L’art de la médiation, « Cérès – l’Art, Terres Fertiles »
J’effectue ici un retour sur le numéro de l’hebdomadaire Lien Social numéro 992, en date du 4 novembre 2010, qui proposait un dossier sur la médiation avec les adolescents.
http://www.lien-social.com/spip.php?article3321
C’est l’occasion, d’une part de continuer à réfléchir sur les dispositifs de médiation, et d’autre part de présenter le travail d’une association nommée « Cérès – l’Art, Terres Fertiles », créée en 2009 par trois éducateurs et trois psychologues, et actuellement présidée par Christophe Vandeneycken.
Cette association cherche précisément à promouvoir les médiations artistiques, culturelles et créatives dans le secteur éducatif, médico-social, ainsi que dans le champ scolaire, sans distinction d’âge. Cérès tente également de se donner les moyens de soutenir les études et les recherches sur ces médiations.
Cérès cherche ainsi à développer un réseau d’artistes et de travailleurs sociaux capables d’intervenir dans différentes institutions. La maison des adolescents de Saint-Denis, CASADO, (http://www.resadosaintdenis.fr/spip.php?rubrique9), où la plupart des membres de Cérès travaillent, a soutenu le lancement de l’association. N’hésitez donc pas à contacter le président, Christophe Vandeneycken (christophe.vandeneycken@ch-stdenis.fr), afin de contribuer à enrichir leur réseau de compétences : plasticien, dessinateur, comédien, peintre, écrivain – journaliste, etc., ou pour un soutien administratif et comptable.
Les membres fondateurs de cette association ont publié quatre articles dans ce numéro de Lien Social, présentant l’association ainsi que leur travail axé autour des médiations avec les adolescents.
« Cérès – l’Art, Terres Fertiles », présentation
Christophe Vandeneycken, président de l’association, présente ainsi les débuts de Cérès : « Nous ne sommes donc pas partis de la certitude du bien-fondé d’une telle entreprise, mais bien d’une constellation d’observations et d’interrogations nées de notre pratique, et liées aux rapports qu’entretiennent l’art et le sujet. »[1] Car c’est bien d’interrogations pratiques sur ce qu’est une production artistique, ou culturelle, et sur ce qu’est un travail de médiation, notamment avec des adolescents, qu’a émergé le désir d’aller plus loin en créant cette association, afin de se doter d’un outil pour prolonger leur réflexion théorique. « […] Comment cerner la tension entre le sujet et l’objet lors de l’activité créatrice ? [..] s’il est entendu que la création ‘donne à voir’, que donne-t-elle à penser ? Comment élaborer un travail de médiation en amont et en aval ? Sommes-nous les animateurs ou les co-producteurs de nos ateliers, ou juste d’indispensables témoins ? »[2]
Autant de questions suffisamment larges en effet qui sous-tendent le travail de tout clinicien engagé dans un travail de médiation. Trois articles écrits par trois membres fondatrices de Cérès vont illustrer la démarche de l’association.
« De la médiation artistique au projet personnalisé »
Isabelle Monel-Lagzouli, éducatrice spécialisée, présente dans cet article son expérience de deux ateliers qu’elle a participé à créer et à animer à la maison des adolescents de Saint-Denis, CASADO depuis maintenant plusieurs années. Un « atelier voyage », et un « atelier matière et déco ».
Pour elle, trois notions structurent « l’appareil de travail »[3] qu’elle s’est construit : Le cadre, la temporalité et le lien (la rencontre).
Isabelle Monel-lagzouli se réfère volontiers aux ateliers thérapeutiques d’expression[4]. Elle rappelle alors combien « le lieu et l’investissement de cet espace [sont] primordiaux et doivent être suffisamment pensés »[5]. Ce cadre stable permettra au fil des séances avec les adolescents, bien souvent déscolarisés et en décalage justement avec la temporalité sociale, de faire émerger, au travers du processus qui mène à leur propre production, un désir s’inscrivant au-delà de « l’ici et maintenant ». Quant au lien, l’éducatrice spécialisée constate combien « les ateliers de médiation artistiques sont […] un support supplémentaire et parfois essentiel pour tisser un lien avec certains adolescents »[6], autorisant ainsi « une double inscription : inscription du jeune dans l’institution et auprès des professionnels qui y travaillent »[7]. Pour nombre d’entre eux, ce passage dans ces ateliers, cette « rencontre », sera déterminante dans leurs possibilités d’investir par exemple par la suite une psychothérapie individuelle.
