-accomplissement de l’idéal qui, écrit-il, « libère de la libido homosexuelle, qui se transforme en conscience de culpabilité (angoisse sociale). »[17] La crainte de perdre l’amour des parents, puis celui des « compagnons » de la foule, est placée comme équivalent de cette conscience de culpabilité dans ce texte de 1914. Cette angoisse prenant sa source dans cette crainte de perdre l’amour de son semblable va être placée dans Psychologie des masses et analyse du moi comme moteur par rapport à l’accomplissement de l’activité qui mène aux idéaux. C’est une des pistes que Freud va donc suivre dans son essai de 1921, qui peut être considéré comme une exploration théorique, une analyse du moi comme Freud la nomme, à travers la nouvelle compréhension de cette instance qu’est l’Idéal du Moi.

Entre-temps, dans la vingt-sixième leçon de son Introduction à la psychanalyse, intitulée « La théorie de la libido et le narcissisme », Freud a résumé ce qu’il a élaboré sur le narcissisme en 1914. Mais ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’il lie ses découvertes avec ce qu’il a écrit dans Deuil et Mélancolie[18] écrit en 1915. D’une part, il utilise maintenant cette instance de l’Idéal du Moi, traduit comme Moi Idéal, pour décrire l’éventuel accès mélancolique d’un individu : « Il sent en lui le pouvoir d’une instance qui mesure son moi actuel et chacune de ses manifestations d’après un moi idéal qu’il s’est créé lui-même au cours de son développement. Je pense même que cette création a été effectuée dans l’intention de rétablir ce contentement de soi-même qui était inhérent au narcissisme primaire infantile et qui a depuis éprouvé tant de troubles et de mortifications. »[19] Et d’autre part, il va utiliser de plus en plus sa découverte au sujet de l’identification à l’objet perdu dans la mélancolie pour construire son concept d’Idéal du Moi.

L’instance qui surveille, Freud la nomme cette fois, le censeur du moi, et la décrit également comme l’influence des parents, éducateurs ou encore issue d’identifications. On a donc le surveillant d’un côté et la crainte qu’il inspire de l’autre. Si l’individu ne se montre pas à la hauteur, l’amour pourrait lui être retiré, c’est l’angoisse sociale.

Ainsi, son essai Psychologie des masses et analyse du moi, nous apparaît d’une part dans la lignée de Totem et Tabou, c’est-à-dire dans la possibilité de faire des analogies entre la psychologie collective et la psychologie individuelle, et d’autre part comme un développement de l’essai d’introduction du narcissisme, mais armé des outils qu’il a puisés dans son travail Deuil et mélancolie, écrit entre-temps.

Ses outils pour aborder le développement, la constitution du moi, sont bien évidemment liés à la notion d’identification, notamment narcissique : l’identification du moi à l’objet perdu. On retrouve donc l’identification, dont on a dit quelques mots à propos de Léonard de Vinci et lors de notre évocation de l’histoire du concept de narcissisme.

Jusque ici, nous avons voulu décrire la formation, la genèse, de l’Idéal du Moi, au sein de la relation entre l’enfant et ses parents, dans la perspective des liens qui unissent l’enfant par rapport à ses parents. Au travers des descriptions que Freud donne de l’idéalisation, nous allons également adopter une perspective qui va tenter de décrire les relations dans l’autre sens, c’est-à-dire des parents par rapport à l’enfant. Nous allons voir que ce qu’écrit Freud sur l’Idéal du Moi et ses liens par rapport à l’objet-enfant peut éventuellement nous éclairer.

Le chapitre sept : l’identification

Dans cet essai, Freud consacre un chapitre entier, le chapitre sept, sur l’identification. On peut observer que d’emblée, il rappelle ce que nous avions relevé à propos de son texte Le roman familial du névrosé, « Le petit garçon fait montre d’un intérêt particulier pour son père, il voudrait devenir comme lui, prendre sa place en tous points. Disons-le tranquillement, il prend son père comme idéal. »[20] Cette première identification, Freud en fait même le tremplin pour aborder le complexe d’Œdipe.

