Pour une anthropologie psychanalytique de la technique (numérique)

Comme le titre de ce post l’indique, j’aimerais essayer de travailler les liens entre la psychanalyse et la technique.

Mis à part quelques exceptions il me semble, il apparaît que c’est un domaine peu exploré. On pourrait considérer Harold Searles par exemple comme un pionnier avec son ouvrage L’environnement non-humain. Certes, il est vrai que Freud parle de la technique, comme dans son Malaise dans la civilisation, mais il la relie à la culture, et non pas directement à sa doctrine. Dans Malaise dans la civilisation, Freud tente en effet de dresser une liste de techniques de défense contre la souffrance. Après avoir rappelé que l’homme peut perfectionner ses organes grâce à sa culture technique, il reliera celle-ci aux tentatives de l’homme pour se protéger d’autrui et du monde extérieur, pointés comme sources de déplaisir1. Puis de manière plus pessimiste, il placera finalement le progrès technique comme une source de désillusion pour l’homme, entraînant ainsi l’hostilité de celui-ci envers la culture en général.

« Il est encore une autre cause de désillusion. Au cours des dernières générations, l’humanité a fait accomplir des progrès extraordinaires aux sciences physiques et naturelles et à leurs applications techniques ; elle a assuré sa domination sur la nature d’une manière jusqu’ici inconcevable. Les caractères de ces progrès sont si connus que l’énumération en est superflue.

Or, les hommes sont fiers de ces conquêtes, et à bon droit. Ils croient toutefois constater que cette récente maîtrise de l’espace et du temps, cet asservissement des forces de la nature, cette réalisation d’aspirations millénaires, n’ont aucunement élevé la somme de jouissance qu’ils attendent de la vie. Ils n’ont pas le sentiment d’être pour cela devenus plus heureux.

On devrait se contenter de conclure que la domination de la nature n’est pas la seule condition du bonheur, pas plus qu’elle n’est le but unique de l’oeuvre civilisatrice, et non que les progrès de la technique soient dénués de valeur pour« l’économie» de notre bonheur.

[...] mais…, mais voici que s’élève la voix pessimiste de la critique! La plupart de ces allégeances, insinue-t-elle, sont du même ordre que ce « plaisir à bon marché » prôné par l’anecdote connue : le procédé consiste à exposer au froid sa jambe nue, hors du lit, pour avoir ensuite le « plaisir » de la remettre au chaud. Sans les chemins de fer, qui ont supprimé la distance, nos enfants n’eussent jamais quitté leur ville natale, et alors qu’y eût-il besoin de téléphone pour entendre leur voix ? Sans la navigation transatlantique, mon ami n’aurait point entrepris sa traversée, et je me serais passé de télégraphe pour me rassurer sur son sort. A quoi bon enrayer la mortalité infantile si précisément cela nous impose une retenue extrême dans la procréation, et si en fin de compte nous n’élevons pas plus d’enfants qu’à l’époque où l’hygiène n’existait pas, alors que d’autre part se sont ainsi compliquées les conditions de notre vie sexuelle dans le mariage et que se trouve vraisemblablement contrariée l’action bienfaisante de la sélection naturelle ?

Que nous importe enfin une longue vie, si elle nous accable de tant de peines, si elle est tellement pauvre en joies et tellement riche en souffrance que nous saluons la mort comme une heureuse délivrance ? »2

C’est ce qui fait dire à Bernard Stiegler que finalement si la technique permet à l’homme de perfectionner ses organes, “au cours de ce perfectionnement, la technique vient sans cesse compenser un défaut d’être (dont parle aussi Valery) en provoquant à chaque fois un nouveau défaut – toujours plus grand, toujours plus complexe et toujours moins maîtrisable que le précédent. Ce désajustement constant induit frustrations, blessures narcissiques et mélancolie.”3

On constate ainsi que Freud s’en tient à une vision de la technique comme moyen pour l’homme de s’améliorer afin de pallier certains problèmes, même si ce mouvement entraîne un déséquilibre créant ainsi de nouvelles sources de souffrance. C’est là que Stiegler retrouve le sens du pharmakon concernant l’objet technique, et qu’il s’applique à développer depuis plusieurs années.

