Notes sur « Une histoire de machines, de vampires et de fous » – Episode 3

Paris, le 15 septembre 2011.

Le concept d’imaginaire et son lien avec la science

Nous avons vu que Cassou-Noguès cherchait des modes d’analyse philosophique de nos positions de sujet. Rejouant d’une certaine manière le geste cartésien, il le transfert pourrait-on dire dans un espace fictionnel, censé donner ce qu’il appelle « le possible », qui serait la matière sur laquelle on peut philosopher, c’est-à-dire un ensemble de figures subjectives fictionnelles, sur lesquelles, ou plutôt à l’intérieur desquelles il va analyser notre rapport à la réalité, comment nous nous représentons nous-mêmes, les autres, comment nous tentons de faire avec le fait que, spontanément, nous nous pensons comme à la fois des corps et des esprits. Sachant finalement, que la structure imaginaire, autrement dit les figures que nous pouvons convoquer pour nous penser, ne sont plus les mêmes qu’à l’âge classique par exemple. Et c’est vers ce dernier point que j’aimerais avancer.

« La méthode est une analyse de l’imaginaire intérieure à l’imaginaire. Il s’agit de jouer sur les images, d’utiliser leurs ressorts propres, dans la fiction par conséquent, pour mettre en lumière leur structure.»[1] Le concept d’imaginaire auquel fait référence Cassou-Noguès est nous dit-il, emprunté à Bachelard. Il s’en explique dans les « compléments » dans son livre Une histoire de machines, de vampires et de fous, et qui sont deux textes d’une autre facture, plus classique, placés après la fiction.

« […] nous dirons que l’imaginaire est en mouvement et se transforme avec les techniques, la littérature et les sciences. A chaque époque, il y a des images qui viennent de la littérature et entrent dans les sciences, des images sur lesquelles les sciences s’appuient et dont elles ne se détachent pas mais qu’elles ne font que transformer. Prenons l’exemple des machines de Turing. […] avec le texte de Turing, l’image de la machine, déjà présente dans littérature et de façon plus diffuse dans d’autres textes logiques, dès Frege, prend une portée à l’intérieur même de la science. […] ici la ‘machine’, le caractère ‘mécanique’, intervient bien comme une image, qui prends son sens d’elle-même, un sens irréfléchi. Il y a bien sûr une description rigoureuse des machines de Turing, un concept si l’on veut. Mais celui-ci ne se dessine qu’a posteriori. »[2]

Pour Cassou-Noguès, l’article de Turing finit même par nous donner une définition de la calculabilité comme « résultat logique fondé dans l’imaginaire. »[3] Vous pouvez lire sur Turing ici.

« La thèse de Turing s’appuie sur cette comparaison raisonnée mais elle s’appuie également sur l’image de la machine. Les textes logiques qui précèdent Turing, les textes de Frege, von Neumann, Gödel, qualifient en un sens vague les procédures calculables, ou formelles, de « mécaniques ». Il y a aussi toute une littérature qui, depuis le XIXe siècle, associe la notion de raisonnement à celle de machine. Ce sont des images diffuses que Turing fixe dans un concept logique. La thèse de Turing ne peut avoir lieu que dans un contexte qui fait déjà place à l’idée de machine. L’article de 1937 ne peut voir le jour que dans une société qui utilise des machines et des machines, qui, comme les métiers à tisser Jacquart dont s’inspire Babbage, peuvent être programmées, c’est-à-dire peuvent réaliser différentes tâches selon les instructions qu’on leur donne. Ces machines sont d’abord passées dans la littérature et Turing les a introduites en logique. »[4]

Dans Une histoire de machines, de vampires et de fous, nous avons bien affaire à une sorte de construction fictionnelle dans laquelle le lecteur est invité à se promener et où les éléments qui construisent le monde décrit lui paraissent plausibles, crédibles, quand bien même ils ressortent d’un espace fictionnel. Car selon Cassou-Noguès, ni la philosophie, ni les sciences ne sont imperméables à l’imaginaire.