Comme nous l’avons dit, l’identification du moi à l’objet perdu, isolée dans Deuil et Mélancolie et servant en fait de substitut à l’objet, pour le moi, est maintenant une chose acquise et un précieux outil dans l’analyse du développement de l’instance du moi pour Freud. Avec cette notion d’Idéal du Moi, Freud s’est également doté d’un modèle, c’est celui du moi partagé en deux, dont l’une des parties est maintenant bien identifiée par Freud comme l’Idéal du Moi. Il reste maintenant à mieux définir les liens qui unissent les deux parties du Moi ainsi distinguées. C’est ce que nous allons voir.

Mais on peut également remarquer que le mouvement d’assimilation de la conscience morale à l’Idéal du Moi continue. Freud attribue maintenant à l’Idéal du Moi les « fonctions d’auto-observation, la conscience morale, la censure onirique et l’exercice de l’influence essentielle lors du refoulement. »[21] La fonction du surveillant fait maintenant partie de l’Idéal du Moi. Enfin Freud l’écrit maintenant en toutes lettres : l’Idéal du Moi est une instance et elle est « l’héritière du narcissisme originaire, au sein duquel le moi de l’enfant se suffisait à lui-même. »[22]

Concernant cette nouvelle instance il explique à présent son développement dans les termes suivants :

« Progressivement, elle adoptait du fait des influences de l’environnement, les exigences que celui-ci posait au moi et auxquelles le moi ne pouvait pas toujours répondre, si bien que l’homme, là où il ne peut être satisfait de son propre moi, pouvait tout de même trouver sa satisfaction dans un idéal du moi différencié du moi. »[23]

On retrouve là le thème de la fonction d’épreuve de la réalité que Freud va attribuer un temps à l’Idéal du Moi avant de se dire qu’il avait commis une erreur et de la réintégrer du côté du moi. Nous verrons cela plus loin. Mais en tout cas, nous avons là un point intéressant : le réconfort trouvé dans l’idéal.

L’idéal du Moi gère en quelque sorte les insatisfactions du Moi devant la réalité en réparant le préjudice subi par ce Moi. Là où ce dernier échoue à faire face, l’Idéal du Moi réussit, et l’individu peut ainsi se réjouir quand même.

Il nous faut maintenant décrire un autre mécanisme que Freud aborde un peu plus loin dans son texte.

Le processus d’idéalisation

Freud continue effectivement son étude à partir de l’état amoureux et d’une pratique qu’il connaît bien, l’hypnose. Son objectif est maintenant d’être en mesure de rendre compte du processus même de l’idéalisation, grâce à son outil (l’identification) et son modèle de développement du Moi à l’aide de l’Idéal du Moi.

Il faut noter que Freud aborde une nouvelle fois ce processus d’idéalisation. Il s’y était attardé lors de l’introduction du narcissisme, pour le distinguer de la sublimation. Freud y expliquait que tandis que cette dernière porte sur la libido d’objet et que son objectif est de faire changer de but la pulsion (Toute la difficulté de la sublimation est bien d’échanger le but sexuel originaire contre un autre but qui ne soit plus sexuel[24]) l’idéalisation concerne principalement l’objet et que « celui-ci est agrandi et exalté psychiquement sans que sa nature soit changée. »[25] Enfin l’idéalisation peut concerner la libido narcissique mais également la libido d’objet.

Freud reprend donc la notion dans Psychologie des masses et analyse du moi car il a maintenant  les moyens de l’affiner. Il peut lui donner un but, qui va être la satisfaction narcissique.

A la fin de notre étude sur le narcissisme (Lire l’étude de ce texte dans la première partie et dans la série des articles Narcissisme et adolescence), nous nous demandions comment il était possible d’articuler le narcissisme et l’Idéal du Moi dans la relation qui se construit entre les parents et leur représentation de l’enfant à venir.

En reprenant la description de ce processus d’idéalisation dans ce texte, il nous semble que Freud nous indique d’une part la voie pour saisir comment l’on peut penser cette articulation, et d’autre part comment cette instance de l’Idéal du Moi se construit.

