La fonction symbolisante de l’objet 2/2 ou les jeux vidéo face à la destructivité primaire

Dans la première partie, je commence le commentaire de l’article de René Roussillon « La fonction symbolisante de l’objet » publié dans « Agonie, clivage et symbolisation », vous pouvez la lire ici :

La fonction symbolisante de l’objet 1/2

La conception winnicottienne de la genèse de la découverte de l’altérité de l’objet

Rappelons que différents écrits de Winnicott ont été publiés après sa mort sous le titre « Objets de l’’usage d’un objet’ ». Cet article qui est donc une collection de notes et écrits, a été placé dans le recueil La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques.

On peut considérer cet article de Winnicott, comme Roussillon le fait par ailleurs dans un autre article, « Le paradoxe de la destructivité ou l’utilisation de l’objet selon Winnicott »[1], comme une contribution psychanalytique « à la théorie de la construction de l’épreuve de réalité et à l’application de ses présuppositions aux cures de patients réputés psychotiques ou limites »[2], ou autrement dit au problème de l’accès à la réalité par le sujet, et au problème concomitant : celui de la constitution de l’Objet.

L’article de Winnicott n’est pas « évident », c’est à dire qu’il ne nous livre pas de solution clé en main, mais il me semble être, et peut-être pour cette raison, des plus importants et intéressants. Il apporte des compléments à sa théorie des phénomènes transitionnels où la question principale est d’une certaine manière, comment en sort-on ? Comment l’Objet peut-il à un moment être découvert dans sa réalité externe.

Roussillon rappelle que pour Freud, « l’objet naît dans la haine » (« Pulsions et destin des pulsions », 1915). La position de Winnicott est donc à réarticuler avec celle de Freud.

Si Winnicott semble avoir du mal avec un concept comme celui de pulsion de mort, Roussillon pense que l’on peut considérer chez Winnicott un couple de concepts qui se rapproche du couple freudien, pulsion de vie/pulsion de mort : le couple destructivité/créativité.

Il existe différentes hypothèses chez Freud concernant ce que l’on nomme l’épreuve de réalité, mais celle qui est la plus articulée à la découverte de l’Objet est celle que nous avons rappelée, à savoir que l’objet naît dans la haine. Winnicott va ainsi se positionner dans son texte « Objets de l’’usage d’un objet’ » par rapport à cette hypothèse freudienne. Pour le psychanalyste britannique, ce n’est pas la découverte de l’Objet via son caractère frustrant lors de l’épreuve de réalité qui déclencherait haine et destructivité. Il pose d’une part une sorte de paradoxe qui énonce que pour que l’Objet puisse être découvert dans sa réalité extérieure, il faut qu’il puisse être détruit fantasmatiquement, tout en y survivant. Cet Objet doit ainsi se présenter d’une manière qui laisse penser au sujet qu’il a été atteint, mais qu’il reste vivant, tout en le faisant d’une manière qui ne porte aucunement atteinte du côté du sujet, c’est-à-dire en évitant les représailles envers lui. Autrement dit, la destructivité et la survivance de l’Objet dépendent expressément pour Winnicott du mode de réponse de l’Objet face aux attaques du sujet.

« Alors que classiquement l’extériorité était découverte ‘dans la haine’ […], directement issue de la frustration et de la destructivité, et comme en opposition à celles-ci, Winnicott soutient, quant à lui, que la naissance de l’extériorité dépend de la réponse de l’objet à la destructivité du sujet. Là commence le registre et de la relation d’objet et de l’utilisation de l’objet.»[1].

C’est cette étape de plus que l’on va essayer de cerner avec l’article « Objets de l’’usage d’un objet’ ».

Dans ces écrits, Winnicott distingue donc « la relation à l’objet » de « l’usage de l’objet », puis essaie d’articuler ces deux dimensions. Essayons de voir comment.

Winnicott nous dit que selon lui « le mode de relation à l’objet est une expérience du sujet que l’on peut décrire par référence au sujet en tant qu’être isolé »[2]. Il résume la différence entre ces deux dimensions de cette manière « […] la relation peut être décrite par référence au sujet individuel et [que] l’usage ne pourra l’être que si l’on accepte l’existence indépendante de l’objet, tout comme sa propriété d’avoir été là constamment. »[3]

Il réfère ainsi le mode de relation à ce qu’il a développé autour de la notion de « capacité à être seul ».[4] Mais concernant l’usage, « il n’y a pas d’échappatoire possible: l’analyste doit prendre en considération la nature de l’objet, non en tant que projection, mais en tant que chose en soi ».

