L’homme, la machine et… les Zombies 1/2

Les philosophes et les scientifiques ont souvent utilisé « l’animal » comme catégorie pour penser, par différence, celle de « l’homme ». Il s’agit alors bien souvent de tenter de cerner « une certaine nature humaine » en opposition à une autre nature, qui serait plus « naturelle » en quelque sorte, et que l’animal incarnerait. Avec les progrès technologiques, un certain type de machines a pris de plus en plus d’importance dans nos vies, à savoir les robots. Une des questions (que l’on retrouve dans la science-fiction de manière imposante) sera ou est, quelle(s) relation(s) aurons-nous avec ce type de machines que sont les robots. Il semble important de relever que nous avons déjà des dispositifs technologiques qui engagent nos subjectivités, les modifient, les disciplinent tant elles engagent nos corps, et qui sont déjà largement diffusés, à partir desquels nous pouvons d’ores et déjà penser des débuts de réponse. Ces dispositifs sont les jeux vidéo.

Nous cheminerons donc ici en deux temps au travers de réflexions mettant en jeu robots, ordinateurs ou encore jeux vidéo, qui mériteront d’être remises en ordre plus tard, mais que je voudrais voir fonctionner comme des pistes de travail, pour saisir certains phénomènes que j’ai l’impression de pouvoir mettre sur le même plan.

Du Cyborg aux Zombies…

Serge Tisseron s’intéresse au devenir de nos relations avec les machines.  Et il fait le lien très justement avec les relations que nous entretenons déjà avec les jeux vidéo[1]. Car en effet, les jeux vidéo proposent des expériences de relation avec un type de machine, dite Intelligence Artificielle, qui sont finalement très proches de celles que l’on peut mettre en place avec un robot, à la différence cependant importante, que les robots ont un corps, c’est-à-dire qu’ils occupent un espace physique, ont un poids, une texture, etc. qui peut rappeler celui d’un animal de compagnie d’ailleurs.

Cette relation de l’homme avec la machine a une longue histoire. Dans la période qui a succédé l’invention de la machine universelle de Turing, la métaphore du Cyborg a fait fortune.

Le philosophe Mathieu Triclot, qui a écrit l’excellent « Philosophie des jeux vidéo » (dont on peut trouver quelques mots ici), nous interpelle dans un texte récent qui lui aussi articule relations aux machines et relation aux jeux vidéo : « Cyborg vs Zombies. Ou pourquoi il est important de considérer les jeux vidéo ».

Dans ce texte, il rappelle que deux textes scandent l’évolution de la figure métaphorique du Cyborg :

-          Manfred E. Clynes, Nathan S. Kline, « Cyborg and space », Astronautic, September 1960.

-          Donna Haraway, « A Manifesto for Cyborgs : Science, Technology, and Socialist Feminism in the 1980s », in The Haraway Reader, Routledge, New York, 2004.

Face à cette figure du Cyborg qui nous a aidés pour penser nos relations avec la machine sur le mode d’une hybridation de nos corps avec les dispositifs machiniques (« Le terme apparaît pour la première fois dans l’article si souvent cité de Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline de 1960 pour désigner le cyber-organisme, l’organisme qui délègue ses fonctions de régulation à un système mécanique exogène »[2]), se sont développés d’autres usages et pratiques relationnelles avec les machines, qu’un autre texte moins connu a cherché à saisir au même moment, précisément en mars 1960, à savoir celui de Joseph Carl Robnett Licklider intiutlé : « Man-Computer Symbiosis »[3]. La symbiose homme-machine « repose sur la relation entre deux organismes disssemblables, qui maintiennent leurs logiques propres. »[4] (On lira également le post de Yann Leroux sur Licklider : http://www.psyetgeek.com/licklider-lhomme-qui-parlait-aux-machines)

Il existe toujours des réactualisations de cette figure sur le plan philosophique, comme en témoigne ce livre de Thierry Hoquet (que je n’ai pas encore lu), « Cyborg philosophie » : http://www.franceculture.com/emission-place-de-la-toile-cyborg-philosophie-2011-10-08.html

