Alan Turing, sur les traces de l’IA : Episode 10 : la machine de Turing – seconde partie

Je reprends et termine ici ma lecture de l’article de Turing « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision ».
Nous nous étions arrêtés la dernière fois sur la description que Turing fait de sa fameuse machine.

Théorie des machines

Turing définit ensuite les a-machines, et les c-machines, pour préciser qu’il ne s’intéressera qu’aux premières. Les a-machines sont des machines automatiques n’ayant donc nul besoin d’intervention extérieure d’un opérateur pour fonctionner. Les c-machines sont des machines à choix « dont le comportement ne dépend que partiellement de sa configuration […] un opérateur extérieur doit intervenir et faire un choix arbitraire pour que la machine puisse continuer son travail. »1

Au sein des a-machines, il y place les machines à calculer, et au sein de ces dernières, il définit enfin les machines cycliques et acycliques. Les machines cycliques sont les machines qui finissent en gros par tourner en rond, et ne sont pas en mesure de calculer un nombre réel dont les décimales sont infinies. « Une machine qui n’écrit jamais qu’un nombre fini de symboles de la première famille [cette première famille de symboles est constituée des 0 et des 1 et compose les chiffres du nombre réel à calculer] est dite cyclique. Dans le cas contraire, elle est dite acyclique. »2

Cette bipartition des machines, cycliques et acycliques, permet ainsi à Turing de redéfinir ce qu’il appelle une séquence calculable et un nombre calculable. « Une séquence est dite calculable s’il existe une machine acyclique qui la calcule. Un nombre est dit calculable s’il existe une machine acyclique qui calcule sa partie décimale. »3

Comme on l’a déjà écrit, Turing a proposé l’idée de « nombre calculable » en prenant effectivement comme champ de recherche les nombres réels. « Le point crucial était que tout ‘nombre calculable’ régi par une loi définie pouvait être calculé par une de ses machines. Ainsi il y aurait une machine capable de calculer l’expansion décimale de π, car cela ne requérait en fait qu’un ensemble de règles pour additionner, multiplier, recopier, etc.»4. Même si dans le cas de π la machine ne s’arrêtera pas, (nous sommes alors dans le cas d’une machine acyclique) étant donné que son nombre de décimale est infini. La machine peut cependant être parfaitement définie dans une table, avec un nombre fini de règles.

Turing continue son article en présentant des exemples de machines à calculer, c’est-à-dire en faisant « tourner » littéralement le fonctionnement des machines abstraites qu’il vient de nous présenter. Car d’une part, il ne faut pas oublier que la machine que Turing vient de concevoir n’est en rien une machine concrète, matérielle. C’est une machine « de papier » comme l’écrira Turing lui-même, avec une mémoire infinie, ce qui est d’ailleurs matériellement impossible. C’est finalement une « Machine mathématique dont l’aspect infini introduit à tout jamais une rupture par rapport aux machines matérielles finies comme celles dont nous avons pris l’habitude d’être environnés. »5

Nulle part dans l’article Turing ne précisera comment cette machine pourrait être construite, comment s’agenceraient matériellement les différentes pièces qui pourraient la composer. C’est une « boîte noire » appelée à transformer des symboles. « Une machine de Turing est en effet une machine qui transforme des symboles d’entrée en symboles de sortie en traversant une succession d’états discrets qui sont tous définissables à l’avance. »6

D’autre part, comme le souligne encore Jean Lassègue, Turing a bien conscience que si l’on veut saisir son concept, il faut en passer par l’expérience cette fois très concrète de faire fonctionner la machine, d’effectuer soi-même les différentes étapes, c’est-à-dire finalement d’être soi-même la machine pendant le temps du calcul. « Le passage de la notion informelle de calcul à une notion formelle ‘mécanique’ s’opère par un travail du lecteur sur lui-même qui doit adopter le ‘bon’ point de vue, celui du mécanisme, pour réussir à apprécier la portée du concept présenté. »7

Cela peut ressembler à l’argument du retrait de l’échelle présenté par Wittgenstein à la fin de son Tractatus Logicus-Philosophicus (Turing rencontrera d’ailleurs le philosophe un peu plus tard dans sa vie, à Cambridge). Il n’existe pas de métalangage pour la logique, il faut s’y exercer. Pour comprendre sa machine, il faut donc jouer avec. « En conséquence, l’aspect finitaire de la procédure de calcul est rapporté à un agent mécanique de la pensée et il n’y a pas d’autre moyen de vérification de l’aspect en question que l’effectuation de celle-ci. »8

Des machines particulières aux machines universelles ou de l’infini des calculs à la finitude de la machine

Une fois ses machines définies et présentées via des exemples, Turing peut ainsi poser l’équivalence entre une séquence calculable et la description d’une machine au travers de la description de sa table d’instructions. «En fait toute séquence calculable peut être décrite au moyen d’une table de ce genre.»9.  Cette étape lui permet d’introduire l’idée essentielle de machine universelle.