Concernant la construction de l’Idéal du Moi chez l’enfant, l’idéalisation va concerner tout d’abord les parents de l’enfant. Nous avons vu que devant les exigences de l’environnement qui mettent le moi de l’enfant en difficulté, l’Idéal du Moi allait servir de réceptacle ou de projection par déplacement, en quelque sorte, des insatisfactions du moi : ainsi la mère ou le père seront pourvus des possibilités et des perfections que le moi ne se sentira pas avoir. Ces premiers objets, les parents, sont alors aimés et surtout idéalisés. Ils pourront constituer ainsi, à l’aide du mécanisme de l’identification, la base des idéaux, et donc une partie de l’Idéal du Moi. Cette description permet de mieux saisir comment se construisent les idéaux de l’enfant sur la base de ses premiers objets idéalisés.

Concernant cette fois la relation parents-enfant que nous avons abordée au cours de notre étude sur le narcissisme, et notre interrogation sur la possibilité d’articuler narcissisme et Idéal du Moi au sein de cette relation, à l’aide de cette description du processus d’idéalisation, nous avons maintenant des éléments nouveaux.

Nous avons dit que là où le Moi pouvait échouer à faire face aux exigences de la réalité, l’idéal du Moi pouvait réussir, et l’individu pouvait ainsi se satisfaire quand même. Cette satisfaction étant d’ordre narcissique et a priori non pulsionnelle.

Il nous semble que c’est là une description intra-psychique des rapports qui peuvent s’instaurer entre des parents et leur enfant. Là où le parent peut avoir subi quelque échec dans sa vie, ou a dû s’adapter à la réalité au prix de quelque désagrément, (comme la honte qu’il a pu ressentir d’avoir eu tel parent, à porter tel nom, tel prénom, etc…) il va pouvoir se réjouir en tentant de réparer quelque chose qui lui est propre en pensant que son enfant peut, lui, y échapper.

Voyons maintenant comment Freud va aller plus loin dans les relations qui peuvent unir le Moi, l’objet aimé et l’Idéal du Moi.

« L’objet est mis à la place du moi ou de l’idéal du moi »[26]

Ce qui nous intéresse toujours, c’est la description qu’il fait du processus de l’idéalisation dans certaines formes de l’état amoureux : « nous reconnaissons que l’objet est traité comme le moi propre, donc que dans l’état amoureux une certaine quantité de libido narcissique déborde sur l’objet. Dans maintes formes de choix amoureux, il devient même évident que l’objet sert à remplacer un Idéal du Moi propre, non atteint. On l’aime à cause des perfections auxquelles on a aspiré pour le moi propre et qu’on voudrait maintenant se procurer par ce détour pour satisfaire son narcissisme. »[27]

Il nous semble que cette longue citation trouve parfaitement écho à ce que nous disions du lien amoureux entre les parents et leur enfant. A la fin de notre étude du texte, Pour introduire la narcissisme, nous nous demandions comment la relation parent-enfant, comment l’amour parental pour un enfant s’articulait avec le narcissisme et l’Idéal du Moi des parents.

Si nous remplaçons l’objet dans la citation de Freud par l’enfant, nous obtenons :

« nous reconnaissons que l’enfant est traité comme le moi propre, donc que dans l’état amoureux une certaine quantité de libido narcissique déborde sur l’enfant. […] il devient même évident que l’enfant sert à remplacer un idéal du moi propre, non atteint. »

Ainsi les parents pourraient aimer l’enfant pour la satisfaction narcissique (le moi peut à nouveau se prendre lui-même comme idéal au travers de l’objet aimé) qu’ils pourraient retirer des perfections qu’ils attribueraient à leur enfant. Et ceci pourrait avoir lieu parce qu’ils placeraient dans ce cas l’enfant en lieu et place de leur Idéal du Moi non satisfait.

De cette manière, et au travers de ce lien amoureux, l’Idéal du Moi des parents ne viendrait donc plus critiquer le moi propre des parents, car c’est bien là qu’entre en jeu normalement la fonction de surveillant de l’Idéal du Moi (qui évalue la distance entre le moi actuel et son idéal).