Il précise cette thèse, et cherche à mieux la cerner dans « le livre complément » à Une histoire de machines, de vampires et de fous, Les démons de Gödel, où il montre comment Gödel lui-même a cherché à « extrapoler » sur ses propres résultats en logique, d’une manière qui pourrait d’ailleurs tomber sous le coup de la fameuse accusation des Sokal et Bricmont.[5]

Il décrit ainsi l’autre face de son exploration dans Les démons de Gödel : « Le problème qui m’occupe est de savoir ce que l’on peut légitimement tirer d’un énoncé scientifique. […] Ma thèse, de façon très générale, serait que les énoncés scientifiques sont toujours pris dans un contexte qui leur donne une signification plus large que leur simple usage dans la théorie à laquelle ils appartiennent. Il n’y a pas de science, et il n’y a pas de logique sans un tel contexte. »[6] On a donc, avec Les démons de Gödel , un livre qui explore comment un des scientifiques les éminents du 20ème siècle a cherché à « extrapoler » ses résultats, pour s’interroger sur ces rapports, houleux parfois, entre les résultats scientifiques, et le contexte, en partie imaginaire, dans lequel ils s’inscrivent.

« […] la discussion sur la légitimité d’une interprétation philosophique est elle-même philosophique et doit porter sur le contexte, les principes extrascientifiques qui sont associés à l’énoncé scientifique : leur validité ou, dans le cas de Gödel, leur pertinence. On peut bien relever des erreurs chez les philosophes mais l’existence d’un contexte et, par conséquent, l’interprétation extrascientifique des théories scientifiques, qui leur donne un sens plus large que leur usage technique, est intrinsèque à la visée des sciences. »[7]

Cassou-Noguès insiste donc sur le fait, que Turing et Gödel par exemple, logiciens exemplaires, d’une part utilisent en quelque sorte des ressources imaginaires pour asseoir leurs démonstrations logiques, et d’autre part, avec l’exemple du travail philosophique de Gödel, cherchent eux-mêmes à donner un sens plus large à leurs découvertes scientifiques. C’est pour cette raison qu’il s’est intéressé au travail philosophique de Gödel, et qu’il tente dans Les démons de Gödel d’articuler l’analyse proprement logique et mathématique, à l’analyse de la structure de l’imaginaire. Alors qu’il tente dans Une histoire de machines, de vampires et de fous de partir de la fiction et de philosopher à l’intérieur même de l’imaginaire, en faisant varier certaines propriétés aux limites du possible, afin d’éclairer nos figures subjectives.

Il précise cependant que l’imaginaire dont il parle n’est pas à rapporter à l’imaginaire défini par Lacan, mais plutôt aux images de la littérature, aux images portées par une sorte d’imaginaire collectif d’une époque.

« Je parle d’un contexte imaginaire dans la mesure où ces « images », ces « peurs » ou, disons, ces thèmes diffus dans la vie et l’oeuvre du logicien sont de l’ordre de ceux qui, lorsqu’ils sont collectifs et non simplement individuels, s’expriment avant tout dans la littérature. J’emploie donc le terme « imaginaire » en un sens vague (qui ne recoupe pas la distinction lacanienne entre le symbolique et l’imaginaire). »[8]

Le travail des logiciens serait donc « fondé » dans ce contexte imaginaire d’une époque. Mais en quel sens exactement ?

Le problème pour Cassou-Noguès serait que ce contexte imaginaire est particulièrement difficile à cerner tant nous en sommes imprégnés. L’intérêt du travail philosophique de Gödel qui « grossirait » en quelque sorte les images utilisées dans son travail purement logique, serait de présenter un imaginaire si décalé par rapport aux images qui nous sont familières qu’il nous apparaitrait en retour plus « visible », plus manifeste.

« Il faut admettre que notre logique s’enracine également dans un imaginaire mais que nous ne voyons pas ces images comme telles, précisément parce que nous les utilisons, nous les associons aux notions logiques à ce point que nous les confondons avec elles. En fait, l’imaginaire de notre logique ne peut se montrer que négativement par le rapport ambigu des logiciens « fous » à nos images auxquels ils n’adhèrent pas totalement. Leur « folie » vient de ce que l’imaginaire qui sous-tend leur logique comme leur philosophie est décalé par rapport à notre imaginaire ou, pour reprendre l’expression de Gödel,  l’imaginaire de l’esprit du temps : décalé et, manifestement, moins solide. »[9]

Cette position quant au travail logique permet également de montrer pourquoi certaines inventions, certaines découvertes sont retenues dans l’histoire de telle ou telle science, ici en logique. Car Turing ne fut pas le seul logicien à proposer certaines définitions du calcul. Un autre logicien comme Emil Post en avait également proposé une autre, une définition qui empruntait à l’image du travailleur à la chaîne. Mais ce furent les machines de Turing qui l’emportèrent. Cassou-Noguès en conclue que l’imaginaire joue là un rôle important, un rôle de sélection des définitions théoriques.