La séquence, nous dit Winnicott, débute par le mode de relation à l’objet puis se termine par l’usage de l’objet.

Entre les deux, (la relation et l’usage), se situe « la chose la plus difficile peut être du développement humain, ou la plus ingrate des toutes premières failles qu’il s’agira de réparer [...] c’est la place assignée par le sujet à l’objet en dehors de l’aire du contrôle omnipotent de celui-ci : à savoir la perception que le sujet a de l’objet en tant que phénomène extérieur et non comme entité projective, en fait, la reconnaissance de celui-ci comme une entité de plein droit. »[5]

Détruire, dit-il

Winnicott distingue ainsi ces deux dimensions pour préciser que le changement qui mène de la relation à l’usage « signifie que le sujet détruit l’objet »[6].

Mais que signifie détruire l’objet pour Winnicott ?

Est-ce le renvoyer, l’expédier hors l’aire transitionnelle, hors du contrôle omnipotent de l’enfant ?

Les objets « sont en cours de destruction parce qu’ils sont réels et ils deviennent réels parce qu’ils sont détruits (étant détruits et consommés) »[7].

Winnicott nous dit en effet que le sujet détruit l’objet parce qu’il est situé en-dehors de l’aire, mais également que c’est la destruction de l’objet qui le fait sortir de cette aire de contrôle omnipotent. Sommes-nous donc ici dans les phénomènes paradoxaux chers à Winnicott ? Et que la destruction de l’objet en fait partie.

Ce qui semble en tout cas certain, c’est qu’à partir de cette étape, « le sujet peut alors commencer à vivre sa vie dans le monde des objets ».

« survivre » (concernant l’Objet) signifie « ne pas appliquer de représailles », et il semble que pour Winnicott, c’est là tout l’art de l’analyste et de sa propre capacité à élaborer une réponse.

Ce « détruire » ne doit pas s’entendre dans le sens d’une véritable destruction/disparition, mais dans le fait que « cette activité destructrice correspond à la tentative que fait le patient pour placer l’analyste hors du contrôle omnipotent, c’est à dire dehors, dans le monde. S’il ne fait pas l’expérience de la destructivité maximale (objet non protégé), le sujet ne place jamais l’analyste au-dehors, c’est pourquoi, il ne pourra rien faire de plus que l’expérience d’une sorte d’auto-analyse utilisant l’analyste comme une projection d’une partie de son soi. »[8]

Retour à Roussillon

Roussillon reprend donc cette idée importante de Winnicott que pour être découvert et utilisé, l’Objet doit tout d’abord être détruit, ce qui signifie selon Winnicott, survivre à la destructivité du patient. Le fait de survivre, pour l’Objet, est donc en lien avec la réponse qu’il offre aux attaques du sujet-patient.

Roussillon veut préciser la nature de cette réponse et ajoute donc que cela « implique  [pour l’Objet] la présence de trois caractéristiques dans ses réponses à celle-ci [la destructivité] : l’absence de retrait – l’objet doit se montrer psychiquement présent – l’absence de représailles ou de rétorsion – l’objet ne doit pas engager un rapport de force avec le sujet. Cependant ces deux caractéristiques premières, et souvent seulement évoquées, ne suffisent pas, l’objet – et en cela il témoigne de son existence comme autre-sujet – l’objet doit sortir de l’orbite de la destructivité pour rétablir le contact avec le sujet : il doit se montrer créatif et vivant. […] les deux autres caractéristiques ne sont au fond que des pré-conditions nécessaires pour celle-ci advienne.»[9]

En suivant Winnicott, c’est donc l’expérience de la destructivité primaire qui se trouve placée à l’origine de la construction de tout appareil de symbolisation. Mais plus précisément, c’est la réponse de l’Objet aux premières attaques du sujet qui détermine la possibilité de mise en place de toute symbolisation.

