Introduction au livre de Mathieu Triclot « Philosophie des Jeux Vidéo »

Introduction

Mathieu Triclot est maître de conférences en philosophie à l’université de technologie de Belfort-Montbéliard. Ses recherches portent sur la cybernétique, l’histoire de l’informatique et la notion d’information.

Il s’inscrit dans une « philosophie des sciences à la française ». Il a écrit « Le moment cybernétique »[1]. Un livre issu de sa thèse sur la cybernétique, ce mouvement de pensée qui a initié, et accompagné la naissance de l’informatique, mais influencé également une partie des sciences humaines. Son travail de recherche est axé sur la révolution autour de la notion d’information, en posant que le concept d’information est « toujours clivé entre le code et le signal. Si le code est une suite de symboles, de zéros et de uns, susceptible de s’incarner dans n’importe quelle matière, le signal est une matière qui prend forme, l’expression d’un ordre matériel. La cybernétique a fait, à la différence de l’intelligence artificielle, le choix du signal contre le code. »

J’ai eu envie d’introduire son prochain livre « Philosophie des jeux vidéo » au travers d’un commentaire de l’émission Place la Toile à laquelle il a participé le 8 mai 2011, sur France Culture.

Je précise donc que je n’ai pas lu le livre qui sort, a priori, le 26 mai prochain.

Site des Editions Zones

Et si vous voulez jeter un oeil sur le livre, il est en ligne ici :

« Philosophie des jeux vidéo » sur le site des éditions ZONES

Le lien vers le podcast de l’émission : http://media.radiofrance-podcast.net/podcast09/10465-08.05.2011-ITEMA_20284175-0.mp3

Un lien vers le chat sur le site Libération qui a lieu le jeudi 26 mai : « La déambulation dans le monde du jeu constitue une expérience magnifique »

Un article dans Libération sur le livre : La métaphysique du joystick

Les branchements homme-machine et la question du corps, à travers l’analyse des jeux vidéos

L’origine du livre est à situer dans la pratique vidéoludique de son auteur, qui a joué de façon assidue, ayant participé par exemple à des compétitions. Comprendre ce qui se jouait en lui lorsqu’il jouait à un jeu vidéo. Tel est « Le point de départ, être philosophe et hardcore gamer ».

« Qu’est-ce que c’est ce temps passé avec la machine ? Qu’est-ce que j’y investis ? Qu’est-ce qui fait que je m’y engage de manière aussi forte ? ». Voilà des questions, qui encore une fois, concernent tout à fait ce que je cherche au travers de l’exploration entamée avec Turing et l’IA.

Je profite ici pour expliciter un peu plus ce que je cherche avec une série d’écrits à partir de Turing. Et je remercie Vincent Seguret (L’auteur du très bon blog Exercices psychanalytiques pour ses échanges. Je cherche à penser le lien qui peut nous unir avec ces machines. Par exemple, quelle est le statut de leur altérité. Et les jeux vidéo m’apparaissent comme un bon terrain d’observation. Dans ce cadre, je me demande en ce moment dans quel sens la notion de jouissance chez Lacan pourrait m’être utile. D’où une autre série d’écrits débutée à partir du séminaire sur la relation d’objet. Il y a également une seconde question, qui rejoint (mais je ne sais pas encore comment) la question du lien/appareillage/branchement aux machines. C’est celle du corps.

Les jeux vidéo m’intriguent en effet quant aux questions qu’ils peuvent soulever sur la façon dont on peut vivre le fait d’être incarné dans un corps. J’ai l’impression qu’ils peuvent être de bons analyseurs de cette problématique du corps et du « Je », dans le sens où l’expérience de jeu mettrait en valeur quelque chose que l’on ne remarque pas au quotidien.

C’est à dire, que je conçois un peu le jeu vidéo comme permettant une sorte de léger déplacement, d’expérimentation de cette possibilité de subjectiver son corps différemment. C’est une possibilité que l’on aurait tout le temps, mais que le jeu vidéo exploite très bien, met en valeur.
A ce sujet, il y a un auteur qui avance des choses intéressantes, dont j’aimerais me servir, c’est Pierre Cassou-Noguès, et son livre « Mon zombie et moi »[2]. J’en parlerai plus longuement une autre fois.