L’idéalisation de l’objet (ou de l’enfant) ainsi que l’état amoureux pourraient croître de concert. Freud écrit que « le moi devient de moins en moins exigeant et prétentieux, l’objet de plus en plus magnifique et précieux »[28], « si bien que l’autosacrifice de celui-ci devient une conséquence naturelle. »[29]

Nous sommes conscients que cette manière de décrire le lien parent-enfant en utilisant cette formule freudienne célèbre qu’est « L’objet s’est mis à la place de l’idéal du moi » est peut-être un peu caricaturale. Néanmoins, elle nous paraît juste si on la prend comme ce qui peut se jouer « à l’extrême » ou dans les marges d’autres mécanismes que nous ne décrirons pas ici et qui viendraient en pratique faire obstacle à la pleine réalisation de ce que l’on vient de décrire. Mais poursuivons plus avant la façon dont Freud tente de rendre compte de ce processus d’idéalisation, car il semble buter ou hésiter devant un point étrange à première vue.

Freud tente en effet de compléter sa démonstration en essayant de distinguer l’identification et l’état amoureux d’une façon qui nous a laissé quelque peu perplexe. Avec l’identification, il lui semble reconnaître le cas « classique », l’identification narcissique, autrement dit celui où le Moi se pare des qualités de l’objet perdu, le Moi se transforme à cause de la perte de son objet. Tandis que dans l’état amoureux, Freud semble laisser supposer qu’il considère cette fois le processus quasi inverse : l’objet se serait presque mis à la place du Moi. En fait, avec ce passage, nous pensons que Freud commence à abandonner là une partie de l’argument issu de Deuil et Mélancolie, celle qui dit que le Moi ne peut s’identifier à l’objet aimé que parce que ce dernier a été perdu au préalable. Et qu’il considère en fait que l’état amoureux donne peut-être l’exemple qu’il n’est nul besoin de renoncer à l’objet aimé pour que le Moi s’identifie à lui. Nous pensons reconnaître là les prémisses de ce qu’il développera dans son essai ultérieur Le moi et le ça lorsqu’il décrira une des voies par lesquelles le Moi peut maîtriser le ça : « Quand le moi adopte les traits de l’objet, il s’impose pour ainsi dire lui-même au ça comme objet d’amour, il cherche à remplacer pour lui ce qu’il a perdu en disant : ‘Tu peux m’aimer moi aussi, vois comme je ressemble à l’objet’. »[30]

Pour Freud, cette réflexion sur l’identification et l’état amoureux aboutit à une interrogation sur la place de l’objet vis à vis du Moi et de l’Idéal du Moi. Il nous dit en fait hésiter devant le fait que l’objet serait plutôt mis à la place du Moi ou de l’Idéal du Moi.

Arrivé à ce point quant à nos propres interrogations concernant les liens qui unissent le Moi, l’objet aimé et l’Idéal du Moi, nous pouvons tenter de faire un schéma qui nous aiderait peut-être à nous représenter les choses :

Ce schéma permet de décrire l’équilibre qui se crée entre les trois éléments : le Moi, l’objet aimé et l’Idéal du Moi. Nous pourrions même ajouter un quatrième élément, la réalité et ses exigences.

La coïncidence entre le Moi et son idéal engendre une sorte de régression, un retour de satisfaction de nature narcissique. Et nous comprenons qu’il peut avoir lieu lorsque le Moi s’identifie avec l’objet aimé, et lorsque l’objet aimé prend la place d’un idéal du Moi non atteint.

Cela nous permet de comprendre l’hésitation de Freud devant le fait de savoir si l’objet est mis à la place du moi ou de l’Idéal du Moi et de nous dire qu’au final, dans le lien amoureux qui unit le Moi à l’objet, il y a au fond une identification, ce qui résoudrait la question. L’objet affecterait le Moi et l’Idéal du Moi, mais selon deux processus différents.

Nous avons donc vu plus haut que l’idéal du Moi permettait « d’effacer » les insatisfactions du Moi devant la réalité en réparant le préjudice. Là où le Moi échoue à faire face, l’idéal du Moi peut réussir, et l’homme peut ainsi à nouveau se réjouir. Si l’enfant comme objet aimé, auquel le parent peut donc s’identifier, peut être également mis à la place de l’idéal du Moi du parent, et si l’individu peut à nouveau se satisfaire avec son Idéal du Moi à la place des échecs essuyés par son propre Moi, alors nous pouvons nous dire que nous avons décrit là la relation complète qui peut s’instaurer sur la base de cette identification narcissique entre un père ou une mère et son enfant.