Cette réponse de l’objet est donc caractérisée par deux pré-conditions :

-          l’absence de retrait

-          l’absence de représailles ou de rétorsion

Et une dernière caractéristique qui signe le fait que l’Objet est également un autre-sujet :

-          l’objet doit se montrer créatif et vivant

« L’objet ainsi découvert dans son extériorité, une relation d’objet, nécessairement ambivalente, va pouvoir advenir. L’objet ‘survit’, il est ‘découvert’ comme objet de la pulsion, il est aimé. Mais du même coup le sujet dépend de lui ; l’objet peut être absent, manquer, et de cela il sera haï. […] La transformation de l’illusion et de la destructivité en moteurs de l’activité représentative ne peut s’effectuer sans l’entremise de l’objet.»[10]

En suivant Winnicott et Roussillon, on peut également concevoir à présent que la tendance à la destruction, dans la réalité, qui s’actualise parfois chez certains sujets, sans qu’ils y trouvent même de plaisir (car dans ce cas on pourrait la concevoir comme de la « simple » agressivité, c’est-à-dire une certaine violence mêlée d’érotisme), « pourrait être alors comprise non pas comme le signe de quelque intolérance primaire à la frustration mais le signe de l’échec répété de l’expérience détruit/créé. […] Le sujet a expérimenté la ‘réalité’ de la non-survivance de l’objet, cette ‘réalité’ réalise le fantasme de destructivité et du même coup lui fait perdre sa localisation intra-psychique, son caractère potentiel.»[11]

Cette réalisation d’un fantasme a les atours d’un trauma particulièrement conséquent et brouillant de manière dramatique les « repères du dedans et du dehors en créant un noyau de confusion primaire. »

On peut ainsi comprendre pourquoi Winnicott finira par dire, dans « la crainte de l’effondrement »[12] que l’évènement qui est redouté par le sujet s’est en fait déjà produit dans l’histoire de celui-ci. « La tendance à la destruction des psychotiques et ‘cas limites’ répéterait indéfiniment cet échec primordial du détachement primaire de l’objet […] »[13]

Destructivité et « matière numérique »

J’aimerais tenter d’examiner maintenant si et comment l’on pourrait se servir du « modèle » que propose Winnicott pour saisir l’utilisation de certains objets numériques dans des cadres différents, tel que le simple cadre ludique, ou bien le cadre d’une psychothérapie, mais également le cadre de ce que l’on pourrait appeler avec Tisseron, une « auto-thérapie » (« Le virtuel à l’adolescence – autodestruction ou autothérapie ? »[14]) c’est-à-dire les tentatives solitaires d’un sujet pour trouver une autre issue plus favorable à certains conflits ou traumas. Ces tentatives mènent généralement à des répétitions, parfois envahissantes. Dans le cadre des jeux vidéo, on peut ainsi parfois émettre l’hypothèse que le sujet chercherait à (re)nouer une relation avec la machine, plus sécurisante, là où les relations antérieures avec ses Autres primordiaux ont pu échouer.

L’axe central serait alors les propriétés à la fois de l’analyste (et on a vu combien pour Winnicott la conduite de la cure dépend de sa capacité à « survivre aux attaques », donc de ne pas exercer de représailles) et du jeu vidéo, ou encore de l’outil numérique qu’est un PC par exemple, dans leur rapport à la destructivité du sujet selon Winnicott.

Si l’on comprend le fait de « détruire » (tel que je comprends ici Winnicott du moins…) comme le passage d’un lieu à un autre, et non comme une disparition, l’analyste, ou un jeu vidéo, ne « disparaissent » pas (du moins ils ne sont pas censés le faire. Il va de la responsabilité de l’analyste d’être fiable. Et il va de la bonne qualité de l’outil numérique de ne pas bugger, ou de ne pas se détruire réellement par suite d’une mauvaise manipulation par exemple. Ce serait l’absence de retrait ?). Ils seraient donc d’une certaine manière « toujours là ». L’ordinateur est censé présenter certaines fonctions qui permettent la sauvegarde des contenus, donc la possibilité de retrouver intact quelque chose, même après son altération. Idem pour un jeu vidéo. L’angoisse de « tout casser » chez certaines personnes qui appréhendent un ordinateur pour la première fois, pourrait être articulée à un fantasme primaire de destruction de l’Objet car lorsque ces personnes acceptent de passer outre cette première angoisse, elles peuvent réellement commencer à apprendre l’usage de l’ordinateur.

Guillaume Gillet explore ici (http://psychologienumerique.wordpress.com/2011/10/29/le-travail-de-la-mort-dans-le-jeu-video/) de manière tout à fait intéressante ce qu’il appelle le travail de la mort dans les jeux vidéo, et ses liens justement avec la fonction de la sauvegarde dans les jeux vidéo.