Mais pour Freud, la technique donc, est un moyen pour l’homme, mais elle n’est pas mise en lien direct avec “son essence”, ou les conditions même de son développement. Plus largement, la technique au 20ème siècle est ainsi désignée largement comme un des maux de notre temps. Stépahne Vial le rappelle dans l’Etre et l’écran.4

Révolution du numérique

Cependant, si l’on s’intéresse à la technique aujourd’hui, il est un domaine qui a pris une telle ampleur qu’il est impossible de l’ignorer. C’est le domaine de l’informatique, qu’on le relie à la technologie ou à la science. Ce champ, on peut l’appeler le numérique, et l’avènement de ce champ, la révolution du numérique.

Cette expression de révolution informatique désigne ainsi ce que l’on peut appeler la numérisation du monde, c’est-à-dire la possibilité de numériser toutes sortes d’objets : transformer du texte, du son, ou encore de la vidéo en ce qui serait une nouvelle forme d’équivalent général après la monnaie, le code informatique. Cette révolution numérique, même si elle apporte de nouvelles choses, de nouveaux cadres de pensée, s’inscrit également dans une histoire des techniques, celle de l’écriture (donc dans celle encore plus large de la mémoire et des dispositifs que Bernard Stiegler, dans la suite de Platon, appelle hypomnémata).

On peut définir rapidement cette culture numérique comme un ensemble de pratiques qui s’appuient sur de nouveaux outils technologiques, en posant que ces pratiques affectent entre autres certains des piliers de notre culture issus des trois monothéismes : nos savoirs-lire et nos savoirs-écrire. (La page et l’auteur versus l’internet et l’écriture collaborative). D’où le fait Serge Tisseron parle de « la culture du livre » qui aura de plus en plus à cohabiter avec « une nouvelle culture des écrans ».

Milad Doueihi (un historien des religions qui étudie donc “naturellement” le numérique…) pose ainsi que cette culture numérique, ce mouvement social, économique, politique s’appuyant sur le numérique, est un véritable processus civilisateur couplé d’un phénomène religieux (il parle ainsi de conversion, conversion de l’analogique au numérique, et conversion religieuse) en tant que cette culture numérique serait aujourd’hui le seul mouvement qui se voudrait aussi universaliste que la religion.

Enfin cette culture numérique bouleverse aujourd’hui nos institutions (notamment l’école, mais aussi la démocratie, le lien social, etc.) mais également certains concepts  (La façon de penser la propriété intellectuelle, l’identité, etc.) ou certaines valeurs de la culture actuelle (visibilité contre pertinence, l’intimité et l’extimité, ce qui rejoint la question du narcissisme, etc.) mais aussi nos manières de jouer. Aussi, comme le font finalement les enfants et les adolescents, on peut prendre les jeux vidéo comme un point d’entrée pour aborder le numérique, comme une initiation à cette culture numérique. C’est d’ailleurs pourquoi les jeux vidéo peuvent donc être étudiés comme paradigme de cette culture numérique.

Car on peut aisément soutenir que cette numérisation affecte la fabrique des subjectivités contemporaines de différentes manières. Par exemple, d’une part à travers la prise de données permanente sur tout un chacun (par exemple la façon dont le capitalisme réintègre et valorise les traces que chacun peut laisser sur le web), d’autre part en fonction de la place que prennent les machines numériques dans nos vies. Aussi, il devient de plus en plus impossible de négliger politiquement la place des algorithmes et du code informatique dans la construction même de la réalité sociale dans laquelle nous sommes plongés.5. Mais la place des robots également. Le Japon est en point à ce sujet. Mais la question va se poser de plus en plus, comment allons-nous penser nos relations avec ces machines ? Quelle place auront-ils auprès de nos personnes âgées, ou de nos enfants ?

Articuler psychanalyse et technique à partir du numérique ?

Mais pourquoi se servir du numérique pour essayer d’articuler la psychanalyse avec la question de la technique ?

Tout d’abord parce qu’on vient de le voir, le numérique est devenu aujourd’hui une véritable culture. Aussi, du point de vue strict de la clinique, cette culture est ainsi devenue importante à prendre en compte, tant dans le discours des patients, que des objets qui peuvent servir de médiations.

Une seconde raison existe, et pour l’exposer on peut partir à la fois de l’idée de Stéphane Vial, à savoir que la “révolution numérique” met au jour de manière plus flagrante que ne l’a fait jusqu’ici aucun système technique, le fait que l’être humain a toujours été un être de la technique, ou autrement dit que l’homme n’est homme qu’à travers la technique, et ce non pas dans un rapport (le terme de rapport induirait encore l’idée d’une nature humaine expurgée de la technique) mais de manière ontologique.