Dans cette rencontre, le groupe joue un rôle essentiel. C’est lui qui fournit, au besoin, à l’adolescent la protection dont il aura besoin. C’est ce sur quoi nous insistions, au travers de notre commentaire de l’article de Quélin Souligoux, « De l’objet à la médiation »[8], à savoir la fonction du groupe.
Quélin Souligoux distinguait deux types de fonctionnement de groupe à médiation. Dans un cas, un groupe était constitué pour une médiation spécifique, et les objectifs et moyens que l’on mettra en œuvre seront là pour favoriser l’accès des participants à la médiation proprement dite. En somme, dans ce premier cas, c’est la médiation qui est première dans le dispositif, et l’appropriation et les règles du groupe sont définies en fonction des caractéristiques de la médiation. Dans l’autre cas, et c’était celui que l’auteur étudiait principalement dans son texte, la médiation n’est qu’une composante du groupe, censée favoriser et accélérée certains processus relatifs aux « effets de groupement ». Ces « effets de groupement » sont ensuite censés construire un autre espace, qui supportera à son tour, « une aire de symbolisation ». Les objectifs que l’on se fixera quant à ce groupe ne découleront donc pas cette fois de l’emploi de telle ou telle médiation.
Bien que l’objectif explicite ne soit pas directement thérapeutique (L’éducatrice explicite les objectifs de ces ateliers en termes de « travail d’étayage et d’accompagnement » afin de « permettre l’émergence d’une demande et de ce fait nous amener à travailler sur un projet personnalisé qu’il soit thérapeutique, social ou scolaire [….]»[9]), il apparaît au final que le travail de médiation d’Isabelle Monel-Lagzouli semble à la charnière entre les deux types de fonctionnement. La médiation servant en quelque sorte à moduler la rencontre du sujet et du groupe, et par là, la régression due à la mise en groupe.
« Le carnet de voyage, un espace à soi »
Dorothée Chapelain a écrit sur un autre atelier, « carnets de voyage ». Celui-ci « se caractérise par une mixité formelle qui privilégie l’association libre dans la juxtaposition de dessins, textes et photos. »[10] Ce carnet, conçu par chaque adolescent au fil des séances, est ainsi pensé comme « un espace initiatique », lié aux vertus prêtées aux voyages sur la jeunesse…
Dans cette expérience, c’est la fonction interface de l’objet médiateur qui est mise en avant. Comme nous le résumions («De l’objet à la médiation»), l’objet médiateur possède cette fonction de jouer un rôle d’interface entre les parties conscientes et inconscientes des sujets, entre la réalité psychique et la réalité extérieur pour chacun, mais également entre les sujets participant au groupe. Dorothée Chapelain avance alors que le carnet de voyage de cet atelier ouvre des possibilités d’élaboration de nouveaux rapports au temps chez le sujet adolescent, via une exploration d’espaces imaginés ou réels. Internet permettant en quelque sorte ces voyages imaginaires numériques.
L’utilisation que la psychologue fait d’Internet est intéressante. Cet espace numérique, avec sa propre géographie, devient dans l’atelier, le support de création d’utopie pour les sujets. Ils cherchent ainsi sur la toile des images, du texte, propres à devenir par la suite des signes pour un Autre, avec lesquels ils « bricoleront » leur récit de voyage. Le Net devient alors support de projection de leur propre espace intime. Extime, disait Lacan dans son séminaire d’un autre à l’Autre, en 1969. Tisseron reprenant l’expression il y a quelques années pour en faire « un mouvement d’extimité », dans son ouvrage L’intimité surexposée, et la développer justement pour comprendre les usages des outils numériques tels que les blogs ou Facebook.[11]
L’espace de l’atelier offrant ainsi la possibilité de contenir ce possible mouvement de réintrojection des espaces extériorisés, projetés, via une mise en récit, un tissage des éléments glanés par les sujets sur le net. « Les photos et les textes, supports de mémoire, d’identification et d’inscription, se transmettent, s’échangent, symbolisés par la parole. […] Le dispositif du carnet propose un espace à soi où l’on peut circuler librement dans ses territoires psychiques […]»[12].