Si cet objet numérique n’exerce a priori pas de représailles envers son utilisateur. Même si ce dernier l’a malmené… Il paraît cependant difficile au même objet numérique, y compris à une IA, de se montrer psychiquement présent, et peut-être encore plus, de se montrer créatif et vivant…

Peut-on soutenir  tout de même qu’ils (l’Objet, l’analyste ou l’objet numérique) sont censés de cette manière « survivre » ?

C’est là que la difficulté théorique apparaît, et que l’équivocité du mot « objet » conduit peut-être à faire des analogies trompeuses. Et c’est là également qu’il me semble que la difficulté théorique concernant la manière de penser la nature de cet objet numérique se trouve. C’est la question de l’intersubjectivité au sein des relations homme-machine. Une machine peut-elle être mise à la place d’un autre-sujet pour un sujet ?

C’est le sujet qui, à un moment, placent les objets en-dehors de son aire d’omnipotence. Winnicott nous met par exemple en garde vis-à-vis de l’interprétation qui pourrait apparaître au patient comme une défense, voire des représailles.

Winnicott a cette phrase que je trouve importante : « il n’y a pas de colère dans la destruction de l’objet, bien qu’on puisse dire qu’il y a de la joie quand l’objet survit. »[15]

Il faut bien comprendre que ce qui est important dans cette expérience de destruction, censée aboutir à la capacité de faire usage de l’objet, c’est cette idée de survivance. « Bien que j’utilise le mot de destruction, on voit que la destruction effective se situe du côté de l’objet, s’il n’arrive pas à survivre. Sans cet échec de la part de l’objet, la destruction reste potentielle. Le mot ‘destruction’ est nécessaire, non en raison de l’impulsion destructrice du bébé, mais de la propension de l’objet à ne pas survivre, ce qui signifie également subir un changement dans la qualité, dans l’attitude. »[16] (C’est moi qui met en italique).

Du point de vue psychopathologique, pourrait-on dire que c’est ce que chercheraient certains sujets en mettant en place une relation que Tisseron qualifie de « dyade numérique » ? Ils rechercheraient tout d’abord une situation où retrouver une aire intermédiaire d’expérience où exercer un contrôle omnipotent.

Viendrait alors la tentative de mettre en place une relation où l’objet numérique comme les jeux vidéo (qui possèdent une IA et qui proposent donc une réponse en fonction des actions du joueur), serait mis en place de l’Objet, de l’objet primaire, au risque parfois d’y passer trop de temps…

Et si justement, les joueurs qui y passent trop de temps, étaient des joueurs qui n’arrivaient pas à exercer leur « destructivité » en direction de l’objet numérique, des jeux vidéo ?

Pourrait-on faire du rapport au jeu vidéo, ou plus généralement à certains objets numériques, une sorte d’indicateur de la destructivité du sujet ?

Cet objet numérique peut-il être « détruit » au sens de Winnicott ? L’objet numérique n’exerce a priori pas de représailles ? Mais quels pourraient être ses modalités de présence ? Peut-il se montrer psychiquement présent ainsi que créatif et vivant, pour le sujet ?

Les moments de bug, de plantage, de perte de données ou de sauvegarde, les lags[17] au sein des jeux vidéo qui engendrent beaucoup de frustration voire de la rage chez le joueur, sont des moments où les jeux vidéo ou les mondes numériques sortent « violemment » de l’espace d’omnipotence. L’aire intermédiaire est détruite. On les perçoit alors comme extérieurs, comme des objets appartenant au monde objectif. C’est d’ailleurs dans ces moments que précisément on peut potentiellement leur attribuer une certaine « subjectivité », une intentionnalité mauvaise qui agirait contre nous, car justement elle ne réagit plus comme on l’attendait. Dans le langage de Winnicott, l’objet n’est pas présenté au moment même où il est halluciné. Ce sont donc parfois des moments de haine chez le sujet. Les lags particulièrement sont des expériences où le jeu vidéo perd tout réalisme dans le sens où le contrôle que le joueur exerce sur l’environnement  lui échappe. L’illusion est perdue. Pourrait-on considérer ces moments comme des moments où le joueur vit « des représailles » de la part de l’objet ? Ou bien, serait-ce juste la rencontre avec le principe de réalité dont parle également Winnicott dans son article, mais pour le distinguer du type de destructivité qu’il cherche à élaborer ?

