Notes sur « Une histoire de machines, de vampires et de fous » – Episode 4
Variations imaginaires au sein de fictions…
Il s’agirait ainsi pour Cassou-Noguès, en écrivant de la fiction, d’analyser les images, mais non en se tenant à l’extérieur de l’imaginaire comme dans une analyse philosophique classique ou scientifique, mais en tentant plutôt d’être à l’intérieur même de l’espace où elles se forment, et par là de jouer avec elle, afin de « construire des propositions philosophiques, des systèmes si l’on veut, que l’analyse des concepts ne suffirait pas à justifier »[1]
Dans un livre plus récent, Mon zombie et moi, Cassou-Noguès poursuit cette manière de philosopher, et apporte des précisions sur la manière dont il pense cette imagination. Petit détour donc pour essayer de suivre sa démarche :
« L’hypothèse dont je pars est que les bornes de l’imagination sont définies par la fiction, au sens d’une histoire que l’on raconte. Ce que je peux imaginer, c’est ce que je peux raconter. […] Mon idée est que l’analyse donnée par le philosophe est elle-même fondée sur des fictions : un texte au moins qui décrit une certaine expérience et s’entend de la même façon qu’une description littéraire.»[2]
Plus précisément, Cassou-Noguès emprunte à Husserl une partie de sa méthode analytique qui pouvait écrire effectivement que « La fiction constitue l’élément vital de la phénoménologie. »[3] Husserl avait effectivement parlé de la technique des variations imaginaires, afin de rechercher les essences.
Il s’agit de faire « varier » par l’imagination un objet pour en déduire ses limites. Ainsi, « par exemple la couleur peut-elle être saisie indépendamment de la surface sur laquelle elle est ‘étalée’ ? Non, puisque une couleur séparée de l’espace où elle se donne serait impensable. Car si, en faisant ‘varier’ par l’imaginaire l’objet couleur, nous lui retirons son prédicat ‘étendue’, nous supprimons la possibilité de l’objet couleur lui-même, nous arrivons à une conscience d’impossibilité. Celle-ci révèle l’essence. Il y a donc dans les jugements des limites à notre fantaisie, qui nous sont fixés par les choses mêmes dont il y a jugement et la Phantasia elle-même décèle grâce au procédé de la variation. […] L’essence ou eidos de l’objet est constitué par l’invariant qui demeure identique à travers les variations. »[4]
Cassou-Noguès entend y introduire une différence : « Je reprends donc la méthode phénoménologique de la variation imaginaire, avec cette différence que l’imagination tient dans une fiction, une fiction narrative : elle passe par le langage. Le possible est donné dans un récit, une histoire que l’on raconte, et non comme un vécu intérieur. »[5]
Aussi, nous dit-il, c’est notre adhésion à certaines histoires, notre capacité à nous laisser entraîner dans certaines fictions qui vont ainsi constituer la base de l’analyse philosophique, à l’instar des variations imaginaires dont le phénoménologue rendait compte pour atteindre l’essence d’un objet. En sachant que « Les histoires qui emportent l’adhésion ne sont pas arbitraires. Le domaine, les situations et les êtres qui s’y dévoilent, est délimité et possède une structure, des lois qui restent implicites mais qu’il s’agit justement d’étudier. C’est le domaine du possible, des situations ou des êtres possibles. […] Un être possible fait l’objet d’une histoire à laquelle on adhère.»[6]
Je pense ici au dernier film d’Almodovar, La piel que Habito (La peau que j’habite) qui revisite en quelque sorte et entres autres thèmes, le mythe de Frankenstein. Sans tout développer, l’histoire nous présente un chirurgien qui, par vengeance et désespoir, recrée sa femme (et sa fille peut-être…) à partir d’un jeune homme, via les avancées de la chirurgie, et de la recherche médicale. On peut adhérer à cette fiction où la transformation de ce pauvre jeune homme nous paraît aujourd’hui tout à fait plausible.
En apportant certains être bizarres issus de la littérature, comme Frankenstein donc, mais aussi les vampires ou encore les zombies, on peut ainsi importer certaines propriétés et les faire varier, pour atteindre les limites même de l’imagination, les limites du domaine du possible, là où l’histoire que l’on va inventer ou raconter, va finir par poser problème, à l’instar du personnage Griffin de H. G. Wells par exemple : si un homme invisible peut voir sans être vu, un homme dont le corps serait intangible (comme une sorte de fantôme ?) pourrait-il serrer la main d’un autre homme, et sentir cette main, alors que l’homme ne pourrait sentir en retour la main de cet homme au corps intangible ?