Là encore, on perçoit bien comment les espaces, psychique et extérieur, et entre les sujets, s’entrecroisent. L’atelier vise ainsi la constitution d’un groupe, qui lui-même peut devenir support pour les processus de symbolisation vis-à-vis de chaque participant, avec l’objectif d’aider à ce que chaque sujet se construise son propre espace à l’intérieur du groupe, au travers de l’objet carnet de voyage. Un objet partageable par ailleurs, si l’adolescent le souhaite.
« La photographie comme révélateur de soi »
Le dernier texte est signé par la psychologue Léa Talabard et s’intitule « La photographie comme révélateur de soi ».
Léa Talabard a choisi quant à elle d’utiliser comme objet de médiation, la camera obscura. Une technique photographique « à l’ancienne », « maîtresse en l’art de la magie », lorsque l’appareil photo était encore une boite noire, percée d’un simple trou, avec une feuille photographique glissée à l’intérieur. Cette méthode permet ainsi de fabriquer son propre appareil, mais aussi de développer facilement ses photos. Le lieu du laboratoire ayant alors toute son importance dans l’atelier.
Le désir de travailler l’image est lié, pour cette psychologue, au fait de vouloir travailler sur le regard des adolescents. « Regarder devient un véritable acte puisqu’il requiert de choisir dans l’infini des possibilités que le monde propose. »[13] Freud ne s’est jamais intéressé au cinéma. Mais il a souvent parlé d’image. Image des rêves, image du souvenir-écran. Quant à Lacan, il n’a cessé de prendre en compte ses effets. Dans cet atelier, la camera obscura offre la possibilité de « transformer » l’image photographiée. Il n’y a pas de possibilité de viser. Le cadrage se construit avec une certaine liberté, (peut-être parfois un peu angoissante ?), mais surtout « avec les mains et non plus seulement avec les yeux ». Le temps de pause est par ailleurs d’environ 10 secondes.
La psychologue Léa Talabard pense que le corps est absent du numérique, ce qui demanderait cependant à être interrogé. Pour elle, ce procédé est un moyen de replacer le corps de l’adolescent au centre de cet acte aujourd’hui si simple qu’est le fait de prendre une photo.
La boîte que la psychologue a choisi est ronde, ce qui déforme d’autant la photographie. L’image obtenue avec ce procédé est donc tout sauf une tentative de copier la réalité, d’en saisir un reflet ou un instantané, comme pourraient le laisser croire nos appareils sophistiqués. « Imparfaites et floues, elles sont venues d’un autre temps. »[14] C’est donc de cette transformation qu’un possible décalage va surgir, et va ainsi offrir une voie d’entrée vers un questionnement sur ce qu’on cherchait finalement à voir …
Le rôle du laboratoire est important dans l’atelier. Ce lieu obscur destiné au développement des photos, devient « un espace contenant » où l’imaginaire peut se déployer dans l’attente du résultat. Lieu intermédiaire entre imaginaire et réalité de la photo que l’on n’avait pas prévue. La problématique des différents espaces, psychique et externe, peut également être abordé, du fait du dispositif de l’atelier. Aller puiser au dehors des lieux, des objets, pour revenir ensuite développer les photos, permet d’utiliser l’image-trace de mémoire comme support de circulation entre les différents lieux. Support également de mémoire, « un rappel en douceur du passé »[15] du fait de l’aspect matériel choisi, un papier photographique qui jaunit.
Là encore, la fonction du groupe est bien soulignée. La camera obscura, et ses photographies, deviennent les objets médiateurs qui soutiennent les interventions des thérapeutes, afin de créer du groupe à partir de ce collectif, constitué au départ « d’exclus […] (famille, école, système) […] »[16]. Le thérapeute fait partie du groupe ici, mais sa fonction est de soutenir le groupe, et de se laisser utiliser comme adresse pour une parole qui se cherche.