Winnicott  nous dit en effet : « La théorie orthodoxe suppose toujours que l’agressivité est réactionnelle à la rencontre avec le principe de réalité alors qu’en fait c’est la pulsion destructrice qui crée la qualité de l’extériorité. »[18] Plus loin : « […] l’attaque dans la colère relative à la rencontre avec le principe de réalité est un concept plus élaboré, venant après la destruction dont je fais ici l’hypothèse. »

Dans la première hypothèse, si l’on pense que le joueur peut vivre cela comme des représailles, ce serait donc qu’il cherche à « détruire » l’objet dans son fantasme.

Dans cette hypothèse, ce qui serait attendu par le sujet serait une réponse de l’Objet telle qu’elle n’exercerait pas de représailles cette fois-ci. Car si le sujet recherche à nouveau cette expérience, on pourrait supposer qu’il n’a pu le faire jusqu’ici. Le sujet « attend » donc une réponse de l’Objet susceptible de recevoir, d’« enregistrer » les expériences de sa destructivité et finalement survivre, c’est à dire témoigner qu’il a bien été attaqué mais que ces attaques ont été transformées. Cet objet numérique tel que le jeu vidéo, en revenant possiblement au même endroit (fonction de la sauvegarde, etc.), tout en ne produisant a priori aucune représailles (si tout fonctionne sans bug), peut-elle alors être celle qui permette à un sujet d’expérimenter d’une part cette expérience d’omnipotente, et d’autre part, au bout d’un moment, lorsque le sujet le « décide », l’expérience de placer cet objet numérique hors du champ de l’omnipotence, donc de le « détruire » fantasmatiquement ?

Pourrait-on considérer par exemple la fin du jeu comme précisément le moment parfois recherché très activement par le joueur pour enfin « détruire » le jeu vidéo, à savoir être capable de continuer à en user, d’être dans une relation avec cet objet, mais une relation toute autre. Une relation qui permette par exemple la représentation de cet objet, le partage des représentations de cet objet avec d’autres sujets, la critique esthétique de celui-ci, etc.

Dans la seconde hypothèse, on se situerait alors à un niveau plus élaboré comme le précise Winnicott. Ce serait alors lorsque le joueur ressent cela comme des représailles qu’en fait il s’aperçoit qu’il attribuait une part d’intentionnalité à l’objet numérique. Il était déjà dans une relation d’objet de type ambivalente, car il usait déjà de cet objet.

Si l’on reste dans le cadre ludique classique, ou bien pour certains joueurs excessifs, dans le cadre de ce que l’on appelle ces tentatives d’« auto-thérapies » qui consisteraient donc à tenter de placer l’objet numérique en place d’Objet, comment savoir ?

Cela dépendrait des sujets, et des relations qu’ils ont pu expérimenter précédemment avec leur environnement.

Certains pourraient déjà user de la relation avec l’objet numérique, s’énerver, le laisser tomber, c’est-à-dire le concevoir alors comme un objet externe, extérieur à l’aire intermédiaire d’expérience, et en user comme tel.

D’autres pourraient avoir du mal à détruire l’objet, donc finalement à être véritablement en relation avec, car des représailles de la part de l’environnement auraient déjà été exercées lorsqu’ils auraient tenté d’expérimenter leur destructivité.  D’où une source de difficultés à laisser tomber l’objet, à s’en séparer, c’est-à-dire à le concevoir comme un « objet objectif » qui existe en-dehors de lui, et possiblement lui attribuer des états mentaux.

Ce serait alors une meilleure compréhension de « l’aspect cathartique » de la « destructivité » que l’on prête souvent aux jeux vidéo, en pensant cette destructivité avec Winnicott, c’est-à-dire en lien avec les qualités de la réponse de l’objet.

Avant de conclure, essayons de résumer…

Un objet numérique tel que le jeu vidéo possèderait certaines propriétés qui le rendrait attractif pour certains sujets quant à l’exercice de leur destructivité primaire, plus précisément quant à la tentative de retrouver une situation où exercer cette destructivité primaire sur un objet mis en lieu et place de l’Objet primaire.

Une des qualités du jeu vidéo me semblant être sa possible permanence (via la possibilité de sauvegarder une partie en cours, d’offrir la possibilité de la reprendre, etc.), c’est-à-dire l’absence de retrait et l’absence de représailles ou de rétorsion envers le sujet.

On peut en effet faire l’hypothèse que le dispositif vidéoludique offrirait une sorte d’ « espace virtuel contenant » où le sujet pourrait faire l’expérience de pouvoir représenter ses actions, puis de les réinscrire éventuellement dans un cadre narratif, et enfin que cet espace réactiverait le dispositif que Lacan et Winnicott ont décrit successivement dans « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je »[19] et « Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant »[20] concernant la fonction de miroir de l’environnement dans le développement du moi.