Pour Cassou-Noguès, dire cela, « C’est dire, d’une part, que la fiction permet, par une variation imaginaire, d’analyser les propriétés de nos sens. Et c’est dire, d’autre part, que cette variation imaginaire, dans la fiction, connaît des limites : on ne peut pas raconter n’importe quoi. Le champ du possible possède une structure et des limites que la fiction, d’une époque donnée, ne semble pas pouvoir dépasser.»[7]
L’expérience fictionnelle et l’adhésion qu’elle suscite chez nous, délimite ainsi le domaine du possible. Ces limites varient selon les époques, soit qu’un auteur réussisse à inventer des situations ou des êtres possibles nouveaux, auxquels nous pourront adhérer, soit que certains bouleversements, notamment scientifiques, viennent modifier le cadre de nos lectures.
Ces limites mobiles du possible sont censées nous permettre en retour de mieux analyser certains aspects de nos subjectivités en relation avec nos sens, notre rapport à notre corps et aux autres, et peut-être, j’ajouterai certains aspects qui peuvent nous apparaître difficiles à cerner dans certaines situations.
Sur la fiction, le possible et ses limites
Dans Mon Zombie et moi, en citant deux textes importants dans la tradition philosophique, Descartes et l’expérience du morceau de cire qui fond à la chaleur du feu (à travers laquelle Descartes veut démontrer que l’unité du morceau de cire, même si, et surtout si ses propriétés en viennent à se modifier, nécessite l’exercice de l’entendement), et Merleau-Ponty sur « le sujet de la sensation »[8] (qui répond au premier, au travers d’une description où, au contraire, c’est le corps du sujet qui a son importance dans l’acte de perception), Cassou-Noguès entend montrer que quel que soit le texte, il « s’appuie sur une description, qui relève de la même écriture que la fiction littéraire. »[9] Les deux philosophes nous construisent, chacun à leur manière, une « fiction inavouée », qui « ouvre une situation possible »[10] venant attirer le lecteur, afin d’y faire jouer par la suite ses concepts.
Pour Cassou-Noguès, le réel que la philosophie convoque pour l’analyser, est transféré, ou métabolisé, pourrait-on dire via l’écriture, « informé par une écriture qui utilise les mêmes ressources que la littérature ou est de même nature que celle de la littérature. […] » Et « L’analyse de l’expérience repose elle-même sur la fiction.»[11]
Il ne s’agit donc plus d’opposer le sérieux du philosophe à la fantaisie du littérateur, des descriptions qui seraient d’un côté réelles face à d’autres qui se donneraient pour imaginaires. Mais si l’on suit Cassou-Noguès, de reconnaître plutôt qu’au travers de l’analyse des situations possibles, on va pouvoir distinguer dans le réel ce qui est essentiel de ce qui est contingent, en faisant varier certaines propriétés jusqu’à faire ressortir certaines limites liées au possible. Le possible débordant l’actuel, on peut imaginer certains êtres impossibles dans notre monde actuel, mais tout à fait possibles dans un monde possible, un monde par exemple issu des univers de la science-fiction. En analysant certaines propriétés de ces êtres, nous pourrons ainsi, en retour, en apprendre un peu plus sur les caractères et les propriétés essentielles de notre monde actuel.
Des limites du langage ?
Posant ceci, Cassou-Noguès pose une question qui me semble importante. C’est celle des limites du langage qui donne la fiction, qui l’informe, et en retour des conséquences de cette limite sur le statut de la fiction.
Cassou-Noguès prend pour exemple la description que Roquentin relate dans son journal, dans le roman de Sartre La Nausée. Roquentin en effet semble à un moment perdre le contact avec les mots et leurs significations, et par là, semble réussir à avoir comme un accès aux choses elles-mêmes. « Le voile se déchire » écrit-il. Une impression que les choses se donnent elles-mêmes directement à lui, impression qui devient angoissante, et au travers de laquelle Roquentin pense toucher à une sorte de secret concernant l’Existence.
Comment rendre compte, relater une expérience d’avant le langage, par le biais même du langage ?
La psychanalyse se heurte souvent à ce même problème il me semble. Lorsqu’elle cherche par exemple à parler de l’autisme, ou encore de l’expérience des nourrissons.
Plus généralement, on pourrait s’interroger sur ce qu’on appelle « clinique » dans nos écrits, ou bien dans la transmission orale que l’on peut faire entre collègues. Quelles sont les modes sous lesquelles on la relate ? Comment relate-t-on cette expérience ?
Cassou-Noguès en conclue ainsi que selon lui l’on ne peut décrire ce monde hors langage en première personne. « Celui qui observe le monde d’avant le langage n’est pas celui qui décrit cette expérience »[12]
Dans le cas de Roquentin, le personnage relate l’expérience de la nausée, de la rencontre avec l’Etre, dans son journal, c’est-à-dire, après avoir vécu l’expérience en première personne, et donc après avoir retrouvé l’usage du langage.