En effet, jusqu’à présent, pour chaque calcul, il fallait définir une machine particulière avec sa table d’instructions permettant d’effectuer ledit calcul. La machine universelle va permettre de « calculer n’importe quelle séquence calculable. »10.  En fait, cette machine universelle décrit mécaniquement le procédé qui permet au calculateur humain de trouver la bonne machine particulière relativement au calcul particulier à effectuer. Le concept de cette machine universelle permet ainsi à Turing de cerner un peu mieux le champ même du calculable, « dans la mesure où elles [les machines universelles] réduisent tout calcul à la construction de la table d’instruction d’une seule machine. Grâce à l’usage d’une machine universelle, il devient possible de réutiliser l’intégralité des tables d’instructions d’autres machines. »11  Turing va ensuite présenter la table de fonctionnement d’une machine universelle.12

On peut ainsi concevoir que les machines de Turing particulières sont les ancêtres des futurs programmes informatiques, tandis que les machines universelles seraient les précurseurs des futurs ordinateurs capables de faire tourner des programmes.
Et c’est là que l’on observer comment Turing retrouve la démarche gödelienne à travers le fait de coder les machines particulières en leur attribuant un entier naturel, un index en somme, qui permet ainsi de « combiner en une table d’instructions de plus en plus complexe des tables d’instructions effectuant des calculs plus simples en réduisant tout calcul à n’être qu’une partie d’un calcul plus vaste. »13  La machine universelle est alors chargée de retrouver à partir de l’index, la table correspondante contenant les instructions des machines particulières, puis d’exécuter ces dernières. « Ainsi non seulement chaque calcul, de longueur arbitraire, est-il réduit au point de vue du fini mais l’infinité des calculs elle-même est aussi réduite au point de vue du fini […] »14.

Calculabilité et problème de la décision, l’Entscheidungsproblem

Turing parvient ainsi à redéfinir la notion de calculabilité. Ce n’est pas le seul mathématicien qui le fait à cette époque. Comme on l’a vu Gödel, mais aussi Church, auront produit finalement tous les trois une définition de la calculabilité équivalente. Mais l’un des intérêts de la définition de Turing, est, comme le précise Cassou-Noguès, de garder un lien évident avec la notion intuitive de calcul.

Turing l’aura cependant fait d’une manière singulière (et c’est par ailleurs cette manière singulière qui autorisera toute une somme de réflexion sur les rapports entre l’esprit et la machine), en montrant que le travail qu’effectue un calculateur humain est une succession d’étapes, une composition d’éléments qui vont s’articuler pour devenir finalement un algorithme pris en charge par son concept de machine. Comme on l’a dit, Turing ne suit pas les canons d’un article théorique classique. A travers une sorte d’opération cartésienne de division du problème, Turing écrit que « le travail du calculateur est divisé en une suite d’’opérations élémentaires’, tellement simples qu’il serait difficile de les diviser encore. »15  Il a posé désormais les bases de son concept de machine à calculer.

Il décrit en effet à présent le travail qu’effectue un calculateur humain dans les termes même de son concept de machine. « […] c’est l’état mental du calculateur et les symboles qu’il observe qui déterminent l’opération à effectuer, et en particulier le nouvel état mental dans lequel il se retrouve après exécution de ladite opération. »16

Ainsi la description du travail effectué par l’humain devient fidèle à son concept de machine, dont nous avons parlé dans l’épisode 8. La machine est ce dispositif à deux propriétés principales : 1) une machine n’a effectivement qu’un nombre fini d’états qui lui sont propres. 2) ce qu’effectue la machine à l’instant T ne dépend que de l’état de la machine à l’instant T et des données qui lui parviennent via un dispositif quelconque. Le calculateur humain est ainsi devenu une machine universelle au sens de Turing.