Une sensation de triomphe

La seconde partie de ce chapitre permet à Freud d’aborder l’hypnose et d’ajouter que « parmi les fonctions de l’idéal du moi, il y avait aussi l’exercice de l’épreuve de réalité. »[31]

Comment comprendre cette remarque sur cette nouvelle fonction ? Nous avouons qu’il nous est difficile de saisir pourquoi Freud en vient à l’ajouter ici. Toujours est-il que dans Le moi et le ça, auquel nous nous attacherons plus loin, Freud revient sur cette assertion en disant en note de bas de page qu’il s’est tout simplement trompé : « J’ai seulement commis une erreur qui exige rectification, en attribuant à ce sur-moi la fonction de l’épreuve de réalité. Il serait tout à fait conforme aux relations du moi avec le monde de la perception que l’épreuve de réalité demeure la tâche propre au moi. »[32]

L’exemple de l’hypnose lui permet également d’aborder les rapports affectifs au sein d’une foule. Freud va ensuite prendre la foule comme la « reviviscence de la horde originaire »[33] celle-là même qu’il a étudiée dans Totem et Tabou, et aboutir à la description du fameux père originaire comme idéal de la foule « qui domine le moi à la place de l’idéal du moi. »[34] Freud décrit ainsi le processus qui serait le même dans l’hypnose ou dans la horde ou la foule, et qui mène l’individu à abandonner son Idéal du Moi au profit d’un Idéal du Moi collectif qui vient alors s’incarner dans la personne du chef, ou du père originaire : un objet extérieur faisant office d’Idéal du Moi. Les individus peuvent alors se sentir tous égaux, aimés de manière égale par leur chef, et enfin s’identifier les uns aux autres.

Il nous semble intéressant de relever le parallèle que Freud avait suggéré à la fin de son texte d’introduction sur le narcissisme en prenant pour équivalent la foule et la famille. Le processus qui conduit l’individu à abandonner son Idéal du Moi pour un Idéal du Moi collectif peut être appliqué à une famille. C’est le côté social de l’Idéal du Moi.

Mais ne peut-on pas penser que parfois, peut-être lors de moments transitoires de régression, et suivant le mécanisme sur lequel nous nous sommes arrêtés plus haut, c’est l’enfant qui se place en tant qu’Idéal du Moi collectif de la famille ?

Dans le onzième chapitre de son essai, Freud donne une définition restreinte de son concept : « l’idéal du moi englobe la somme de toutes les limitations auxquelles le moi doit se soumettre »[35]. Finalement, Freud explore « une face positive » de l’idéal qui permet un certain développement du moi : c’est l’idéal comme aspiration à devenir pour le moi. Et il nous semble que Freud invoque avec cette dernière définition « une face restrictive » qui représente, toujours par rapport à cette aspiration à être, la soumission à une certaine autorité (la réalité, les parents, etc…). Nous pensons que c’est là un apport essentiel pour le devenir du concept dans son chemin vers sa transformation en Surmoi.

Dans cette perspective, Freud revient alors sur la séparation, difficile selon lui, de l’Idéal du Moi d’avec le moi. Il pense que cette séparation ne peut être supportée de manière durable et donc que la disparition, temporaire, de l’Idéal du Moi, est alors considérée comme « une fête grandiose pour le moi, qui alors aurait une fois encore le droit d’être content de lui. »

Ce point nous semble important car nous pensons que la venue d’un enfant peut dans certains cas être considérée comme un de ces moments où l’idéal qui fait autorité s’efface, car il est quelque part accompli : l’individu est enfin en passe de devenir lui-même parent, de prendre la place de parent, et il peut enfin jouir d’avoir réussi à atteindre un de ses idéaux les plus anciens : être comme ses parents.