Une ontologie de l’expérience de jeu

Revenons pour le moment à cette émission de radio.

La question que pose d’emblée Xavier de la Porte est celle-ci : « Comment faire une ontologie de l’expérience de jeu avec un jeu vidéo ? Et en quoi pourrait-elle être différente de l’expérience de jeu avec d’autres médiums ». Des questions qui me travaillent également, notamment au sujet de ce que l’on nomme la malléabilité (Pour un début de réflexion : « De l’objet à la médiation », ou le jeu vidéo comme objet médiateur au sein d’un groupe). Mathieu Triclot les abordent à travers l’élaboration philosophique de sa propre expérience de joueur.

Ce qui est assez étrange, c’est le fait que Triclot n’ait pu faire de lien entre ses précédentes recherches, en histoire et philosophie des sciences, sur la cybernétique, et ses recherches actuelles sur le jeu vidéo. Il reconnait n’avoir pu faire de liens entre les jeux vidéo et la cybernétique, seulement qu’après-coup, après la rédaction de son livre, et le fait d’en avoir peut-être parlé ?

Il s’est aperçu, après-coup donc, que les jeux vidéo étaient nés effectivement après la naissance de ce qu’il appelle « le moment cybernétique », dans les années 60, dans les laboratoires  d’Intelligence Artificielle, et que la connexion était forte. Mais il n’avait pu faire celle-ci dans un premier temps. Je trouve que ce « refoulement » est tout à fait intéressant quant au rapport de ce chercheur vis-à-vis de son objet. Est-ce sa place justement dans le dispositif homme-machine qu’il avait éludée lorsqu’il a commencé à travailler sur un domaine qui visiblement le concernait de très près, quant à son histoire personnelle ? Ou bien est-ce la place du précédent travail sur la cybernétique, en ce qu’il avait un rapport avec le jeu vidéo, sans qu’il ait pu l’élaborer jusqu’à présent, qui avait été éludée ?

Son livre s’ouvre sur un dialogue socratique, donc aporétique, à travers les âges, entre Socrate et… Mario Bros, sur la question suivante : « Qu’est-ce qu’un jeu vidéo ? ». Difficile question effectivement. Triclot qualifie cette introduction de jeu, de « jeu d’écriture » (Peut-être un peu comme Wittgenstein aimait parfois écrire, lui qui s’est aussi intéressé aux jeux), car finalement au travers de ce travail sur le jeu vidéo, il a eu le sentiment d’avoir questionné son propre au texte, à l’écriture. Toujours est-il que cette introduction lui permet de faire apparaître qu’on ne peut définir le jeu vidéo comme un simple objet, comme un ensemble d’objets, quand bien même le jeu vidéo est finalement vendu comme tel (au sens d’une boîte, d’un support matériel, d’une production de code par une industrie culturelle, etc.).

Le jeu vidéo est d’abord pour lui un état. Et c’est cette définition qui lui permet, selon lui, d’aborder l’expérience de jeu à l’aide d’outils philosophiques. Nous verrons plus loin ce qu’est cet état, en le comparant à l’état filmique notamment.

Ainsi pour Triclot, le jeu vidéo est un état, c’est-à-dire un dispositif qui produit de l’expérience. « Une expérience instrumentée ». Pour lui, « il faut que quelque chose s’invente dans la relation à l’ordinateur et à l’écran pour que cela puisse fonctionner », c’est-à-dire au final pour que l’industrie se mette à produire ces objets, qui pourront ensuite être vendus.

Distinguer l’objet de l’état, et le jeu vidéo comme « cinéma interactif » ?

Donc distinguer l’objet et l’état, pour faire place à la philosophie. Et laisser, selon lui, l’objet pour les historiens, et les pratiques aux sociologues. Quant à moi, je me pose la question de quoi devraient s’occuper les psychanalystes concernant le jeu vidéo ? Est-ce une relation avec un objet, ou un état ? Quelle différence fait-il entre un état, et un dispositif ? Nous attendrons le livre pour en dire plus.