Il lui reste à présent à s’atteler à la seconde partie de son article, contenue dans le titre « … l’application au problème de la décision ».
Comme nous l’avons précisé, une fois défini ces a-machines, Turing avait présenté les machines cycliques et les machines acycliques, ce qui lui avait permis de redéfinir la calculabilité en fonction des machines acycliques. Le problème de la décision autrement nommé, problème de l’arrêt, peut ainsi s’énoncer de cette manière : « peut-on savoir à l’avance si tout calcul aura ou non une fin ? »17

Et Turing va y répondre par la négative en démontrant qu’une fois que l’on aurait produit une liste infinie des machines acycliques capables de produire les séquences calculables, c’est-à-dire de calculer la partie (infinie) décimale des nombres réels, il faudrait supposer l’existence d’une autre machine capable cette fois de « décider » elle-même si elle doit s’arrêter ou non, ce qui apparaît impossible. Turing le démontre à l’aide du formalisme de sa machine qu’il vient d’inventer.

Vous pouvez trouver ici un cours très intéressant sur la calculabilité et la complexité qui présente le modèle de la démonstration de ce problème de l’arrêt dans l’informatique :

Quelques rudiments de calculabilité et de complexité, par Paul Gastin

Cette vidéo présente ainsi ce problème d’indécidabilité au travers des limites intrinsèques de la puissance de calcul des machines informatiques.
Turing va user de la méthode diagonale que Cantor avait utilisée dans un article datant de 1891 pour démontrer que l’ensemble des nombres réels était non dénombrable.18

Turing utilise le même procédé pour s’interroger cette fois sur le caractère dénombrable des nombres calculables qu’il a cette fois lui-même redéfinis à l’aide de son concept de machine.
« On peut définir sommairement les nombres ‘calculables’ comme étant les réels dont l’expression décimale est calculable avec des moyens finis. […] Selon ma définition, un nombre est calculable si sa représentation décimale peut être décrite par une machine. »19

Reprenant l’argument de Cantor, combiné avec son concept de machine, Turing montrait qu’il pouvait ainsi exister des nombres définis, mais non calculables. Une machine universelle est en effet censée tester chaque index correspondant à une machine particulière calculant une séquence calculable, ce qui revenait à mécaniser le procédé de Cantor. Mais Turing montrait finalement qu’il était impossible de déterminer mécaniquement si une table d’instructions particulière, une machine selon son concept, allait produire une suite infinie ou non, c’est-à-dire si telle machine particulière allait boucler ou non ; autrement dit par Turing, « […] ce problème d’énumération des séquences calculables est équivalent à celui qui consiste à déterminer si un nombre donné est le ND [le Nombre Descriptif, c’est-à-dire l’entier qui désigne une machine particulière via la méthode de Gödel] d’une machine acyclique, et il n’existe pas de procédure générale pour faire cela en un nombre fini d’étapes ».20

En somme, le procédé de Cantor, la méthode de la diagonale, ne peut être mécanisé.
Comme l’écrit Guillaume Watier : « Remarquons que le théorème de l’arrêt est à l’algorithmique ce que le théorème de Gödel est à la démonstration mathématique de théorème. »21
Après les résultats de Gödel, c’est donc un nouveau coup à l’optimisme d’Hilbert, Turing montrant d’une part qu’il ne peut exister de méthode pour décider si telle ou telle assertion de l’axiomatique peut être considérée comme vraie ou fausse, et d’autre part qu’il existe des problèmes insolubles. Gödel dira que les travaux de Turing donnait ainsi une véritable définition de ce qu’était finalement un système formel « dont la propriété est qu’en son sein, et en principe, le raisonnement peut être entièrement remplacé par des règles mécaniques. »22

Comme nous l’avons dit Turing redéfinit ainsi la notion de calculabilité, comme Church et Gödel. Mais l’un des intérêts de la définition de Turing, est, comme le précise Cassou-Noguès, de « garder un lien évident avec la notion intuitive. »  Sa définition de la calculabilité en passe en effet dans cet article par une sorte de « psychologie du calcul » lors de la comparaison calculateur mécanique et calculateur humain.