Ne pourrait-on donc pas considérer qu’une partie de la joie de savoir qu’un nouveau-né pourrait arriver pour les parents proviendrait de cette « sensation de triomphe » que Freud décrit quand « quelque chose dans le moi coïncide avec l’idéal du moi. »[36]

« Tout ce qu’on possède ou qu’on atteint, tout reste de sentiment primitif de toute-puissance que l’expérience a confirmé contribue à accroître le sentiment de soi ».[37] Cette phrase tirée de Pour introduire le narcissisme peut être rapprochée de ces moments de « triomphe » dont parlera Freud dans Psychologie des masses et analyse du moi.

Nous postulons ainsi que la grossesse peut être un de ces moments de triomphe.

« Une part du sentiment de soi est primaire, c’est le reste du narcissisme enfantin, une autre partie est issue de la toute-puissance confirmée par l’expérience (accomplissement de l’idéal du moi), une troisième partie est issue de la satisfaction de la libido d’objet. »[38]

Si par ailleurs, on suit la proposition que l’enfant peut être mise à la place de l’Idéal du Moi (collectif) de la famille, il est envisageable que dans ce cas il soit plus simple que le Moi et l’Idéal du Moi coïncident tant les exigences de ce dernier seraient alors plus faciles à satisfaire.

De cette proposition découle bien évidemment son contraire. Comment expliquer la difficulté de certains individus devant le même fait, devenir parent, ou encore ceux pour qui cette situation n’engendre aucune sensation de triomphe ?

Ne pourrait-on pas l’interpréter pour les premiers comme précisément la difficulté devant un Idéal du Moi trop imposant. Ce dernier porterait une soumission à l’autorité parentale telle qu’elle contraindrait le moi à se soumettre à certaines obligations qui les empêcherait alors d’accéder à la place de parents. Pour les seconds, ceux chez qui le fait de devenir parent ne serait pas une chose difficile mais n’entraînerait aucune sensation de triomphe, cela pourrait être interprété toujours à l’aide de l’Idéal du Moi, dans les termes même de Freud à la fin de son chapitre sur l’identification : « nous n’avons pas oublié d’indiquer que le degré d’éloignement de cet idéal du moi par rapport au moi est très variable d’un individu à l’autre, et que chez beaucoup cette différentiation à l’intérieur du moi ne va pas plus loin que chez l’enfant. »[39] Dans ce cas, nous pourrions supposer que cela explique le fait que le triomphe ne peut pas avoir lieu.

Etude de « Le moi et le ça »

Jusque-là, rien de neuf…

Dans cet essai majeur, Freud rassemble toutes ses dernières avancées que l’on caractérise souvent par son « tournant des années vingt », avec, entre autres, l’introduction de la nouvelle dualité pulsionnelle, pour y définir sa désormais célèbre seconde topique constituée des trois instances : le moi, le ça et le surmoi. Nous nous demandons d’ailleurs pourquoi Freud ne mentionne pas cette dernière instance dans le titre de cet essai ?

Toujours est-il que l’identification narcissique mise au jour dans Deuil et Mélancolie avec le mécanisme de l’introjection mélancolique est toujours au centre des explications théoriques et lui permet de décrire la genèse de ce qu’il appelle le caractère du moi. Il écrit que ce processus (autrement dit l’identification à l’objet aimé, perdu ou pas, qui permet de maintenir l’investissement de cet objet via cette identification) est fréquent, « ce qui permet de concevoir que le caractère du moi résulte de la sédimentation des investissements d’objet abandonnés, qu’il contient l’histoire de ces choix d’objet. »[40]

Freud va d’ailleurs ajouter une remarque intéressante au sujet de cette sédimentation résultant des multiples identifications du Moi à des objets divers et variés. Ces identifications seraient à même de rentrer en conflit, du fait qu’elles peuvent être parfois inconciliables. Nous retiendrons donc cette possibilité de conflit entre ces identifications vis-à-vis desquelles l’Idéal du Moi ne nous semble pas à l’abri. En effet, des formations idéales peuvent également devenir conflictuelles.

Mais jusque-là, nous n’avons finalement rien de neuf sur l’Idéal du Moi puisque cette explication, qui est cependant précisée et affinée, est la même que celle décrite dans Psychologie des masses et analyse du moi au chapitre sur l’identification.

