Alan Turing, épisode 9 : La révolution des mathématiques, Turing et la matière numérique

Comme nous l’avons déjà répété, 2012 est le centenaire de la naissance d’Alan Turing (1912-1954), l’un des concepteurs de nos petites machines informatiques. Le dernier numéro de La Recherche propose un dossier fort passionnant sur la profonde transformation des mathématiques induite justement par ses échanges avec l’informatique.

Rappelons avec Gérard Berry (auteur du livre « Penser, modéliser, maîtriser le calcul informatique », sa leçon inaugurale au collège de France que vous pouvez visionner ici Leçon inaugurale du 19 novembre 2009. Gérard Berry – Penser, modéliser et maîtriser le calcul informatique), directeur de recherche à l’INRIA et professeur au collège de France, que « l’informatique est née d’une conjonction entre ingénierie électronique et mathématiques », (p.10). Les deux disciplines n’ont cessé de se nourrir l’une l’autre, pour aboutir à une sorte de symbiose. « Et depuis une vingtaine d’années les échanges se sont accélérés L’univers numérique joue actuellement pour les mathématiques le même rôle de catalyseur qu’a joué la physique au XXème siècle. » (p.10)

Ce numéro fort intéressant retrace ainsi les grandes étapes de l’histoire de l’informatique (dont l’apport de Turing évidemment) en lien avec la notion d’algorithme présente depuis longtemps dans le champ mathématique (des algorithmes empiriques existaient d’ailleurs même avant leur conceptualisation et leur compréhension théorique par les mathématiques).

Il se propose ensuite de présenter certains des grands problèmes qui résultent précisément de l’utilisation de l’informatique dans le travail mathématique, ou le travail des mathématiciens.

Turing et la matière numérique

C’est l’occasion pour moi de commencer à m’interroger ici sur une expression qui me semble intéressantes, à savoir celle de « matière numérique ».

Scoop it sur les matière(s) numérique(s)

On parle depuis longtemps des « mondes numériques ». Yann Leroux en fait par exemple ici une typologie intéressante :

Une typologie des mondes numeriques par Yann Leroux

Où l’on pourrait donc établir cette typologie des mondes numériques avec Leroux :

1) « Les jeux »

2) « Les sites de réseaux sociaux »

3) « Les écritoires » dans lesquels il place les Wiki, le mail, les forums de discussion, les messageries instantanées et les bavardoirs formant « des espaces d’écritures collectifs ou de personne à personne », mais aussi « Les blogues » et enfin « les espaces virtuels » de type Second Life (2001) .

4) « Les espaces augmentés. Le croisement de l’Internet et de la téléphonie mobile a donné naissance à un nouvel espace : celui de la réalité augmentée. En visant un objet avec son téléphone mobile, l’utilisateur fait apparaitre des informations issues de bases de données formées sur le réseau. Il est ainsi possible de faire apparaitre les appartements en vente dans un immeuble, ou déterminer si un produit est écologique. En somme, ce que certains appelaient « le virtuel » enrichit la réalité. ».

Personnellement, la question des jeux vidéo me travaille, et on peut la considérer comme une manière d’investir, d’interagir avec la « matière numérique » et la machine. Si la machine est aujourd’hui appréhendée comme une sorte de partenaire, la matière numérique serait à la fois le lieu de rencontre où des objets malléables sont partagés avec ce partenaire; objets sur lesquels nous pouvons agir ou objets que nous pouvons co-construire, transformer, modeler parfois avec l’aide de ce partenaire.

Cette expression « matière numérique » est en effet de plus en plus utilisée chez certains de mes collègues qui réfléchissent sur le numérique. Elle est intéressante car finalement un peu paradoxale (C’est une matière que l’on ne peut toucher), mais utile pour le champ clinique.

Je pense enfin également qu’elle peut rejoindre Turing, en travaillant sur sa nature (du langage) et ses propriétés…

Dans un autre article, « Le numérique, une matière cognitive », Leroux présente ce qui serait selon lui les deux premières matières d’humanité, à la fois porteuses de codes (au sens du code vestimentaire par ex. donc de support d’identité sociale), et porteuses d’un sens partageable, nous aidant finalement à imprimer, mémoriser nos états intérieurs, ainsi que l’état du monde. La troisième matière qui aurait émergée serait donc le numérique, au sens où ce dernier « est la nouvelle matière à penser de l’humanité. »