Mais dans tous les cas, il me semble que c’est effectivement une approche, qui a l’intérêt de pouvoir saisir que cet objet, a selon moi, « besoin » du sujet humain, pour être défini d’une part, mais surtout pour exister, étant donné la part d’action qui revient au joueur. Ce qui n’est peut-être pas tout à fait le cas d’un film, ou d’un livre, ou d’une peinture, ou encore d’une pièce de théâtre. Cela mériterait que l’on s’y penche un peu plus. En tout cas, c’est pour cette raison qu’on ne peut définir ce qu’est un jeu vidéo qu’en prenant en compte le sujet-joueur, le couple homme-machine. Et c’est aussi pourquoi je trouve intéressant que ce chercheur, qui a pourtant travaillé lui-même sur la cybernétique, n’ait pas fait le lien plus rapidement entre les deux champs.

Pour avancer sur cette ontologie de l’expérience de jeu, le journaliste lui demande donc en quoi cette expérience se distingue des expériences du cinéma. Certains acteurs de l’industrie du jeu vidéo aiment à le désigner comme du cinéma interactif. Triclot rappelle que c’est une vieille idéologie revendiquée. Le premier jeu de la série Medal of Honor reprend par exemple la scène du débarquement du film Il faut sauver le soldat Ryan, et pour cause, il avait été produit par Dreamworks Interactive, c’est-à-dire le studio de Spielberg.[3]

Mais, pour Triclot, l’idée de définir le jeu vidéo comme cinéma interactif est une représentation tout à fausse.

Un des indices serait par exemple que le jeu vidéo serait une expérience où le sujet serait « à l’intérieur », dans la peau du personnage, autrement dit, ce serait une expérience d’incarnation supérieure au cinéma. Or l’expérience que l’on fait, avec le personnage que l’on anime lorsqu’on joue, nous démontre que c’est plutôt, dit Triclot, « une expérience de désincarnation, de distance vis-à-vis du personnage ».

Encore une fois, je fais le lien par exemple avec un autre livre de Pierre Cassou-Noguès, « Une histoire de machines, de vampires et de fous », qui relate l’histoire d’un homme qui se retrouve dans le monde des images, celles de la peinture, et qui découvrant les lois de ce monde, se met à l’explorer. La façon dont Cassou-Noguès construit cette philosophie-fiction, peut être une bonne approche, à mon sens, de l’expérience de jeu : « Je vois et j’entends normalement. Pourtant l’absence de sensation avec la possibilité de mouvement me donne une impression bizarre, de ne pas me trouver dans ce corps mais de le diriger à distance, tout en restant ailleurs. »[4] Je reviendrai sur cet auteur et ces ouvrages, mais je suis d’accord avec Triclot. Quelle expérience corporelle faisons-nous lorsque nous jouons ? Le jeu vidéo modifie le lieu où nous cherchons à nous représenter, à représenter notre être, via nos sensations.

Triclot passe par l’analyse des émotions dans les deux expériences (cinéma et jeu vidéo). Selon lui, la gamme est plus restreinte dans les jeux vidéo, « où l’on actionne des marionnettes ». Et il a tout à fait raison de souligner que le jeu vidéo use des procédés cinématographiques, pour créer de l’identification au personnage, et « nourrir le lien », étoffer le lien, avec ce dernier. Lorsqu’il s’agit de produire de l’incarnation, c’est aux procédés cinématographiques que l’on fait appel, via ce qu’on appelle les cinématiques.

Pour le dire vite, l’émotion suscitée par un film est « une émotion retrouvée », une émotion mémorisée. Alors qu’au cours d’une partie de jeu vidéo, les émotions sont réellement éprouvées, dans le sens où les émotions au sein du jeu, du fait des décisions à prendre, sont réellement vécues, et non simplement stimulées. C’est aussi pourquoi on peut sortir d’un jeu  très énervé par le fait d’avoir perdu… Mais c’est aussi pourquoi, il me semble, la gamme des émotions est aussi plus restreinte. Même si certains jeux, comme Heavy Rain, tentent de les élargir. Et il n’est pas anodin que dans ce cas, le jeu lorgne encore une fois du côté du cinéma.