Mais au-delà de cet aspect historique tout à fait important (car il faut, et le travail de Triclot est important sur ce sujet, articuler le contexte socio-politique avec l’évolution de nos relations avec les machines), il y a cette question qui me fait me sentir tout à fait proche de ce travail de recherche, c’est celle de « la fabrique de la subjectivité dans la relation intime aux machines informatiques. »[5]

J’ai en effet déjà écrit ici, au travers de mes recherches sur Turing, que je cherchais à penser le lien qui peut nous unir aux machines. Un lien de jouissance assurément. Et j’ai déjà également dit combien les jeux vidéo sont un bon terrain d’observation. Les jeux vidéo sont intrigants en effet quant aux questions qu’ils peuvent soulever sur la façon dont on peut vivre le fait d’être incarné dans un corps, et dont on en jouit. Je conçois le jeu vidéo comme permettant une sorte de léger déplacement, d’expérimentation de cette possibilité de subjectiver son corps différemment, et donc d’en jouir de manière également différente.

Et c’est là que l’on peut parler du lien que Mathieu Triclot fait avec un auteur que j’apprécie également, et qui avance des choses intéressantes, à savoir Pierre Cassou-Noguès. Ce dernier a écrit notamment Une histoire de machines, de vampires et de fous et Mon zombie et moi. J’ai déjà commencé à en parler ici : Notes sur « Une histoire de machines, de vampires et de fous » – Episode 1 et les suites Episode 2, Episode 3 et Episode 4.

En usant de cette figure du Zombie, via le travail de Cassou-Noguès, Triclot nous enjoint donc à penser désormais avec les Zombies, plutôt qu’avec les Cyborgs.

Pour lui, ces Zombies possèdent en effet trois propriétés intéressantes :

1)      Le zombie « constitue comme le cyborg un être frontière qui frappe l’imaginaire, à l’articulation de l’organique et de l’inorganique, du vivant et du mort. Le zombie est une sorte d’animal-machine cartésien, un corps privé de conscience, sans regard ni parole. Il n’y a pas de machine en lui, seulement la mort, mais sa démarche hésitante et bancale rappelle cependant la formule de Bergson à propos du rire : de la mécanique plaquée sur du vivant. »

2)      « Le deuxième intérêt du zombie est de nous renvoyer directement aux variations possibles du corps propre. C’est ainsi que l’utilise Cassou-Noguès : le zombie permet de tourner en variations imaginaires autour du corps, d’en interroger la constitution et les limites. »

3)      « […] contrairement au cyborg, aussi bien qu’à la figure proche de la créature de Frankenstein, le zombie va par bandes. L’ontologie du zombie est de hordes, disparates et bariolées. Par différence avec le héros romantique de Shelley, qui erre sans fin sur la terre gelée, rejeté par les hommes, le zombie agit en groupe, sous la forme du déplacement aléatoire ou de la convergence vers la citadelle assiégée. La horde maintient l’individuation, la dissemblance entre individus. »

Leibniz disait déjà « Nous sommes des automates dans les trois-quarts de nos actions ». Cassou-Noguès est un auteur qui prend au sérieux à la fois les rapports de la rationalité avec la fiction, et notre fascination pour les machines, notamment la question qui me semble éminemment contemporaine, en quoi sommes-nous et surtout continuerons-nous à être différent des machines ? J’ai l’impression, comme d’autres psychanalystes, qu’un certain devenir-machine pourrait être à l’œuvre dans notre culture. Il consisterait en cette illusion de pouvoir se libérer de la pulsion comme du désir. Cette « part maudite » qui pèse finalement si souvent sur l’être humain. La machine, bien qu’il s’en défende, pourrait apparaître alors à l’être humain comme une figure libérée du Mal.

Cassou-Noguès travaille également à saisir la bascule qui a eu lieu selon lui dans notre imaginaire autour de notre conception de la machine, et donc par conséquent dans notre conception de ce qu’est l’humain. Cette évolution du paradigme classique au moderne, il lui semble qu’on peut l’observer au travers des textes de Descartes qui proposent une conception de l’homme-machine exactement contraire à celle des robots contemporains. Nous en reparlerons une autre fois.