Enfin, Turing vient avec son article de distinguer deux choses : la démonstration et la vérité, car il montre combien « démontrer revenait à calculer et non pas à établir la vérité d’un théorème puisque démontrabilité et vérité se trouvaient au contraire dissociés. »

Le style, c’est l’homme…

Répétons-le, même si le déploiement futur des calculateurs numériques s’origine dans les trouvailles de Turing, le problème auquel il s’est attaqué ici était un problème de mathématique pure. Et pourtant, le style de cet article théorique qui complète les travaux de Gödel reste tout à fait surprenant. On a vu combien son biographe Hodges avait noté que Turing présentait depuis son enfance différents traits d’originalité dans ses conduites, notamment sociales. Cette fois, on peut dire que l’originalité de Turing se manifeste dans le contenu dans son article : il produit un concept novateur.

Mais l’originalité se manifeste également dans la forme, c’est-à-dire sa façon de conceptualiser et de résoudre ce problème mathématique, ce que Cassou-Noguès nomme « la psychologie du calcul » de Turing. En effet, ce dernier se met à analyser le travail d’un sujet humain qui calcule, ce qu’il nomme le « computer » dans le texte original que vous pouvez trouver ici :

ON COMPUTABLE NUMBERS, WITH AN APPLICATION TO THE ENTSCHEIDUNGSPROBLEM By A. M. TURING

On peut y remarquer qu »il y a en effet deux occurrences dans le texte original où Turing compare « l’homme-qui-calcule » à « la-machine-qui-calcule » : dans sa présentation de la machine à calculer23  et dans sa discussion sur la pertinence de la notion de calculabilité24.

C’est dans la seconde que Turing va d’ailleurs définir sa notion d’ « état mental ». Il la redéfinit cependant encore une fois à l’aide d’une analogie. « Notre calculateur peut toujours interrompre sa tâche, quitter son lieu de travail et oublier tout ce qui s’y rapporte, pour revenir plus tard et reprendre son calcul là où il l’avait laissé. Pour ce faire, il doit conserver une notice où se trouvent consignées (sous une forme canonique quelconque) un certain nombre d’instructions indiquant comment  reprendre son calcul. C’est cette notice qui remplace l’état mental dont nous parlions en (I). […] »25

Conséquences …

Avec cet article, nous avons certes comme le souligne Dupuy, « les prolégomènes d’une nouvelle science de l’esprit »26, même si Turing n’en avait pas conscience bien entendu. Mais il faut se rappeler un point important par rapport aux autres directions qui seront prises dans cette nouvelle science de l’esprit et qui favoriseront la naturalisation complète du concept d’esprit, ce qui n’est pas du tout le cas de Turing.

Comme le remarque la psychanalyste Christiane Alberti, Turing « prend donc appui sur la représentation que l’on peut se donner d’un être humain en train de calculer […] »27.

Tout comme Cassou-Noguès, Alberti souligne ainsi que Turing fonde ses résultats dans l’imaginaire, et que son assertion « Un homme en train de calculer la valeur d’un nombre réel peut être comparé à une machine susceptible de se trouver dans un nombre fini d’états q1, q2, …, qR, que nous appellerons ses m-configurations » fonctionne effectivement, non pas grâce à un réductionnisme (qui associerait un état mental à un état physique) dont Turing serait le thuriféraire, mais finalement grâce à la nature de l’acte de calculer lui-même situé sur un plan logique. Turing s’intéressera quelques années plus tard à la façon de rendre concrète sa machine, avec par exemple son projet de « construire un cerveau » à la fin de la seconde guerre mondiale. Mais comme l’écrit Hodges « Pour notre mathématicien, quoi que fasse un cerveau, il le faisait en vertu de sa structuration logique et non parce qu’il se trouvait à l’intérieur d’un crâne humain ou parce qu’il était constitué de manière spongieuse composée d’une espèce particulière de formation cellulaire biologique. Sa structure logique devait parfaitement être réplicable dans un autre milieu, matérialisée par une autre espèce de mécanisme physique. C’était une conception matérialiste, qui avait le mérite de ne pas confondre les systèmes logiques et les relations avec les substances physiques et les choses elles-mêmes, selon une erreur trop souvent commise. […] Lorsqu’il parlait de ‘construire un cerveau’, il ne pensait pas que les éléments de sa machine devaient ressembler à ceux du cerveau, ni que leurs connexions devaient en imiter les différentes régions.»28

Turing nous montre ainsi simplement en quoi une partie de notre activité mentale peut être mécanisable, car l’acte de calculer opéré par un être humain peut effectivement être externalisé dans une machine. La question de savoir si toute l’activité mentale d’un être humain est calcul est une toute autre question, et semble beaucoup plus compliquée à démontrer….