Stéphane Natkin l’a bien montré également dans son livre « Jeux vidéo et médias du XXIème siècle », « le spectateur ne vit pas un film : il revit au travers du film une succession d’émotions qu’il a mémorisées et qui sont stimulées par le scénario. […] Même si les caractéristiques graphiques et sonores d’un univers ont une puissance d’évocation importante, l’évolution des tensions psychologiques ne suit pas le rythme d’une histoire mais celle des décisions, succès et échec du joueur, comme dans la vraie ‘vie’. »[5]

Ainsi le type d’images que produit le jeu vidéo, leur structure, et le rapport que l’on a à ces images, leurs effets sur nous, sont tout à fait différents de ceux du cinéma. Triclot parle de deux procédés cinématographiques issus de la grammaire du cinéma, mais au final rarement utilisés, et dont le jeu vidéo abuse, à savoir le plan séquence continu (qui est l’inverse de l’utilisation du montage) et la vue subjective. Vous trouverez la vidéo d’un plan séquence de l’excellent film Old Boy de Park Chan Wook, sur cette page : Plan Séquence.

Dans les jeux vidéo en 3D, ces deux procédés dominent effectivement aujourd’hui largement l’écriture des jeux. Et dans l’histoire du cinéma, l’utilisation de ces deux procédés, est liée à la question du réalisme cinématographique, c’est-à-dire, à l’illusion, à la croyance en ce que ces images animées projetées sur l’écran sont vraies, au sens où on les voit comme se déroulant réellement, et non pas comme de simples représentations. Plus précisément, on croit au représenté, et on n’interroge pas la représentation. Et c’est en cela que je pense que le cinéma est plus proche du rêve, que le jeu vidéo. D’où l’idée dans la théorie du cinéma que le plan séquence produit plus de réalisme, que le montage.

Or dans le jeu vidéo, pour Triclot, la question du réalisme ne peut pas se poser dans les mêmes termes, du fait de la nature de l’image, qui est numérique, donc codée, et non pas analogique, comme avec le cinéma. Mélanie Roustan donne par exemple une définition du jeu vidéo comme celle-ci : « l’union du jeu et de l’image de synthèse »[6]. L’image de synthèse n’a effectivement pas de référent, ou plutôt, son référent est entièrement numérique, mathématique, et sa technique de production lui permet d’être manipulable à souhait.

Xavier de La Porte insiste sur cette question du réalisme. Une des ambitions du jeu vidéo actuel ne serait-elle pas de « pousser le réalisme le plus loin possible ? ». Dans les jeux de course de voiture, dans les images produites ? Didier Foucard, autre invité, lie la question du réalisme du jeu vidéo à la gestion du temps dans l’expérience de jeu, c’est-à-dire au fait que c’est le joueur qui déterminerait lui-même, en jouant, le temps qui se déroule. Triclot rappelle à juste titre que cette question du réalisme dans les jeux vidéo n’est pas liée à la mimésis, c’est-à-dire à l’imitation la plus importante des images avec la réalité. Lorsque les pixels des premiers jeux vidéo étaient encore énormes, « on y croyait tout autant », cela fonctionnait. Il semble qu’il lie la question du réalisme des jeux vidéo avec la question de l’immersion.

Pour ma part, comme je l’ai écrit ailleurs (De l’immersion dans les jeux vidéo),  je dirai que l’immersion, c’est ce qu’on veut désigner lorsqu’un sujet suspend le rapport qu’il entretient généralement à la réalité objective, et qu’il se plonge littéralement dans une sorte de neo-réalité, c’est-à-dire une sorte d’univers cohérent produit par un objet représentationnel proposant une fiction, construite à base de représentations littéraires, cinématographiques, ou vidéoludiques. Pour ce sujet, à ce moment-là, plongé dans cet espace fictionnel, la distinction courante, que l’on est censé vivre quotidiennement (mais qui est donc totalement redéfinie en psychanalyse) entre ce qu’on nomme réalité et fiction, a tendance à s’effacer. Le sujet croit ainsi à ce qu’il lit, ou voit, tout en sachant que ce n’est pas « vrai ». Et c’est ce paradoxe qui n’est pas évident à saisir conceptuellement, qui me semble être désigné par l’immersion. L’immersion fait ressortir ce paradoxe inhérent au parlêtre comme disait Lacan (c’est un néologisme désignant l’être humain comme animal parlant) qui est que malgré les éléments de réalité qui nous parviennent de l’extérieur, la réalité psychique, le désir inconscient, prime.