Des relations d’empathie et de la symbiose homme-machine

J’ai récemment vu ce reportage où des chercheurs japonais ont mis au point un robot qu’ils ont distribué dans certaines institutions accueillant des personnes âgées atteintes neurologiquement.

Pour voir la vidéo :  Les robots thérapeutiques

Serge Tisseron qui parle de ce même robot, développe ses réflexions dans cet article « De l’animal numérique au robot de compagnie : quel avenir pour l’intersubjectivité »[6] à partir d’une notion qu’il met au centre, l’empathie. C’est en effet à partir de l’empathie qu’il explique les phénomènes que les joueurs, ou les arpenteurs de mondes virtuels, connaissent bien, mais qui restent parfois tout à fait surprenantes à qui les éprouve. Ce sont en effet ces sensations physiques que l’on peut éprouver au travers de ce que vit le personnage censé nous représenter dans l’espace numérique que l’on nomme avatar.

Je m’interroge quant à moi sur la manière dont il pourrait être possible d’articuler ces phénomènes avec d’autres que tout le monde connaît lorsqu’il utilise d’autres machines, une voiture par exemple, et qui ont déjà été étudiés dans le domaine de la clinique du travail. Ces phénomènes sont ressentis et désignés par le fait d’avoir la sensation de « faire corps avec la machine ». Lorsque nous conduisons une voiture, ou bien lorsque nous jouons à un jeu vidéo, il me semble que l’éprouvé de notre corps change, et que notre « enveloppe corporelle » s’étend si l’on peut dire.

Christophe Dejours est un psychiatre et psychanalyste français. Professeur au CNAM, il a fondé une discipline qu’il a baptisée, la psychodynamique du travail. « Ses thèmes de prédilection sont l’écart entre travail prescrit et réel, les mécanismes de défense contre la souffrance, la souffrance éthique ou bien encore la reconnaissance du travail et du travailleur. »[7] Vous pouvez lire cet ouvrage écrit par une de ses élèves, Pascale Molinier : Les enjeux psychiques du travail. Introduction à la psychodynamique du travail.

Dejours a travaillé sur ce qu’on pourrait appeler « la symbiose du travailleur avec sa machine ». Il me semble que cela pourrait rejoindre certaines réflexions de Licklider sur la symbiose homme-machine. Dejours a remarqué que lorsque se développe un véritable dialogue entre le travailleur et sa machine, il se développe en parallèle un certain type de fantasme, un fantasme vitaliste, qui donne vie à cette machine, afin de la domestiquer comme un animal. C’est bien évidemment ce fantasme qui est à l’œuvre lorsque nous commençons à donner des petits surnoms à nos machines, nos smartphones par exemple, lorsqu’on se surprend à les encourager, ou bien à les gronder lorsqu’elles ne fonctionnent pas comme on l’attend. Christophe Dejours explore donc ces phénomènes en mettant en avant ce qu’il appelle l’intelligence du corps.

En effet c’est par le corps que l’on développe cette sensibilité. Et c’est cette sensibilité qui nous fera apprécier le contact avec le bois, l’acier ou bien encore le langage binaire… Selon Dejours, ce n’est que dans ce dialogue sensible que se développent nos compétences techniques, y compris celles qui restent en apparence les plus intellectuelles, et non pas grâce à une intelligence désincarnée.

Dejours rappelle dans un exposé[8] que ce sens technique a déjà étudié par certains cliniciens du travail, et il me semble que ces pistes de recherche pourraient tout à fait nous aider à comprendre ce qui se passe lorsqu’un gamer « subjective » son jeu vidéo et sa manette, afin d’en faire une véritable extension de son propre corps.

Le corps qui est en mesure de subjectiver, de se transformer finalement en Zombie, de faire corps avec une machine, ce n’est donc pas le corps des biologistes, ou en tout cas de ceux qui réduisent le corps à un pure organisme (c’est-à-dire finalement à une machine ?). C’est bien plutôt le corps que chacun éprouve, celui qu’il habite dans une relation intime et qui évolue au fil des ans. C’est « le corps qui est engagé dans la relation à l’autre ». Et c’est finalement le corps érogène qu’a conceptualisé la psychanalyse.