Au sujet de l’autonomie de la machine, Jean Lassègue est très clair. « Croire en l’autonomie de la machine et en conséquence, à sa supériorité , conduit à une anthropomorphisation regrettable du concept de machine. »29Selon lui, même si Turing réussit cette « mise en rapport du concept de machine universelle de Turing avec la notion d’esprit humain », la machine ne peut en aucun cas produire une décision, c’est à dire être « indépendante de la pensée humaine qui l’a produite. »30

Cassou-Noguès rappelle une boutade de Lacan qui résumerait selon lui la différence entre la machine et l’homme31 dans le sens où avec Turing (et ce que l’on vient de voir au sujet de la méthode de la diagonale et du problème de l’arrêt) on pourrait dire qu’une machine de Turing ne peut établir la liste de toutes les machines de Turing.
Lacan lors de son séminaire sur les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, est en train d’introduire son concept d’inconscient via les apports de Levi-Strauss. Il parle de l’enfant qui compte le nombre de ses frères et qui s’y compte, avant de s’y reconnaître dans le comptage.

 » Je prends d’abord le concept de ‘l’inconscient’. […] pour l’illustrer par quelque chose qui est matérialisé assu¬rément sur un plan scientifique, je l’illustrerai par exemple par ce champ […] qu’explore, structure, élabore et qui se montre déjà infiniment riche, ce champ que Claude Lévi-Strauss avait épinglé du titre de Pensée sauvage. Avant toute expérience, toute déduction individuelle, avant même que s’y inscrivent les expériences collectives qui ne sont rapportables qu’aux besoins sociaux, quelque chose organise ce champ, en inscrit les lignes de force initiales, qui est cette fonction que Claude Lévi-Strauss, dans sa critique du totémisme, nous montre être sa vérité, et vérité qui en réduit l’apparence, de cette fonction du totémisme, à savoir une fonction classificatoire primaire : ce quelque chose qui fait [que], avant que les relations s’organisent, qui soient des relations proprement humaines, déjà s’est organisé ce rapport d’un monde, à un autre monde de certains rapports humains qui sont déterminés par une organisation, aux termes de cette organisation qui sont pris dans tout ce que la nature peut offrir comme support, qui s’or¬ganisent dans des thèmes d’opposition. La nature, pour dire le mot, fournit des signifiants, et ces signifiants organisent de façon inaugurale les rapports humains, en donnent les structures et les modèlent.

L’important est ceci, c’est que nous voyons là le niveau où, avant toute formation du sujet (d’un sujet qui pense, qui s’y situe), ça compte, c’est compté, et dans ce compté, le compte, déjà, y est! Il a ensuite à s’y recon¬naître, et à s’y reconnaître comme comptant. Disons que l’achoppement naïf où le mesureur de niveau mental s’esbaudit de saisir le petit homme, quand il lui propose l’interrogation : «J’ai trois frères, Paul, Ernest et moi, qu’est-ce que tu penses de ça ? » — Le petit n’en pense rien pour la bonne raison, c’est que c’est tout naturel! D’abord sont comptés les trois frères Paul, Ernest et moi, et tel je suis moi, au niveau de ce qu’on avance que j’ai à réfléchir : ce moi… c’est moi! et que c’est moi qui compte.

C’est cette structure, affirmée comme initiale de l’inconscient, aux temps historiques où nous sommes de formation d’une science, d’une science qu’on peut qualifier d’humaine, mais qu’il faut bien distinguer de toute psychosociologie. D’une science dont le modèle est le jeu combi¬natoire que la linguistique nous permet de saisir dans un certain champ, opérant dans sa spontanéité et tout seul, d’une façon présubjective, c’est ce champ-là qui donne, de nos jours, son statut à l’inconscient. C’est celui-là, en tout cas, qui nous assure qu’il y a quelque chose de quali¬fiable sous ce terme qui est assurément accessible d’une façon tout à fait objectivable. »