Triclot fait l’hypothèse, quant à la production de ce réalisme, en comparaison avec les théories du cinéma (notamment avec l’excellent livre de Christian Metz « Le signifiant imaginaire, psychanalyse et cinéma »[7], dont il est rare, je trouve, qu’il soit encore cité, y compris parmi les psychanalystes). Metz décrit un état cinématographique. Triclot essaie de décrire, en opposition, un état vidéoludique. Triclot rapproche ainsi, comme Metz et d’autres, l’état cinématographique et l’état onirique pour le sujet[8].

Stora a pu avancer par exemple l’analogie concernant l’état vidéoludique, l’expérience de jouer à un jeu vidéo, avec le rêve. L’argument présenté par Stora[9] pose ainsi que l’expérience vécue à travers un jeu vidéo serait même plus proche du rêve que celle vécue lors du visionnage d’un film. Encore une fois, je suis tout à fait d’accord sur le fait que le jeu vidéo induit un autre type d’expérience d’être dans un corps. Mais je penche pour l’idée que l’expérience proposée par le dispositif du cinéma est bien plus proche du rêve que celle proposée par celui du jeu vidéo. Le cinéma force en effet le spectateur à rester dans à une position passive à l’instar du sommeil profond qui inhibe les circuits neuronaux correspondant à la motricité. Il me semble que c’est lorsque le spectateur se fait rêveur qu’il est pris dans un film. Et si son corps a le malheur de se “réveiller”, alors le sujet-spectateur décroche, comme l’élément externe réveille le rêveur.

Et il me semble que Triclot est tout à fait sur la même voie en disant que l’état vidéoludique est tout à fait différent de l’état cinématographique, en ce que le fait de jouer est plutôt un état de sur-activité, un état d’affairement constant, et qu’en conséquence, on ne peut user de l’analogie avec le rêve. Le réalisme vidéoludique a donc partie liée pour lui avec l’action, et non la perception, comme au cinéma. C’est parce que les objets issus du jeu vidéo répondent à mes actions, que je peux entrer en relation avec eux, et agir au sein des espaces vidéoludiques, que finalement le jeu vidéo présente une forme de réalisme. Il suffit qu’un rien vienne gêner cette réponse du jeu vidéo à mes actions, pour que le réalisme s’estompe.

Pour revenir à Stora, il faut lui reconnaître d’avoir placé au cœur du dispositif du jeu vidéo une question qui me semble essentielle, à savoir celle de l’acte, de l’agir. C’est d’ailleurs celle-ci que nous avons exploré également dans l’article « Esquisse pour une métapsychologie du jeu vidéo comme objet de médiation thérapeutique » en cours d’écriture avec Grégoire Latry.

Toujours pour continuer à essayer d’approcher cette ontologie de l’expérience de « jouer à un jeu vidéo », Triclot explique comment il cherche à relier les conditions subjectives de l’expérience avec le milieu technique dans lequel baigne le jeu vidéo, au sein d’une époque donnée, et cela à partir de trois éléments que sont le lieu, le type d’expérience, et le rapport homme-machine.

Discerner des régimes d’expériences

Le but de son travail est ainsi de chercher à discerner des régimes différents d’expériences, autrement dit, de contextualiser l’expérience de jeu, pour en extraire des formes, en fonction de certains critères. Ainsi, il dit chercher à faire « une micro-géographie des expériences » en les liant à leur milieu.