Dejours, dans la perspective la plus traditionnelle de la théorie psychanalytique, nous rappelle que ce corps, celui du travailleur, du gamer et j’ajouterai donc celui du Zombie, s’est construit dans la relation à l’autre, et en premier lieu dans la relation la plus intime avec la mère ou son substitut. Ce corps est ainsi « contaminé » par le sexuel de l’adulte, les fantasmes érotiques de la mère, du père. Et c’est bien ce corps qui est convoqué à la fois par le travail, mais également par une relation avec la machine, et donc par les jeux vidéo.

Il nous faudrait donc explorer plus en avant ces liens, entre la seconde propriété du Zombie dont parle Triclot, et ce que la psychanalyse peut nous apporter sur le corps érogène et sa capacité à s’étendre, à développer une sensibilité qui englobe la machine pour en faire une extension du corps propre, car je crois que le corps tel qu’il a déjà été théorisé en psychanalyse pourrait constituer comme des pré-conditions à l’advenue du Zombie. Le corps est un construit, façonné par sa rencontre avec le langage, ainsi que ses rencontres avec les incarnations de l’Autre ayant pris soin de ce corps.

A suivre …

Fin de la première partie.

Seconde partie


[1] Par exemple dans « De l’animal numérique au robot de compagnie : quel avenir pour l’intersubjectivité ».

[2] Mathieu Triclot, « Cyborg vs Zombies. Ou pourquoi il est important de considérer les jeux vidéo », http://arcade-expo.fr/?page_id=620

[3] http://groups.csail.mit.edu/medg/people/psz/Licklider.html

[4] Mathieu Triclot, « Cyborg vs Zombies. Ou pourquoi il est important de considérer les jeux vidéo », http://arcade-expo.fr/?page_id=620.

[5] Mathieu Triclot, « Cyborg vs Zombies. Ou pourquoi il est important de considérer les jeux vidéo », http://arcade-expo.fr/?page_id=620

[6] http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=RFP_751_0149

[7] http://fr.wikipedia.org/wiki/Christophe_Dejours

[8] Chrisophe Dejours, « Subjectivité, Travail et Action », http://sites.univ-provence.fr/ergolog/pdf/bibliomaster/dejours.pdf

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7 réponses à “L’homme, la machine et… les Zombies 1/2”

  1. #1. jcdardart le 13 octobre 2011 à 23 h 11 min

    Ramener la question du corps dans le rapport humain-machine du coté du corps érogène me semble être une perspective assez peu explorer. En passant les choses du d’un rapport homme-machine-sexuel noué par le corps, ceci invoque 2 références qui peuvent amener à réfléchir :

    1/ si le sexuel s’en mêle s’agit-il vraiment d’un rapport ? cf il n’y a pas de rapport sexuel de Lacan

    2/ Dolto a élaboré la notion d’image inconsciente du corps que se constitue des zones érogènes investies de plaisir. A distinguer du schéma structurel du corps. Elle rapporte un certains de symptômes somatiques à un trouble de cette image au niveau d’une ou plusieurs zone érogène.

    C’est intéressant ces questions du corps car avant de travailler en Maitrise un mémoire sur les Jeux vidéo, javais fais ma note clinique sur la question de l’image du corps et de la médiation. Je me demande du coups si cela ne faisait pas partie d’un même type de questionnement théorico-clinique.


  2. [...] vous conseille de lire la première partie du texte : L’homme, la machine et… les Zombies 1/2 à laquelle je ferai référence dans ce [...]


  3. [...] L’homme, la machine et… les Zombies 1/2 [...]


  4. [...] Article initialement publié sur le blog de Vincent Le Corre [...]


  5. [...] la jouissance avec la machine et que Vincent Le Corre théorise actuellement sur son blog. Dans « L’homme, la machine et… les Zombies 1/2 », il reprend, tour à tour la figure du cyborg puis du zombie pour proposer des pistes pour [...]


  6. [...] top: "+=100" }, "slow"); //.effect("bounce", { times: 5}, 300); }, 1000); }); vincent-le-corre.fr – Today, 11:30 [...]


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