Jean-Michel Salanskis indique également une idée proche. Dans Le monde du computationnel, il pose en effet que le numérique nous force à réinterroger ce que nous pensions sous le terme de technique.6

Dans le cadre psychanalytique, c’est plutôt la question du langage qui intervient lorsqu’il s’agit d’avancer dans une sorte d’ontologie de l’être humain, du moins lorsqu’on n’évince pas Lacan du champ psychanalytique. Car, même si Lacan a été soucieux de se départir de faire une ontologie de l’être humain en cherchant toujours et encore à désubstantifier le sujet (dépsychologiser le traditionnel sujet), posant que l’inconscient était d’ordre “pré-ontologique”, il n’en reste pas moins que la question ontologique dans la psychanalyse mérite d’être examinée.

Jacques-Alain Miller (qui fut présent lors du séminaire de Lacan de 1964) commenta en 2011 dans son séminaire “La difficulté avec l’ontologie, la doctrine de l’être – s’il faut le préciser -, Lacan a eu un problème avec l’ontologie. Et ce n’est pas un débat secondaire. C’est une question centrale. Elle se règle dans le cours de son enseignement par un recours au terme qui lui est polairement opposé : l’ontique. L’ontique concerne l’étant, à savoir – ce qui est.

Donc, voilà, le chemin à parcourir.

La catégorie dont nous faisons usage, la catégorie du réel, ne se dégage avec sa puissance conceptuelle qu’à la condition de cerner, limiter la fonction de l’être.”7

En tout cas, je souhaiterais essayer de faire dialoguer l’approche philosophique de la technique, que Vial appelle par exemple donc de ses voeux dans son ouvrage L’être et l’écran, et la psychanalyse. Et pour débuter nous pourrions peut-être d’une part paraphraser Lacan avec sa notion de parlêtre (qui signifiait que l’homme était un être parlé avant même que d’être un être parlant), en posant que l’homme est constitué, fabriqué pour ainsi dire, par la technique, mais que l’inconscient resterait d’une certaine manière encore en amont.

Comment pourrrions-nous essayer de penser cela ?

Peut-être qu’il nous faudra évaluer la question des rapports entre technique et langage. Et à cela, ajouter la question du corps. Ceci nous porte donc vers les travaux de Leroi-Gourhan…

  1. “Il existe à la vérité un procédé différent et meilleur ; après s’être reconnu membre de la communauté humaine et armé de la technique forgée par la science, on passe à l’attaque de la nature qu’on soumet alors à sa volonté : on travaille avec tous u bonheur de tous.” []
  2. S. Freud, Malaise dans la civilisation []
  3. B. Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, de la pharmacologie, Flammarion, 2010, p.32 []
  4. S. Vial, L’Etre et l’écran, chapitre “Contre le “système technicien et le fétichisme de la technique”, p.37 à 44 []
  5. http://www.laquadrature.net/files/Benjamin-Bayart_LImpossible_avril-2012.pdf []
  6. « [...] l’enseignement premier et radical de la révolution informationnelle, ou de l’émergence du computationnel, concerne l’identité même de la technique : lorsque nous prenons cette révolution ou cette émergence comme évolution technique, nous avons peut-être tort, ou en tout cas nous pensons trop simplement, et négligeons un déplacement de sens considérable. » in J-M Salanskis, Le monde du computationnel, Les Belles Lettres, 2011, p.135 []
  7. http://disparates.org/lun/2011/03/jam-9-mars-2011-de-l-ontologie-a-lontique/ []

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2 réponses à “Pour une anthropologie psychanalytique de la technique (numérique)”

  1. #1. Stéphane Vial le 3 octobre 2013 à 11 h 22 min

    Merci pour cet article. Si je n’avais fait le choix de quitter la psychanalyse pour retrouver la philosophie, c’est sans doute cette problématique de recherche que j’aurais choisie. Articuler la technicité de l’être-homme avec la conception psychanalytique de l’homme. Il y a là un champ entier de recherche à construire, tant, je le crois, les psychanalystes eux-mêmes, tombent dans le même travers que les philosophes : ils sous-estiment la technologie.