Le débat sur l’infériorité ou la supériorité de la machine est pour Lassègue une question qui n’a que peu d’importance. Mais par contre, il estime que le résultat de Turing, mais aussi celui de Gödel, en pointant les limitations internes de l’axiomatique formelle telle que la souhaitait Hilbert, engagerait un questionnement sur les rapports entre le conscient et l’inconscient (Il pense à une sorte d’inconscient mécanique en deça de l’intuition) dans la pensée humaine, du fait de leur mise en valeur de l’impossible recouvrement total du domaine de la pensée humain par la pensée algorithmique. « Chaque processus mental mis sous forme algorithmique manifeste la présence d’une générativité algorithmique de la pensée qui suit la générativité de l’intuition comme son ombre. »32

Cela rejoint il me semble l’objet du livre de Michel Bourdeau, Pensée symbolique et intuition33 qui cherche à élaborer une théorie de l’intuition, à partir d’un cheminement philosophique sur ce qu’est d’abord la pensée symbolique et ses succès (dont le programme de Hilbert est une sorte d’exacerbation ou de tentative de la rendre hégémonique), ceci afin de mieux en cerner les limites.

Dans une intervention au colloque « Le réel en mathématiques – Psychanalyse et mathématiques », la mathématicienne, Marie-Françoise Roy, spécialiste des algorithmes de la géométrie algébrique réelle, rappelle ce que nous avons dit lors de l’épisode précédent, à savoir qu’avec l’informatique, « l’histoire du calcul entre dans une phase radicalement nouvelle. »

Elle cite également Lacan, dans son séminaire sur le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse qui a beaucoup travaillé sur la cybernétique cette année-là, parlant souvent de la différence entre l’homme et la machine, tentant d’ouvrir des pistes, mais sans jamais fermer le débat. Lacan tente d’expliquer quelque chose au sujet de la répétition, concept par lequel il introduira à celui d’inconscient dans le séminaire que nous avons déjà cité, à savoir les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Il parle de Kierkegaard et de son écrit La répétition, puis il en vient à la machine à calculer.

« Mais à la suite de ça, il nous mène sur le chemin de notre problème, à savoir, comment et pourquoi tout ce qui est d’un progrès essentiel pour l’être humain doit passer par la voie d’une répétition obstinée.
J’en viens au modèle sur lequel je veux vous laisser aujourd’hui pour vous permettre d’entrevoir ce que veut dire chez l’homme le besoin de répétition. Tout est dans l’intrusion du registre symbolique. Seulement, je vais vous l’illustrer.
C’est très important, les modèles. Non pas que ça veuille dire quelque chose-ça ne veut rien dire. Mais nous sommes comme ça – c’est notre faiblesse animale -, nous avons besoin d’images. Et, faute d’images, il arrive que des symboles ne viennent pas au jour. En général, c’est plutôt la déficience symbolique qui est grave. L’image nous vient d’une créa¬tion essentiellement symbolique, c’est-à-dire d’une machine, la plus moderne des machines, beaucoup plus dangereuse pour l’homme que la bombe atomique, la machine à calculer. »

Marie-Françoise Roy se demande ainsi quel est la nature de ce danger ? Peut-être est-ce la croyance que tout le registre qualitatif pourrait être « transféré » dans le registre du quantitatif, ce qui est une des craintes actuelles ?

Son intervention est intéressante en ce qu’elle montre le mathématicien aux prises avec cet objet qu’est l’ordinateur, dans une relation étrange, où l’homme peut produire un algorithme, le maîtriser le visualiser de l’intérieur, et rester pourtant totalement surpris, agréablement ou désagréablement d’ailleurs, des résultats que cet algorithme peut produire. « Les mathématiques accèdent alors à un véritable statut de sciences expérimentale, l’ordinateur jouant le rôle de l’appareil expérimental en physique. »34 Mais elle cite également le mathématicien et informaticien Doron Zeilberger qui prévoit que l’informatique et les ordinateurs tiendront un rôle de plus en plus important dans la création et la recherche en mathématiques, jusqu’à supplanter complètement les sujets humains.