Il faut attendre le troisième chapitre et c’est au travers d’un questionnement sur les possibles conflits qui peuvent apparaître dans le moi suite aux multiples identifications que Freud reprend ses interrogations sur la naissance de l’Idéal du Moi et avance une chose pour le moins énigmatique au premier abord : « Ceci nous ramène à la naissance de l’idéal du moi, car derrière lui se cache la première et la plus importante identification de l’individu : l’identification au père de la préhistoire personnelle. »[41]

L’identification au père de la préhistoire personnelle

En effet, qui est donc ce père de la préhistoire personnelle ? Car l’invocation de ce personnage lui permet tout bonnement de poser certes encore une fois une première transformation du moi via une identification, mais également et surtout de se passer d’un investissement d’objet préalable : « C’est une identification directe, immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet. »[42] Cette assertion apparaît des plus déconcertantes à la première lecture. En effet, jusque ici, il fallait toujours un objet auquel le moi pouvait s’identifier afin de pouvoir adopter les traits de cet objet, et finalement, comme l’écrit Freud, s’imposer au ça comme objet d’amour. Mais concernant cette identification primaire, point d’objet désigné. Freud hésite d’ailleurs lui-même devant la nécessité de cette nouvelle identification qu’il désigne, au vu de ce qu’il écrit en notes de bas de page : « Peut-être serait-il plus prudent de dire ‘identification aux parents’… »[43]

Il est vrai que bon nombre de commentateurs interprète ce fameux passage sur cette identification primordiale en pensant à Totem et Tabou et son père de la horde primitive. On connaît le goût de Freud pour la métaphore préhistorique et l’on a déjà vu avec l’animisme et le narcissisme qu’il s’agit pour lui d’effectuer une sorte de parallèle, d’analogie entre l’origine de l’Homme et l’origine du Sujet pourrait-on dire. Aussi, il est possible d’identifier ce père de la préhistoire personnelle au père originaire. Mais cela nous aide-t-il ? Car nous avons simplement déplacé la question, qui devient : qui est le père originaire et quelle est son incidence sur l’appareil psychique d’un nouveau-né ?

Si l’on abandonne définitivement toute connotation lamarckienne[44] pour répondre à ces deux questions, il est possible de considérer que ce père de la préhistoire personnelle, et l’identification de l’enfant à celui-ci que Freud considère comme condition première aux futures identifications narcissiques avec le père ou la mère du sujet, est donc d’une autre nature que les parents de cet enfant.

De quelle nature est-il ce père ? Il est difficile de le dire pour le moment, mais nous pouvons souligner le fait que Freud avait cependant besoin de cet élément et d’une identification spéciale qui, nous le rappelons, lui permet de fonder les futures assises du moi via ses transformations en fonction de ses objets. Par ailleurs, cette nouvelle identification interroge également le statut même que Freud accorde à l’identification. Autrement dit, au travers de cette identification au père de la préhistoire personnelle, nous nous interrogeons sur le sens que Freud donne finalement à ce qu’il nomme identification quand il l’utilise.

En conclusion, retenons que pour Freud, une description correcte de la genèse du moi ne peut donc se contenter d’en rester aux identifications que l’on peut qualifier maintenant de secondaires et qui concernent ces objets que sont la mère et le père de l’enfant.

Nous considérons que c’est là le point de fuite théorique sur lequel nous sommes obligés de nous arrêter afin de circonscrire notre champ de recherche.

Aussi nous pensons que pour aller plus loin sur ce point, il serait intéressant d’introduire les distinctions de Lagache au sujet du Moi Idéal et de l’Idéal du Moi. Distinctions que Lacan reprendra et développera grâce à son triptyque symbolique, imaginaire et réel. Nous pensons que cette question mériterait un développement trop important à elle toute seule pour la traiter ici. Nous la reprendrons cependant dans le chapitre où nous essaierons de discuter notre approche théorique.