    Quelques exemples : la qualité d’un dialogue en face-à-face dépend de la technique (4 murs, insonorisation, table, chaises, etc.). Quand on va au café pour « boire un verre », on n’y va pas tant pour ce verre que pour disposer d’artefacts en vue de rendre possible une certaine qualité de relation qui ne pourrait avoir lieu dans la rue (du moins avec la même qualité de co-présence). Idem pour l’intimité du cabinet de psychanalyse, dont je parle à la fin de mon livre. Faire l’amour, aussi, dépend de facteurs techniques. Parfois, on le fait dans une cage d’escalier, parce qu’on n’a pas de chambre sous la main. Parfois, on ne le fait pas, parce qu’on n’a pas de préservatif. L’amitié, aussi, s’opère grâce à des facteurs techniques. Comment on rencontre un ami ? comment on « fait », dans le vrai monde de la pratique ? Téléphone, Internet, réseaux sociaux, bars, etc. Bref, les artefacts conditionnent toutes nos expériences d’une manière ou d’une autre, même les expériences qu’on se plaît habituellement à qualifier uniquement de « psychologique ».

    Alors, quoi, l’inconscient en amont ? Peut-être. Mais, à être toujours en amont de tout (ce à quoi je crois de moins en moins), l’inconscient finit par devenir une substance, une ontologie, alors même que, à te lire, Lacan ne le voulait pas… L’inconscient est-il détaché des conditions du siècle ? Est-il totalement indépendant de la culture dans laquelle il vit ? (j’ai bien dit « totalement » indépendant) Est-il insensible à la culture technique ? Doit-il quelque chose à la culture technique ? En quoi et comment la culture technique l’influence-t-tell — ou non ?

    Telles seraient les questions. Il y a là un sujet de thèse. À toi de t’en saisir, étudiant en Master, si tu lis ces lignes.

  2. #2. admin le 7 octobre 2013 à 10 h 42 min

    Je suis tout à fait d’accord avec toi sur le fait qu’il y a un champ de recherche à explorer autour d’une approche psychanalytique de la technique/technologie.
    C’est pour cela que je m’y lance ;o)

    Effectivement, je te rejoins sur le fait que tous ces artefacts conditionnent nos relations, nos expériences, donc nos subjectivités.
    Et le dispositif psychanalytique, le cabinet insonorisé, le fauteuil, le divan, etc. n’y échappe pas. Bien au contraire, on peut même dire qu’il y a un certain dispositif pour faire émerger quelque chose de l’inconscient, et pouvoir travailler avec. Non pas qu’il n’y ait pas de transfert ou de formations de l’inconscient en-dehors de ce dispositif technique, mais ce dernier favoriserait la mise en valeur, et un possible travail à partir de ces éléments.
    Mais ce qui me plaît également, et c’est Salanskis qui me met sur cette piste en ce moment, c’est de voir où l’on peut aller si l’on élargit le concept de technique au « spirituel », c’est à dire, non pas seulement aux artefacts matériels, mais également aux dispositifs conceptuels, au langage (d’où Leroi-Gourhan). Ecrire l’Etre et l’écran finalement, c’est mettre en oeuvre une certaine technique philosophique, une certaine systématicité, qui va pouvoir produire en sortie quelque chose, avec une certaine efficacité.

    Car j’ai l’impression que là on peut dire que peut-être l’association libre serait une sorte de technique qui viendrait « contre-carrer », ou contourner les effets de la mise en oeuvre d’une « parole technique » plus quotidienne, ou défensive, au sens où elle mettrait en oeuvre quelque chose de systématique en vue de produire un effet, qui serait dans ce cas, contre-productif par rapport au dispositif psychanalytique visant l’émergence d’autre chose.

    Freud et Lacan ont travaillé l’idée que c’est le refoulement qui produit la société. Peut-être qu’il y aurait matière à reprendre ce fil pour élaborer quelque chose du côté de la culture technique.
    Mais si l’on élargit donc la technique au champ intellectuel, ce que j’aimerais tenter, ce serait d’essayer d’articuler cela avec les différentes positions du sujet par rapport au langage. C’est à dire, en quoi peut-être, dans la névrose, la technique pourrait être un « recours » vis à vis de la castration, ou comment penser à nouveau certains délires psychotiques où la machine prend une place importante comme l’a fait Victor Tausk, ou enfin les machine autistiques, etc.

    Non, je ne crois pas que l’inconscient soit détaché des conditions du siècle. Et effectivement, lorsque Lacan dit que « L’inconscient c’est le politique ; l’Autre c’est aussi l’inconscient ». ( Le 10 mai 1967, La logique du fantasme.) ça va complètement dans ce sens.
    Donc si l’inconscient, c’est le discours de l’Autre, ça me paraît difficile de rendre l’inconscient indépendant de la culture dans laquelle baigne les sujets…

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