Comme je le disais ici (Retrogaming, salle d’arcade et préservation des formes d’expérience de jeu vidéo), nous n’avons effectivement pas la même expérience de jeu, chez soi, dans le métro avec une console, ou jouer dans son salon, même avec ses amis, n’est pas la même expérience que jouer en salle d’arcade etc. Aujourd’hui par exemple, il y a un mouvement pour tenter de préserver certaines formes d’expériences de jeu comme celle de la salle d’arcade.

Trois moments, et trois lieux, et finalement trois expériences ludiques différentes. Dans les années 60-70, par exemple, le lieu sera l’Université MIT, où les premiers jeux sont développés par les premiers hackers, le type d’expérience sera la programmation au travers du « contrôle total sur un univers simulé », et le rapport homme-machine, celui de la symbiose.

Triclot développe ainsi des exemples de différences au sein des expériences vidéoludiques, au travers des jeux Spacewar et Pong.

Vous trouverez ici des articles avec une vidéo sur ce jeu Spacewar: http://www.grospixels.com/site/spacewar.php ou encore http://www.jouer-online.com/2008/12/les-origines-du-jeu-video-spacewar/

Autant dans Spacewar, l’expérience est caractérisée par le contrôle total, autant dans Pong, les joueurs sont dans l’obligation de perdre, et d’être dépassés par la vitesse croissante, donc une expérience de perte. Triclot dit, une « expérience du bug ». Les jeux d’arcade seraient finalement la figuration d’une mise en tension croissante, jusqu’à la crise finale, l’expérience du ratage déterminé, prévisible depuis le début. Il prend bien évidemment l’exemple du fameux Tetris, qui serait le plus bel exemple de cette « perte de soi », « la métaphore visuelle de ce débordement programmé », « des simulateurs de l’accident inévitable », de la catastrophe qui est sur le point d’arriver, avec un sujet-joueur sommé de produire l’action qui sauvera de la dite catastrophe.

Yann Leroux avait écrit sur l’expérience des shoot’em up par exemple, et les fantasmes que l’on peut y associer : Les Shoot ‘Em Up

Ces jeux vidéo, produits au sein de ces lieux et époques donnés, portent donc la trace, en eux, d’un rapport homme-machine. Ils sont en quelque sorte l’implémentation d’un rapport homme-machine, qui est lui-même déterminé par les idéologies d’une époque. Triclot raconte par exemple la naissance de l’Intelligence Artificielle, avec Minsky et McCarthy, où la machine est censée pouvoir remplacer à terme l’homme. Spacewar, qui est un jeu à deux joueurs (implémenté sur le PDP-1, il ne peut contenir une IA contre laquelle le joueur pourrait se mesurer), contiendrait, par exemple, non pas cette problématique du remplacement de l’homme par la machine, que les programmes de jeux d’échecs figurent parfaitement, mais celle de « la symbiose homme-machine », où l’ordinateur est conçu comme « un deuxième moi », « un collègue ». A l’époque, en 1960, Licklider écrivait son article sur cette symbiose homme-machine, Man-Computer Symbiosis : (Licklider, l’homme qui parlait aux machines)

Les deux autres moments importants sont les débuts des années 70, les salles d’arcade, où le jeu vidéo devient un objet commercial. Et enfin, à partir des années 80, le développement des consoles.

Le travail de Triclot serait donc de relier en quelque sorte les fantasmes que l’on pourrait dégager du gameplay des jeux, au contexte socio-politique, autrement dit de les relier au milieu dans lequel évoluent ces jeux, afin de mieux caractériser l’expérience vidéoludique, et de ne pas essentialiser celle-ci ?

Triclot ne s’attaquerait-il pas en somme au discours de l’Autre, contenu dans les jeux vidéo, d’une époque et d’un lieu donné ?

Politique des jeux vidéos, ou jeux vidéos politiques ?

Relier, y compris politiquement la forme d’expérience produite lorsqu’on joue à un jeu, à « d’autres formes d’expériences à l’écran qui se déploient socialement ». La question me paraît effectivement sensible à l’heure actuelle, et plus qu’intéressante si l’on considère le jeu vidéo comme un possible média important, voire comme LE média qui risque d’être investi le plus dans les prochaines années.