Comme le disait Lacan, idée que reprend M-F Roy, « Dans une machine, le symbolique fonctionne tout seul. » Avec cet article, Turing s’est installé au cœur de ce symbolique mécanique pour en montrer certains rouages, mais aussi, certains de ses aspects que l’on nomme indécidables. Cette révolution n’a pas fini de produire ses effets sur nous…

  1. Alan Turing, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995, p. 52 []
  2. Alan Turing, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995, p. 53 []
  3. Alan Turing, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995, p. 54 []
  4. Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 94 []
  5. Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 73 []
  6. Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 75 et 76 []
  7. Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 75 []
  8. Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 75 []
  9. Alan Turing, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995, p. 63 []
  10. Alan Turing, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995, p. 66 []
  11. Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 81 []
  12. Alan Turing, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995, p. 68 []
  13. Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 81 []
  14. Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 81 et 82 []
  15. Alan Turing, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995, p. 78 et 79 []
  16. Alan Turing, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995, p. 80 []
  17. Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 82 []
  18. Lire à ce sujet : Argument_de_la_diagonale_de_Cantor []
  19. Alan Turing, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995, p. 49 []
  20. Alan Turing, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995, p. 73 []
  21. Guillaume Watier, Le calcul confié aux machines, Ellipses, 2001, p.57 []
  22. Gödel cité par Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 85 []
  23. Alan Turing, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995, p. 51 []
  24. Alan Turing, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995, p. 78 à 84 []
  25. Alan Turing, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995, p.84 []
  26. Jean-Pierre Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, La découverte, 1999, p.22 []
  27. Christiane Alberti, « Alan Turing et sa A-machine : le moment de la logique », in Le traumatisme de la langue – études cliniques, Association Himeros, 2007, p. 74 []
  28. Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 248 []
  29. Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 88 []
  30. Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 88 et 89 []
  31. Pierre Cassou-Noguès, Gödel, Les Belles Lettres, 1998, p. 90 []
  32. Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 90 []
  33. Michel Bourdeau, Pensée symbolique et intuition, PUF, 1999 []
  34. Marie-Françoise Roy, « Le réel du calcul » in Le réel en mathématiques – Psychanalyse et mathématiques, Agalma, 2004, p. 200 []

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6 réponses à “Alan Turing, sur les traces de l’IA : Episode 10 : la machine de Turing – seconde partie”

  1. #1. DWT le 15 janvier 2012 à 11 h 57 min

    A quel point peut-on estimer que ce soit la même nécessité qui ait mené Turing à appuyer l’importance de distinguer machines cycliques et acycliques – que celle qui à mené Lacan à exploiter la prévalence de la Répétition?

  2. #2. admin le 16 janvier 2012 à 14 h 31 min

    Intéressante question…
    J’ai dans l’idée que vous avez déjà une réponse ?
    Cette bipartition au sein des a-machines permet à Turing de construire un champ du calculable.
    Côté Lacan, la répétition est en lien avec sa redéfinition du symbolique, et donc de l’inconscient.
    Je vais y réfléchir de mon côté…

  3. #3. admin le 17 janvier 2012 à 18 h 48 min

    Ecrit par DWT :

    Eh! bien, non, je n’ai pas du tout de réponse ! c’est une vrai question. Mais si de votre côté vous y réfléchissez, allons-y, je m’y mets.
    (Je pars de l’Introduction du séminaire La Lette volée) Suivant l’écoute, on lit d’abord ceci : elle établit deux catégories de symboles, les premiers symbolisent une triade, les seconds des binaires (il s’agit respectivement des 1,2,3 et des alpha, beta, delta gamma). les triades gagnent le titre de composer une mémoire. Les binaires celui de perdre un objet ; c’est seulement là que la répétition apparaît et en manière de répéter le contour dudit objet. Avant d’aller plus loin (si c’est possible) il faut que cette écoute se paye de ce qui s’y crée : un lapsus, un énorme truc qui vient tracasser et fracasser le bel agencement. Ca ne veut rien dire, c’est tout à fait étranger, exactement propre à représenter quelque chose qui échappe ; c’est un pansement sur un objet perdu. C’est sans rapport et ça trône au milieu et voici de quoi il s’agit :
    On trouve sur le web la version 1956 du séminaire en question. Les tableaux O et Omega (propres aux binaires) sont intrigants ; lorsqu’ils sont repris avec plus de détail dans l’édition de 66 puis en celle de 99 cette intrigue est confirmée, du fait fautes typographiques qui leur font perdre leur sens. Étant donné que ces tableaux sont destinés à faire voir un trou on peut estimer qu’ils sont le contour qu’eux même indiquent. C’est évidemment un observation qui n’aura pas manqué d’intriguer mes confrères puisque nous sommes là au cœur de la psychanalyse avec un exemple magistral.