Il fait un lien entre cette nouvelle matière, le numérique, et l’écriture : « A chaque fois qu’une société humaine a changé la façon dont elle produisait, stockait et diffusait l’information, il y a eu des changements majeurs à l’échelle de l’humanité. L’invention de l’écriture, quelque part dans le bassin fertile vers – 3300 ans avant J.-C. est souvent donné en exemple. Avec l’écriture, viennent toute une série de changements : l’agriculture, la ville, la loi… Elle mature lentement jusqu’au 15ieme siècle avec l’imprimerie de Gutenberg explosant alors en une série de changements que l’on connait sous le nom de Renaissance. Mais que serait l’écriture sans la tablette d’argile, le volumen et le codex ? Que serait l’écriture sans le support sur lequel elle s’écrit ? Que serait l’écriture sans le tissu et le papier, ces matières premières d’humanité ? »

Clarisse Herrenschmidt, dans son ouvrage Les trois écritures, langue, nombre, code, interprète les premiers travaux de Turing comme les débuts d’une troisième révolution dans le domaine de l’écriture, « celle de l’écriture informatique et réticulaire »[1], après celle qui aurait consisté en « l’invention de l’écriture des langues », et celle que fut « l’écriture monétaire arithmétique ».

Les images numériques sont des images construites non plus à partir d’une impression photochimique ou d’un enregistrement vidéo-électronique d’un fragment de réel, mais à partir d’algorithmes, donc à partir d’une écriture mathématique. L’écriture serait donc le niveau ontologique de cette matière numérique.

Pour conclure sur le niveau de nos interactions possibles avec cette matière, Guillaume Gillet liste par exemple les diverses opérations que le numérique permettrait, dans son billet Le numérique et ce blog magique.


[1] Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures, langue, nombre, code, Gallimard, 2007.

mot(s)-clé(s) : , , , ,

You can leave a response, or trackback from your own site.

6 réponses à “Alan Turing, épisode 9 : La révolution des mathématiques, Turing et la matière numérique”

  1. #1. Guillaume GILLET le 20 décembre 2011 à 8 h 56 min

    Très intéressant ce petit billet et j’airais aimé davantage de développement tant le sujet semble vaste et encore en friche au niveau de certaines parcelles.

    La matière numérique présente certaines particularité qui la rapproche du médium malléable, particularité qui ne sont pas, contrairement au autres objets, constantes.
    En effet, du choix d’interface, de machine, de type d’écran, du type de Jeu etc…se dégagent des propriétés potentielles qui permettent un relai au processus psychique et notamment transférentiels en souffrance.
    C’est en ce sens que je rejoint l’idée que tu m’a soumise et que je souhaite développer du Numérique comme tentative d’intériorisation externalisée.

  2. #2. admin le 20 décembre 2011 à 13 h 36 min

    @Guillaume, oui, c’est en effet juste un petit billet d’introduction pour que je me lance une réflexion sur ce sujet. Mais je vais essayer de poursuivre ;o)
    Je me suis formulée cette idée d’externalisation de certains processus en lisant Turing « Sur les nombres calculables… ».
    En créant sa métaphore du ‘computer’, (c’est le sujet humain qui calcule à la base qui est désigner par ce mot) Turing nous montre que l’acte de calculer opéré par un être humain peut effectivement être externalisé dans une machine. Il (ré)ouvre (elle était déjà ouverte…) finalement ainsi la voie à une humanisation future de la machine en la décrivant capable d’effectuer certains actes qui restaient jusqu’à présent humains. Pourrait-on dire qu’il donne ne consistance symbolique à une représentation imaginaire…
    Donc, un processus peut-être plutôt d’externalisation de certains processus (c’est la sous-traitance de la machine à qui l’on donne du calcul à faire) qui seront dans un second temps, réintrojectés, via le rapport que l’on construire avec ce partenaire un peu spécial qu’est la machine.


  3. [...] jQuery("#errors*").hide(); window.location= data.themeInternalUrl; } }); } vincent-le-corre.fr – Today, 2:13 [...]


  4. [...] des algorithmes de la géométrie algébrique réelle, rappelle ce que nous avons dit lors de l’épisode précédent, à savoir qu’avec l’informatique, « l’histoire du calcul entre dans une phase radicalement [...]


  5. [...] top: "+=100" }, "slow"); //.effect("bounce", { times: 5}, 300); }, 1000); }); vincent-le-corre.fr – Today, 9:41 [...]


  6. [...] ces objets culturels que sont les jeux vidéo, et qui sont un exemple paradigmatique de cette « matière numérique » (le scoop it associé…) alliée à la dimension ludique qui est particulièrement [...]

Répondre