Comment les jeux vidéo « font de la politique » pour le dire vite ? Et non, juste par leur contenu, mais en somme par leur dispositif, leur gameplay, mais surtout l’expérience vidéoludique produite. C’est une question qui peut rejoindre celle du théâtre par ailleurs, où l’inflation du théâtre dit politique masque et obture le fait que ces formes théâtrales sont bien souvent tout à fait fades du point de vue de leur véritable efficience politique, quand bien même elles ne cessent de se réclamer du « théâtre politique ». (Lire par exemple à ce sujet l’article de Diane Scott « Politique» dans la revue en ligne Agôn, dossier numéro 3 « Utopies de la scène, scènes de l’utopie ».

Triclot distingue trois niveaux de lecture politique des jeux vidéo.

1) Le premier niveau : la représentation, autrement dit le contenu explicite, dans lequel peuvent se trouver certains messages politiques. Il me semble effectivement nécessaire de considérer le jeu vidéo comme un phénomène social complexe, qui demande d’ailleurs une approche sociologique critique, soucieuse des idéologies portées par les jeux vidéo. D’où l’intérêt d’analyses du contenu des jeux (ce que peut proposer par exemple une revue telle que Les cahiers du jeu vidéo) qui nécessitent une critique approfondie des jeux. A ce propos, Triclot cite le dernier Call of Duty où le personnage avec lequel on joue, doit tirer une balle dans la tête de Fidel Castro, juste après avoir dit « Il est temps d’écrire l’histoire »…  Il est vrai, comme le dit Triclot, que l’on peut jouer, c’est-à-dire être dans cet état d’affairement, et ne pas prêter attention à ces messages explicites. Mais cela ne veut pas dire qu’ils n’aient pas d’effet non plus.

Encore une fois, l’analogie avec le théâtre peut être intéressante, où justement tout l’enjeu politique de la représentation théâtrale elle-même, de la forme, peut être « oubliée » en transformant le spectacle en outil de communication, support de message.

2) Le second niveau, celui du modèle, dans le sens où « les jeux vidéo peuvent intégrer des représentations de la réalité, avec des choses que l’on peut faire, et d’autres que l’on ne peut pas faire ». Là encore, si Triclot cite Sim City, Laurent Tremel et Tony Fortin ont également produit un bel exemple de critique rigoureuse de la série Civilization[10] où ils montrent par exemple, outre l’absence de civilisation musulmane (sic) qui appartiendrait au premier niveau du politique, l’impossibilité d’adopter un modèle de civilisation autre que le capitalisme de nos démocraties libérales présentées comme l’aboutissement le plus complet, au sein même du gameplay.

3) Le troisième niveau : celui de l’expérience de jeu elle-même. Il prend pour exemple, la problématique de ce que l’on appelle actuellement la gamification (pour une analyse de ce concept, (lire : Le double jeu de la gamification), qui est en résumé les liens de transfert entre les expériences ludiques, et les expériences de travail. Ce serait l’usage toujours croissant de l’outil informatique qui rendrait aussi poreux ces domaines, censés depuis toujours être bien séparés. L’usage croissant de l’outil informatique au sein d’un monde que l’on souhaiterait calculable, contrôlable à souhait. L’évaluation, l’utilisation massive des indicateurs, étant ce mode de gestion caractéristique de l’état politique actuel, Triclot la rapproche des pratiques, et des gameplay au sein des jeux actuels. Un jeu comme les Sims le montre bien avec ses indicateurs de besoins et désirs du sim’s. Ce serait, pour Triclot, le niveau le plus profond. Mais nous attendons son livre pour mieux le cerner.