« Je ne peux pas m’imaginer revenir à un monde d’avant le langage : l’imaginer, c’est-à-dire le raconter. Je peux imaginer un autre personnage dans ce monde sans langage, un autre personnage qui peut être moi-même quelques heures auparavant mais qui n’est pas moi qui raconte actuellement. Il faut donc distinguer deux sortes de possibles et deux sortes de fictions. »[13]
Ainsi, nous aurions :
1) Une fiction qui peut se raconter et s’écrire à la fois au présent et en première personne : ce serait la fiction qui détermine le possible. « je peux m’imaginer »
2) Une fiction qui se raconte au passé ou au futur, et en troisième personne : ce serait une fiction qui n’ouvre qu’un possible-limite. « je ne peux pas m’imaginer moi-même mais seulement imaginer un autre, un personnage qui n’est pas moi »
La question du possible de la science et du possible de la fiction
On a vu combien cette question était au centre de son travail sur Gödel, et combien les théories scientifiques pouvaient à la fois influencées les fictions, mais aussi être également en écho avec l’imaginaire de l’époque.
Cassou-Noguès distingue donc le possible du monde actuel, du possible de la fiction qui déborde le premier. Qu’en est-il de ce troisième possible, de la science, qui est, lui aussi, plus large que le possible de notre monde actuel. Il serait en principe inclus dans celui de la fiction.
Les voyages dans le passé semblent par exemple une possibilité dans certaines théories scientifiques, bien qu’impossibles dans notre monde actuel. Alors que l’invisibilité restera une impossibilité scientifique (du simple fait que pour voir il faut que nos yeux arrêtent la lumière, donc ne doivent pas être invisibles), tandis qu’elle semble tout à fait acceptable dans les mondes de la fiction.
Conclusion en forme de question
Pour conclure ici sur ces limites du possible de la fiction, je me poserai une question à laquelle je n’ai pas de réponse qui me satisfasse pour le moment.
Nous avons dit, en suivant Cassou-Noguès, que le champ du possible possédait une structure et des limites. Mais aussi que la fiction, comme une sorte de méthodes de variations imaginaires était un moyen intéressant pour explorer les limites de ce possible. Il me semble ainsi que pour le philosophe, c’est le critère de l’adhésion dans l’expérience fictionnelle qui va permettre ainsi de cerner les limites de ce domaine du possible.
Ma question est alors au sujet de cette adhésion. Comment analyser cette adhésion ?
Je me suis demandé dans un premier temps s’il n’y aurait pas des variations subjectives, d’un sujet lecteur à l’autre, concernant l’adhésion à certaines fictions ?
Cassou-Noguès prend ainsi l’exemple du chat qui s’efface dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles. « Voir un sourire sans un visage qui sourit me semble impossible, que ce soit moi qui assiste à la scène ou un autre personnage. C’est donc que je n’adhère pas à ce passage. »[14]
Puis, j’ai compris cependant qu’il veut poser que le possible qui l’intéresse n’est pas du ressort du sujet lecteur :
« […] une conception du possible que je veux écarter : un possible déterminé dans une réflexion intérieure, indépendante de la narration elle-même et fixant des bornes pour celles-ci. »[15].
Le possible qui l’intéresse doit donc être construit par un sujet qui appartient tout entier à la fiction. Et c’est ce sujet de la fiction qui imagine, et qui raconte au présent et en première personne.
Comme il le précise, « Je ne prétends pas cependant que la fonction de la littérature consiste à explorer le possible dans de telles fictions. Mes recherches ne portent pas sur la littérature. Elles visent seulement à aborder des problèmes philosophiques au moyen d’un certain genre de fictions. »[16]
Mais l’adhésion reste de quel côté. Du côté du sujet de la fiction ou du sujet-lecteur ?
Il y a quelque chose qui m’échappe donc pour le moment, et que je laisse en suspens…
Si vous avez des remarques à ce sujet, n’hésitez donc pas.
[1] Pierre Cassou-Noguès, Une histoire de machines, de vampires et de fous, Vrin, 2007, p.161.
[2] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p. 37
[3] Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Gallimard, p. 227
[4] Jean-François Lyotard, La phénoménologie, PUF, 1954, p.11 et 12
[5] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p. 38
[6] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p. 38 et 39
[7] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p. 40
[8] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p. 41 à 43
[9] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p. 43
[10] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p. 44
[11] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p. 44
[12] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p.48
[13] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p.48
[14] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p.49
[15] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p.50
[16] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p.50
mot(s)-clé(s) : Mon zombie et moi, phénoménologie, Pierre Cassou-Noguès, Une histoire de machines de vampires et de fous
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[...] Et c’est là que l’on peut parler du lien que Mathieu Triclot fait avec un auteur que j’apprécie également, et qui avance des choses intéressantes, à savoir Pierre Cassou-Noguès. Ce dernier a écrit notamment Une histoire de machines, de vampires et de fous et Mon zombie et moi. J’ai déjà commencé à en parler ici : Notes sur « Une histoire de machines, de vampires et de fous » – Episode 1 et les suites Episode 2, Episode 3 et Episode 4. [...]
[...] Quatrième partie Tags cassou-noguès, mon zombie et moi Categories Information [...]