    Je ne sais pas comment exploiter cela. Nous avons certainement une théorie de l’acte-manqué qui fournit son exemple pratique et précisément au motif de la répétition. Je suis personnellement resté depuis des années sans hypothèse – mais à présent j’aimerais savoir si l’indice du cyclique/acyclique apporterait des lumières.
    En l’attente que votre examen de Turing peut-être le confirme, je puis quant à moi confirmer l’importance de ce passage. En effet, de 56 à 66 il n’y eut pas seulement une modification du tableau mais également du texte à son endroit – et particulièrement Lacan changea-t-il la formule «il y aura toujours un terme exclu» en «toujours une lettre exclue» et dans ce contexte de La Lettre Volée, ça ne peut manquer de sonner l’alerte ! D’autre part il soustrait quelque chose alors qu’un symptôme insiste avec ce tableau répétitivement foireux en 66. Il ne parle plus d’une idée pourtant fort intéressante, à savoir un « futur immédiat », principal en 56 et escamoté en 66 (pour être directement remplacé par le « futur antérieur » déterminant du passé).
    Ce que l’on peut à bon droit estimé escamoté est couvert en 66 par l’apparition de l’Imaginaire, Symbolique Réel dont on sait que le succès ultérieurement aura rabattu Lacan à l’époque de la Renaissance (Borromée). Loin de moi, qui rapporte l’Hermétisme à notre époque moderne, l’idée qu’il ne s’agisse ‘que’ d’une régression – mais certainement le pressentiment que nous sommes sur la piste de la résistance de Lacan à assumer jusqu’à sa conclusion l’ouverture cybernétique de l’esquisse freudienne.
    Aujourd’hui j’augmente encore cette charge après avoir dernièrement connecté avec le Prof R.Vallée, mathématicien et cybernéticien. Lacan et Vallée furent contemporains et voisins tout en s’ignorant l’un l’autre. Ils étaient même exactement, strictement sur la même cause ; je cite ce qui ouvre l’énigme des tableaux ici décrite : la liaison qu’ils ordonnent est «réciproque ; autrement dit, elle n’est pas réversible, mais elle est rétroactive» – je cite Lacan mais j’aurai pu citer Valée, qui formulait exactement la même liaison mais avec un vocabulaire tout autre (théorie des ensembles et des fonctions). Nous sommes ainsi en présence de trois optiques, celle de Lacan, celle de Valée et.. celle de Turing très probablement à cet index de cyclique/acyclique.

  4. #4. admin le 17 janvier 2012 à 19 h 18 min

    Lire ici : http://www.psybakh.net/2011/htm/20110129093400_flog-16.htm#2020115115800

  5. #5. DWT le 17 janvier 2012 à 19 h 50 min

    ajout par DWT : le commentaire précédent qui m’est attribué a été posté effectivement par l’administrateur en raison d’un bug qui m’avait interdit d’accéder pour le poster. Puisqu’aujourd’hui je trouve la barrière levée, j’y accède à nouveau ; et j’ajoute les schémas que l’administrateur n’avait pas pu rééditer. Ils ont la valeur des pièces à convictions sans lesquelles des soupçons et une enquête n’ont par lieu. A l’adresse
    http://www.psybakh.net/2011/htm/20110129093400_flog-16.htm#2020115115800
    on trouve donc trois scans : de gauche à droite les Tableaux utilisés par Lacan en illustration à sa démonstration. Je rappelle qu’ici Lacan démontre la raison logique du ‘Caput Mortuum’ qui donnera naissance au fameux objet (a). A cette occasion en 1957 la première édition de cette démonstration (Introduction au Séminaire sur La Lettre Volée) l’édition flanque un Tableau faux (inversion de termes beta/delta). En 66 l’édition du Seuil qui devint célèbre, présente un texte et une démonstration modifiée et Tableaux améliorés, mais toujours faux ! et ce n’est que dans l’édition de poche en 99 que la position des lettres est corrigée. Sans ces ‘preuves’ (scan que je fournis) on ne pourrait pratiquement pas en faire cas – je travaille certes solitaire mais j’ai assez d’oreille pour entendre que dans le brouhaha bien pensant des lacaniens ce lapsus calami inaugural n’a pas fait grand bruit. Il est certain que si nous n’avions pas du concret ce serait ignoré, négligé – car déjà comme l’expérience le montrera, même avec l’évidence des pièces, les champions de l’Inconscient que je connais bien diront que ce n’était qu’une faute de frappe sinon un tracas de frappé. Parce qu’effectivement ça me frappe d’autant qu’avec un certain code, ça ouvre des portes.


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