L’idéal du moi ou le surmoi

Comme nous l’avons déjà dit, Freud achève le développement de son concept d’Idéal du Moi dans ce texte. Il accole le terme de sur-moi constamment à celui d’Idéal du Moi, et finit par ne parler que du premier. Les fonctions décrites pour l’Idéal du Moi vont maintenant être attribués au sur-moi, et la jonction entre la description des processus liés au complexe d’Œdipe dit complet et les processus d’identification va être effectuée. La nouvelle instance possède maintenant ces deux facettes : « tu dois être ainsi (comme le père), elle comprend aussi l’interdiction : tu n’as pas le droit d’être ainsi (comme le père), c’est-à-dire tu n’as pas le droit de faire tout ce qu’il fait ; certaines choses lui restent réservées. »[45]

Freud parle alors de double visage pour l’Idéal du Moi.

Etudiant ce texte, il nous a semblé difficile de l’utiliser pour notre étude tant les ramifications qu’il propose avec d’autres concepts comme le complexe d’Œdipe notamment, nous emmènent loin. Ce que Freud propose dans cet essai nous a semblé trop complexe pour être véritablement travaillé dans le champ de notre étude. Mais nous essaierons d’en dégager cependant certaines interrogations dans la partie de cette exposé où l’on discutera ce à quoi nous serons parvenus après la mise à l’épreuve de notre hypothèse.


[1] Sigmund Freud, « le poète et l’activité de fantaisie », in Œuvres complètes, tome VIII, PUF, 2007, p. 163.

[2] Janine Chasseguet-Smirgel, La maladie d’idéalité, essai psychanalytique sur l’idéal du moi, L’Harmattan, 1999.

[3] Sigmund Freud, « Le roman familial des névrosés », in Œuvres complètes, tome VIII, PUF, 2007, p. 253.

[4] Ibid., p. 253

[5] Ibid., p. 254

[6] Ibid., p. 254

[7] Sigmund Freud, « Le roman familial des névrosés », in Œuvres complètes, tome VIII, PUF, 2007, p. 256.

[8] Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme », in Œuvres complètes, tome XII, PUF, 2005, p. 243.

[9] Ibid., p. 235.

[10] Ibid., p. 236.

[11] Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme », in Œuvres complètes, tome XII, PUF, 2005, p. 237.

[12] Ibid., p. 236.

[13] Ibid., p. 237.

[14] Ibid., p. 238.

[15] Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme », in Œuvres complètes, tome XII, PUF, 2005, p. 238.

[16] Ibid., p. 244.

[17] Ibid., p. 244.

[18] Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », in Œuvres complètes, tome XIII, PUF, 1988

[19] Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 522.

[20] Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 187.

[21] Ibid., p. 193.

[22] Ibid., p. 193.

[23] Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 194.

[24] Il faut noter que si Freud donne cette définition en 1908 dans La morale sexuelle « culturelle » et la nervosité moderne, il ajoutera plus tard, en 1932, dans sa Suite aux leçons d’introduction de la psychanalyse que la sublimation consisterait à la fois en un changement de but, mais également en un changement d’objet à valeur sociale plus élevée. Aussi, la distinction qu’il fait dans Pour introduire le narcissisme entre sublimation et idéalisation serait à reprendre pour être affinée avec sa dernière définition de la sublimation.

[25] Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme », in Œuvres complètes, tome XII, PUF, 2005, p. 237.

[26] Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 199.

[27] Ibid., p. 197.

[28] Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 198.

[29] Ibid., p. 198.

[30] Sigmund Freud, « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 269.

[31] Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 200.

[32] Sigmund Freud, « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 267.

[33] Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 213.

[34] Ibid., p. 219.

[35] Ibid., p. 224.

[36] Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 225.

[37] Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme », in Œuvres complètes, tome XII, PUF, 2005, p. 241.

[38] Ibid., p. 243.

[39] Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 194.

[40] Sigmund Freud, « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 269.

[41] Ibid., p. 271.

[42] Ibid., p. 271.

[43] Ibid., p. 271.

[44] Freud a toujours tenu à une interprétation de la persistance en chacun de nous de traces mnésiques héritées phylogénétiquement de nos tous premiers ancêtres. Il a été fortement influencé par les théories de Lamarck sur l’évolution des espèces, notamment celles qui expliquaient l’évolution en termes d’hérédité des caractères acquis, qui sont aujourd’hui caduques.

[45] Sigmund Freud, « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 274.

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