Mais le jeu vidéo peut-il répondre de manière créative et vivante, quand bien même celui-ci propose des réponses aux actions du joueur ? D’où peut-être l’impossibilité d’aller plus loin pour les sujets qui tentent de s’engager dans une relation avec la machine de cette manière, et d’user de celle-ci de cette façon. Cette impossibilité pourrait être mise à la source de certains comportements compulsifs et de certaines situations de jeu excessif.

C’est la capacité de survivre sans exercer de représailles qui permet la destruction dans le fantasme comme on l’a dit, et non la disparition de l’objet qui permet la destruction donc la découverte de l’objet.

Ces conduites de jeu excessif seraient alors des indicateurs du rapport des sujets quant à cette destructivité primaire. Dans cette optique, si ces sujets ne peuvent rompre la relation avec la machine, ce serait en raison de l’impossibilité d’exercer leur destructivité, une impossibilité qui ne serait pas due aux jeux vidéo eux-mêmes.

Conclusion

Cela fait beaucoup de questions en suspens. Mais l’on peut réaffirmer par contre la nécessité d’un cadre, d’un dispositif thérapeutique  où cet objet numérique peut jouer le rôle de « médium malléable » tel que l’a développé justement Roussillon en le décrivant avec les caractéristiques empruntées à l’Objet primaire

User du modèle que propose Winnicott et Roussillon concernant l’Objet pour l’appliquer directement à un objet numérique semble être de prime abord un forçage théorique qu’il faut reprendre.

Car le champ du transitionnel suppose normalement le champ de l’intersubjectivité. L’Objet primaire est censé être comme l’a dit un autre sujet, tout comme l’analyste. Y-a-t-il la possibilité d’instaurer une aire transitionnelle sans un autre sujet, seulement dans le « dialogue » avec une machine ?

On touche là il me semble à une ambiguïté dans nos rapports aux machines informatiques qui nous pousse à entretenir de plus en plus avec elles un rapport tendant vers l’intersubjectivité.

Pour avancer enfin sur l’utilisation du jeu vidéo dans le cadre thérapeutique, il me semble qu’il faut continuer cette réflexion sur la nature de l’objet numérique avec Roussillon, à partir de ses réflexions sur ce qu’il nomme, après Marion Milner, le médium malléable. Guillaume Gillet (http://psychologi3num3rique.wordpress.com/) a déjà entrepris d’aborder le jeu vidéo comme médium malléable. Il poursuit actuellement une thèse dans le domaine de l’utilisation de cette « matière numérique » dans le cadre de médiation thérapeutique.


[1] René Roussillon, Agonie, clivage et symbolisation, PUF, 2008, p. 176

[2] Winnicott, « Objets de l’’usage d’un objet’ » in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, p. 234

[3] Winnicott, « Objets de l’’usage d’un objet’ » in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, p. 234

[4] D.W. Winnicott, « La capacité d’être seul », in De la pédiatrie à la psychanalyse, p. 325

[5] Winnicott, « Objets de l’’usage d’un objet’ » in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, p. 236

[6] Winnicott, « Objets de l’’usage d’un objet’ » in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, p. 236

[7] Winnicott, « Objets de l’’usage d’un objet’ » in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, p. 237

[8] Winnicott, « Objets de l’’usage d’un objet’ » in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, p. 238

[9] René Roussillon, Agonie, clivage et symbolisation, PUF, 2008, p. 177

[10] René Roussillon, Agonie, clivage et symbolisation, PUF, 2008, p. 177

[11] René Roussillon, Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, PUF, 2005, p.121 et 122

[12] Winnicott, « La crainte de l’effondrement », in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, PUF, 2000, p.205

[13] René Roussillon, Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, PUF, 2005, p.122

[14] Serge Tisseron, « Le virtuel à l’adolescence – autodestruction ou autothérapie ? », in Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescent, 2007, n°55.