Pour conclure sur la relation entre les théories scientifiques et le contexte imaginaire de leur époque, Cassou-Noguès pense cette articulation comme une « détermination par un écho imaginaire » qui viendrait orienter les intérêts des logiciens ou des mathématiciens, vers telle ou telle recherche. Ces recherches permettant en conséquence de répondre à des questions de l’époque qui dépassent le cadre des théories scientifiques elles-mêmes. Ces questions de l’époque étant par ailleurs travaillées dans la littérature qui accompagne chaque époque.

« La thèse qui m’occupe actuellement est plus faible que celle à laquelle l’exemple de la calculabilité pouvait me conduire dans Les démons de Gödel. Il serait en effet impossible de soutenir, de façon générale, que les principes d’une théorie, comme les axiomes de la théorie des ensembles, sont déterminés en référence à un contexte imaginaire. Ma thèse serait plutôt que l’intérêt des notions et, par conséquent, les directions du travail des mathématiciens (les mathématiciens ne s’intéressent pas à toutes les notions ou ne cherchent pas à démontrer tous les théorèmes mais seulement des théorèmes « intéressants ») sont déterminés par un écho imaginaire : par ceci que ces notions, ces énoncés reprennent une préoccupation plus large et que l’on rencontre avant tout dans la littérature. Il s’agirait d’étudier cette thèse sur différents domaines mathématiques et, par exemple, la théorie des ensembles. »[10]

Pour le philosophe, notre fascination pour la machine, pour l’idée d’être des machines viendrait ainsi par exemple orienter l’idée de validation de théorèmes en logique.

« Ainsi, la notion de machine de Turing se trouve fixer le mode de validation des énoncés mathématiques et, par là, ancrer à nouveau les mathématiques dans l’imaginaire. La question, au fond, serait de savoir pourquoi nous voulons qu’un théorème puisse être déduit mécaniquement de la théorie des ensembles. Et une réponse serait parce que nous sommes fascinés par l’image de machine, ou l’idée d’être des machines. »[11]


[1] Pierre Cassou-Noguès, Une histoire de machines, de vampires et de fous, Vrin, 2007, p.157.

[2] Pierre Cassou-Noguès, Une histoire de machines, de vampires et de fous, Vrin, 2007, p.159-160.

[3] Pierre Cassou-Noguès, Une histoire de machines, de vampires et de fous, Vrin, 2007, p.160.

[4] http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20072008/Cassou_reponseamacherey13032008.html

[5] « L’unité entre ‘folie’, philosophie et logique pose alors au moins deux problèmes. Le premier concerne l’interprétation de la logique. Que peut-on faire dire à un théorème logique ?  On connaît la dénonciation – par A. Sokal et J. Bricmont dans les Impostures intellectuelles, par J. Bouveresse également dans son livre sur Gödel, Vertiges et prodiges de l’analogie – des usages de concepts, ou d’énoncés scientifiques en philosophie. Or il se trouve d’abord que Gödel emploie par avance le terme même que J. Bouveresse stigmatise, « l’extrapolation ». La philosophie, pour Gödel, est tirée d’une « extrapolation » de la science : une extrapolation, c’est-à-dire non pas une lecture rigoureuse et stricte des énoncés scientifiques mais bien une interprétation qui dégage des idées, des tendances dans les théories actuelles et les prolonge au-delà de ce que celles-ci montrent. […]  Certaines rejoignent d’assez près les conclusions des auteurs que critiquent J. Bouveresse ou A. Sokal et J. Bricmont. Ainsi, Gödel a une interprétation politique de son théorème d’incomplétude qui n’est pas sans rappeler celle de R. Debray »

[6] http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20072008/Cassou_reponseamacherey13032008.html

[7] http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20072008/Cassou_reponseamacherey13032008.html

[8] http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20072008/Cassou_reponseamacherey13032008.html

[9] http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20072008/Cassou_reponseamacherey13032008.html

[10] http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20072008/Cassou_reponseamacherey13032008.html

[11] http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20072008/Cassou_reponseamacherey13032008.html

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