Enfin, la psychologue articule de manière intéressante l’évolution de la place de chaque sujet en fonction de l’utilisation de l’objet médiateur, et donc du savoir que chacun développe sur l’objet. C’est ici la fonction de l’objet médiateur comme représentant de l’état de la relation entre les sujets qui est élaborée.
Le moment de conclure
Au final, on notera combien la place de l’image est importante dans ces ateliers, tant dans l’atelier « carnet de voyage », que dans l’atelier « Sténopé ».
Ces trois articles clinique sont intéressants en ce qu’ils construisent, comme le souhaite le président de Cérès, un questionnement à partir d’un matériel clinique original. Ils me semblent bien illustrer les deux fonctions principales des objets médiateurs en situation groupale que l’on avait relevées :
1) soutenir en somme les interventions du thérapeute qui vise à créer du groupe.
2) Intervenir comme « facilitateurs » des processus de symbolisation.
Au sein de cette fonction, on pourrait distinguer des sous-fonctions :
a) déclencher un travail de pensée chez les sujets en relation
b) représenter l’état de la relation entre les sujets
c) jouer un rôle d’interface entre les parties conscientes et inconscientes des sujets, entre la réalité psychique et la réalité extérieur pour chacun, et entre les sujets.
Il ne reste qu’à souhaiter une longue vie à Cérès !
[1] Christophe Vandeneycken, « Des ateliers médiatisés sur-mesure », in Lien Social n°992, 4 novembre 2010, p.11.
[2] Christophe Vandeneycken, « Des ateliers médiatisés sur-mesure », in Lien Social n°992, 4 novembre 2010, p.11.
[3] Notion créée à partir de celle d’ « appareil psychique groupal » développée par Kaës.
[4] Jean Broustra, Abécédaire De L’expression – Psychiatrie Et Activité Créatrice, L’atelier Intérieur, Erès, 2000.
[5] Isabelle Monel-Lagzouli, « De la médiation artistique au projet personnalisé », in Lien Social n°992, 4 novembre 2010, p.12.
[6] Isabelle Monel-Lagzouli, « De la médiation artistique au projet personnalisé », in Lien Social n°992, 4 novembre 2010, p.13.
[7] Isabelle Monel-Lagzouli, « De la médiation artistique au projet personnalisé », in Lien Social n°992, 4 novembre 2010, p.13.
[8] Dominique Quélin Souligoux,, « De l’objet à la médiation », in Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n°41, 2003.
[9] Isabelle Monel-Lagzouli, « De la médiation artistique au projet personnalisé », in Lien Social n°992, 4 novembre 2010, p.13.
[10] Dorothée Chapelain, « Le carnet de voyage, un espace à soi », in Lien Social n°992, 4 novembre 2010, p.14.
[11] « Je propose d’appeler « extimité » le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique. Ce mouvement est longtemps passé inaperçu bien qu’il soit essentiel à l’être humain. Il consiste dans le désir de communiquer sur son monde intérieur. Mais ce mouvement serait incompréhensible s’il ne s’agissait que « d’exprimer ». Si les gens veulent extérioriser certains éléments de leur vie, c’est pour mieux se les approprier en les intériorisant sur un autre mode grâce aux échanges qu’ils suscitent avec leurs proches. », Serge Tisseron, L’intimité surexposée, 2001, Ramsay.
[12] Dorothée Chapelain, « Le carnet de voyage, un espace à soi », in Lien Social n°992, 4 novembre 2010, p.14.
[13] Léa Talabard, « La photographie comme révélateur de soi », in Lien Social n°992, 4 novembre 2010, p.17.
[14] Léa Talabard, « La photographie comme révélateur de soi », in Lien Social n°992, 4 novembre 2010, p.16.
[15] Léa Talabard, « La photographie comme révélateur de soi », in Lien Social n°992, 4 novembre 2010, p.17.
[16] Léa Talabard, « La photographie comme révélateur de soi », in Lien Social n°992, 4 novembre 2010, p.16.
mot(s)-clé(s) : Cérès, Christophe Vandeneycken, Dorothée Chapelain, groupe, image, Isabelle Monel-Lagzouli, Léa Talabard, lien social, médiation, photographie
You can leave a response, or trackback from your own site.