[15] Winnicott, « Objets de l’’usage d’un objet’ » in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, p. 241

[16] Winnicott, « Objets de l’’usage d’un objet’ » in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, p. 240

[17] « Terme anglais signifiant littéralement « Décalage ». Le « lag » désigne un encombrement du flux des données transitant entre l’ordinateur du joueur et le serveur de jeu. Les données circulent par vague, avec des périodes d’inactivité plus ou moins longues. Le « lag » engendre des ralentissements notables du jeu, entravant les possibilités de jeu. Il est généralement dû au rassemblement d’un trop grand nombre de joueurs dans une même zone augmentant considérablement la quantité d’informations à traiter par l’ordinateur, qui s’étouffe. », http://www.jeuxonline.info/lexique/mot/Lag

[18] Winnicott, « Objets de l’’usage d’un objet’ » in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, p. 241

[19] J. Lacan « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », in Ecrits I.

[20] D. W. Winnicott, « Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant », in Jeu et réalité.

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4 réponses à “La fonction symbolisante de l’objet 2/2 ou les jeux vidéo face à la destructivité primaire”

  1. #1. guillaume GIllet le 8 novembre 2011 à 0 h 44 min

    Tout d’abord, je tiens à remercier V. Le corre pour cet article mais aussi pour son indication de certains de mes modestes travaux dans ce domaine.
    Je crois que n’ai pas plus d’expérience à ce sujet.
    Si je peux me permettre un retour, je trouve cette analyse tout à fait intéressante.
    Je souhaiterais néanmoins réagir sur quelques points.

    Tout d’abord, je souhaite préciser que la destructivité est nécessairement en lien avec la possible attaque et destruction dans le réel de l’objet. En effet, il ne s’agit pas seulement de quelque chose de « fantasmatique » pour faire simple, où l’objet se retirerait de l’investissement de la relation. Nombre de cas de traumatismes archaïques peuvent être issus de la disparition réelle de l’objet à un moment où s’élabore justement quelque chose de cette survivance du lien.
    S. Freud rappelle, au moment où il renverse la théorie de l’angoisse, que celle-ci n’est pas simplement issue d’un processus de libération d’énergie qui, non-liée, créé l’angoisse (première théorie de l’angoisse), mais que cette angoisse pourrait avoir également une origine phylogénétique, c’est-à-dire qu’elle serait héritée en partie d’une situation réellement vécue par le passé. L’angoisse n’est donc plus produit mais signal et préparaation face à un risque de retour d’une situation analogue à l’expérience originelle.
    Ce parallèle pour expliquer le risque à considérer la destructivité comme un phénomène « purement psychique » au sens où cela présuppose quoiqu’il arrive la présence effective de l’objet et son « retrait » psychique de la relation malgré la continuité de sa présence physique.

    Paradoxalement, au-delà des conditions repérées par R. Roussillon à la suite de D. Winnicott, le principal enjeu c’est la survivance du lien et non pas seulement de l’objet en tant que tel.
    Autrement dit, ce qui compte c’est que le processus psychique arrive à son terme en dépit des fluctuations possibles et des aléas de la relation intersubjective.

    Nous pouvons ensuite repérer grâce à Vincent Le Corre, l’ambiguïté du numérique que j’essaie de retravailler dans l’article suivant :

    https://psychologienumerique.wordpress.com/2011/11/05/quand-ce-nest-plus-du-jeu-reflexion-psychodynamique-sur-la-naissance-et-levolution-de-la-fonction-transitionnelle-du-gameplay/

    dans lequel je montre justement que le numérique et notamment le Jeu vidéo est un objet charnière entre les objets vivants et non vivants.
    Or, la théorie psychanalytique s’est souvent focalisée sur l’usage de l’objet humain, au-delà même du vivant, mettant de côté la fonction en négatif des objets non-humains.

    Or, précisément le numérique est un objet qui présente une capacité d’autoanimation tout à fait spontanée. Certes, ce n’est le cas dans tous les Jeux, mais je pense que nous sommes actuellement dans une époque où le jeu peut répondre spontanément au jouer ou encore à l’inverse le solliciter sans que celui-ci ne l’ai prévu, donnant alors l’illusion d’une capacité autonome d’interaction, alors que nous savons bien que rien dans un Jeu vidéo ne se passe qui n’ait été programmé à l’avance. Il n’en reste pas moins que le joueur ignore tout des rouages internes qui conduisent à cette autoanimation du Jeu. J’ai notamment souligner ce point dans mon travail de master II recherche au sujet du fait que certains Jeux vidéo informe en cours de partie le joueur des nouvelles possibilité d’interaction jusque là ignorées ou inaccessible. Je travaille aussi sur le fait que ce qui fait sens et ce qui permet la pensée de cette autoanimation, c’est le fait que le joueur n’est pas de perception directe des mécanisme de programmation qui sous-tendent l’activité du logiciel.