Selon moi, il ne faut pas oublier la potentialité de réception du caractère politique de tel dispositif artistique, ou encore d’une œuvre. Si l’état d’affairement du jeu vidéo peut expliquer en partie l’insensibilité aux contenus politiques explicites (à moins que ce ne soit l’accord avec ces contenus qui les fassent également passer inaperçus ?), il ne faudrait peut-être pas oublier « l’état idéologique », les capacités de réception de cet aspect politique au sein d’une société donnée, à une époque donnée. Et à ce sujet, je rejoins les questions de Diane Scott sur cette problématique lorsqu’elle écrit : « On posera donc provisoirement, après cette comparaison, que, contrairement à ce que le discours de communication laisse accroire, le caractère politique n’est pas un attribut propre à un objet donné, mais est fonction de coordonnées plus profondes liées non seulement à sa réception mais à la représentation du politique que se fait une société à une époque donnée. Fonction de la façon dont une société se représente elle-même dans l’Histoire. Comment qualifier ce phénomène particulier, qui serait la « politicité » ou la « politialité », la réactivité politique des périodes plus que des objets ? Comment identifier cet espace mental particulier qui correspond à la représentation qu’une société se fait d’elle-même comme fait politique et qui va conditionner le regard porté sur les objets qu’elle se propose à elle-même ? Importance donc variable de la réalité du politique pour les sujets collectifs. »[11]

Mais je crois que Triclot va finalement d’une certaine manière dans ce même sens, en interrogeant, notamment au travers de cette porosité du jeu à d’autres domaines, comment le dispositif vidéoludique, en tant que médium possiblement artistique, pourrait servir au sujet-joueur d’outil portant certaines possibilités d’interrogation quant au désir même du sujet.

Il conclue l’émission en effet en posant (et j’espère en le montrant dans son livre de façon plus détaillée) que le jeu vidéo pourrait proposer une forme d’expérience, certes ludique, mais qui pourrait tout à fait proposer des conditions au sujet afin que ce dernier puisse interroger précisément son engagement, son désir de sujet-joueur dans ces dispositifs machiniques qui ont envahi notre quotidien (cela rejoint ainsi tout à fait les questions que je me pose), mais j’aurais envie d’ajouter aussi peut-être l’engagement dans le monde tout court ?


[1] Mathieu Triclot, Le moment cybernétique, Champ Vallon, 2008.

[2] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, Seuil, 2010.

[3] http://vieuxjoueurs.free.fr/?tag=steven-spielberg

[4] Pierre Cassou-Noguès, Une histoire de machines, de vampires et de fous, Vrin, 2007, p.47.

[5] Stéphane Natkin, Jeux vidéo et médias du XXIème siècle, Vuibert, 2004, p.41 et 42.

[6] Sous la direction de Mélanie Roustan, La pratique du jeu vidéo : réalité ou virtualité ?, L’Harmattan, 2003, p.16

[7] Christian Metz, Le signifiant imaginaire, psychanalyse et cinéma, Christian Bourgois, 2002.

[8] Notamment dans le chapitre « Le film de fiction et son spectateur (étude métapsychologique) », p.123

[9] Michael Stora : « Rêves et réalité : une clinique du jeu vidéo comme médiation thérapeutique », in Dialogue, n°186, 2009.

[10] Fortin, Tony et Laurent Trémel. 2005. « Les jeux de “Civilization” : une représentation du monde à interroger ». Dans Tony Fortin, Philippe Mora et Laurent Trémel (dir.), Les jeux vidéo : pratiques, contenus et enjeux sociaux, p. 123-167. Paris : L’Harmattan. Lire encore : LA PRATIQUE DES JEUX VIDEO ET L’USAGE DES ORDINATEURS : VERS UNE SOCIOLOGIE « ASOCIALE »

[11] Diane Scott, « Politique », in revue Agôn, numéro 3 « Utopies de la scène, scènes de l’utopie » : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=1484.

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2 réponses à “Introduction au livre de Mathieu Triclot « Philosophie des Jeux Vidéo »”


  1. [...] Triclot, qui a écrit l’excellent « Philosophie des jeux vidéo » (dont on peut trouver quelques mots ici), nous interpelle dans un texte récent qui lui aussi articule relations aux machines et relation [...]


  2. [...] Mathieu Triclot, qui a écrit l’excellent Philosophie des jeux vidéo (dont on peut trouver quelques mots ici), nous interpelle dans un texte récent qui lui aussi articule relations aux machines et relation [...]

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