    J’en viens à une autre remarque au sujet du fait que nous considérons le Jeu vidéo comme un tout homogène alors qu’il repose sur une articulation entre une partie matérielle, le hardware, et une partie logicielle le software.
    Or, Y. Leroux nous a fait remarquer qu’on ne peut jamais toucher entièrement et directement la matière numérique.
    Dans le même mouvement, la destructivité à l’œuvre potentiellement dans le Jeu vidéo ne s’exprime qu’à condition de ne pas s’exercer directement sur la partie matérielle. En effet, si on détruit l’ordinateur ou simplement l’écran, rien ne pourra permettre de poursuivre le Jeu avec la matière numérique visible à l’écran (même si celle-ci reste présente potentiellement d’une certaine façon). Autrement dit : la destructivité dans le Jeu vidéo s’est déplacée ou à migré ou s’est virtualisée (au sens de potentialisée) depuis la matérialité de l’objet, en somme sa résistance concrète d’objet dure, hériter d’une fonction de masculinité primaire, vers la partie logicielle, tangible et déformable à souhait.
    Si l’on décompose le Jeu vidéo au sens d’un dispositif cadrant, alors il convient de repenser la question de la destructivité du côté d’un emboitement de différents cadres et de son transfert du matériel au logiciel.

    Alors peut-être que ce qui est en-jeu dans le Jeu du Jeu vidéo ce n’est pas tant la destructivité primaire mais une destructivité intermédiaire entre l’objet non-vivant et l’objet vivant, donc une destructivité entre l’objet partiel et l’objet total…

  2. #2. admin le 8 novembre 2011 à 12 h 00 min

    Merci Guillaume de ta lecture et de ton commentaire éclairant.

    Tu as tout à fait raison de préciser que la destructivité selon Winnicott suppose la présence réelle de l’Objet. Roussillon insiste par exemple sur ce point dans son article « Le paradoxe de la destructivité ou l’utilisation de l’objet selon Winnicott » en prolongeant la réflexion sur le travail de reconstruction de l’originaire avec la prise en compte de la réalité externe de l’Objet, avec les écueils épistémologiques éventuels que cela pourrait engendrer.
    Mais il y dialectique entre les plans réels et fantasmatiques, car si la présence réelle compte, la destruction a lieu par contre sur le plan du fantasme.
    Ce qui me semble également important dans ce concept de destructivité, c’est le fait que l’Objet doit garder ou présenter les traces des attaques pour signifier qu’elles ont bien eu lieu, et permettre ainsi la destruction.

    Enfin, cette ambiguïté vivant/non vivant est en effet difficile à cerner. Il faudrait peut-être essayer de la travailler avec à la fois l’évolution de la technique, mais également de nos représentations de la machine. Je pense alors au philosophe Cassou-Noguès et son travail dans « Une histoire de machines, de fous et de vampires ».
    La dernière partie de mon texte est en effet un peu floue et je ne fais pas assez de distinction sur les parties matérielle et logicielle.
    L’idée que « la matière numérique » est intouchable est intéressante… Cela me fait penser qu’elle pourrait être en grande partie du sens ? Donc quelque chose de notre propre corps.
    Je me suis en tout cas un peu perdu à la fin car je sentais qu’il me manquait certaines catégories sans savoir lesquelles.
    L’idée d’un emboîtement de différents cadres est intéressante ! Je vais continuer d’y réfléchir…

  3. #3. guillaume gillet le 8 novembre 2011 à 16 h 01 min

    rendons à Y. Leroux le mérite d’avoir souligné l’importante distinction qu’introduit la matière numérique qu’on ne peut jamais toucher directement.
    Or, et puisque nous parlons d’objet primaire, l’une des propriétés principale de l’objet de médiation, qui fait écho à ce premier objet/autre/Soi est de ne rien représenter de particulier et de « séduire » l’hallucination dans la perception : « faisant ainsi chose, la matière psychique ». La place du corps et de la sensorimotricité est donc tout à fait essentielle dans le lien à l’objet.

    Nous savons que le Jeu vidéo ne remplit pas la première condition de ne rien représenter de particulier, et ensuite qu’il propose une manipulation indirecte de la « matière numérique ».


  4. [...] acte manqué au sein d’une QTE. Et c’est dans ce sens que j’ai tenté de faire le lien ici entre la notion de destructivité primaire au sens de Winnicott et « matière numérique ». [...]

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