2- « La politique de l’algortihme » – Spec Ops : The Line ou qu’est-ce qu’un « jeu vidéo critique » ?
Si l’on manque encore de critiques sur le jeu vidéo (comme par exemple l’excellent site Merlan Frit, le podcast Je Game Moi Non Plus, feu Les cahiers du Jeu Vidéo ou encore le magazine Sanqua…), une question me taraude (parfois) : que pourrait être « un jeu vidéo critique » ? Le jeu Specs Ops : The Line m’a paru un bon moyen pour tenter d’avancer (un peu) sur la question.
Spec Ops : The Line a été développé par le studio Yager Development et distribué par 2K Games. C’est au départ une franchise de jeu de guerre commencée en 1998. Les critiques, comme Tony Fortin dans « Détruire le Digital Battlefield » , n’ont pas manqué de souligner combien ce dernier opus, The Line, s’en démarque.
Le roman, The Heart of Darkness, de Joseph Conrad est souvent salué comme une des premières ouvertures à une littérature critique, une littérature anti-colonialiste et anti-impéraliste. Plusieurs fois « adapté », et notamment très librement par Coppola avec son Apocalypse Now, il l’est cette fois avec un jeu Spec Ops : The Line, dont la toile de fond est une nouvelle fois la barbarie de la guerre. Bien que se revendiquant de Conrad, et lui rendant d’une certaine manière hommage, Spec Ops : The Line tire en effet plus d’Apocalypse Now que de The Heart of Darkness, mettant de côté la dimension colonialiste, comme Assouline le souligne pour le film de Coppola.
« […] Francis Coppola n’a fait que s’inspirer de la trame de la nouvelle, la déshumanisation de l’homme au fur et à mesure de la remontée initiatique du fleuve, la débarrassant de sa dénonciation du colonialisme, de l’esclavage et de la brutalité de l’Administration pour lui substituer une charge contre la folie barbare de la guerre. »1
Néanmoins, si Spec Ops : The Line délaisse le colonialisme et place effectivement au cœur de sa narration la déshumanisation et la folie liée à la guerre, on ne peut dire qu’il ne s’attache pas, en sous-texte, à la dimension politique. Pour preuve, je m’attacherais dans un premier temps à la présence d’une Dubaï en cours de délabrement comme terrain de jeu, qui fait de Spec Ops : The Line un jeu qui retient l’attention. Une Dubaï ensevelie progressivement sous les tempêtes de sable, une belle métaphore politique, intentionnelle ou non, là n’étant pas la question. D’autre part, ce jeu au gameplay précisément classique du genre TPS guerrier réussit à générer quelque chose chez le joueur de peu habituel, en inscrivant justement son classicisme, voire son manque d’originalité ainsi que ses références sur cette toile de fond métaphorique, mais également à l’intérieur d’une histoire qui vient questionner le joueur précisément sur sa place de joueur. Tentative d’analyse de cas dans le cadre de cette fameuse « politique de l’algorithme » dont j’ai déjà parlé ici.
Dubaï ou le stade apocalyptique du capitalisme
Pour saisir un des enjeux politiques de Spec Ops : The Line, il nous faut dire quelques mots sur cette ville emblématique qu’est Dubaï aujourd’hui. Là encore, les critiques ont souligné généralement Dubaï comme une métaphore politique. Une Dubaï en ruine, ensevelie progressivement sous le sable comme terrain de jeu, et donc par là une sorte de figuration d’un capitalisme mondialisé en bout de course, prêt à s’effondrer sous le poids de ses propres contradictions.
A ce sujet, David Barbosa parle dans son article F.U.B.A.R d’un symbole et fait une référence à Détroit qui se trouve être, réellement quant à elle, en phase avancée de devenir une ville en ruine. Mais précisément, le fait de parler de la ville de Détroit, comme symbole, quant à elle, de la modernité industrielle, me permet de dire que Dubaï n’est pas une ville moderne, contrairement d’ailleurs à la majorité des villes dont usent les FPS ou les TPS comme terrain de jeu. C’est une ville véritablement post-moderne, qui a littéralement fait un bond au-dessus de la modernité. Avec un article de Mike Davis, je reviendrai sur ce point, mais contrairement à Barbosa je dirais qu’il n’y a pas qu’une question de standing entre Detroit et Dubaï. C’est justement l’histoire de la modernité, et de ses conflits politiques et moraux, qui est évacuée dans l’urbanisme de Dubaï. Et ce ne seront donc pas des ruines industrielles que Spec Ops : The Line mettra en scène, comme bien souvent dans ce genre (je pense à Crysis 2 et 3 par exemple, mais aussi Metro 2033), mais bien plutôt les vestiges d’une ville post-industrielle, construite pour et par la pure spéculation immobilière dans le but d’attirer des capitaux, donc d’une certaine manière « sur du vent » et du sable… et qui ne peut ainsi que retourner vers ce sable, dont on peut faire ainsi ici le symbole du capitalisme post-moderne. On se reportera avec enthousiasme au texte de Diane Scott « Nos ruines », paru dans l’excellente revue Vacarme, qui analyse avec brio la répétition et l’insistance de la ruine dans notre imaginaire contemporain. Et l’on pourrait à sa suite ajouter, que si la ruine industrielle met en avant la machine, « l’objet aimé de la modernité » et symbole donc du second stade du capitalisme, comment représenter le troisième stade de la révolution industrielle, dont l’ordinateur, les circuits imprimés et les réseaux seraient les objets privilégiés ? Le sable en tout cas, et son silicium (rappelons-nous de la Silicon Valley) qui recouvre Dubaï dans Spec Ops : The Line me semble alors d’autant plus à sa place…
L’ethnologue, sociologue urbain et historien américain, Mike Davis, a écrit un court texte sur la ville de l’émir-PDG Cheikh Mohammed El-Maktoum particulièrement éclairant, « Le stade Dubaï du capitalisme ». Dans le petit livre qui reproduit ce texte aux éditions des prairies ordinaires, François Cusset reprend la lecture de Davis dans son texte « Questions pour un retour à Dubaï », et peut dire que « si Paris fut bien la capitale du XIXème siècle, telle que l’analysait Walter Benjamin, et New York celle du XXème, du mois après la Seconde Guerre mondiale, Dubaï, qui ne sera sans doute pas celle du 21ème, a pour originalité d’être une capitale instantanée, apparue sur la carte des pouvoirs au tournant du millénaire à partir de rien ».
Jusque dans les années 60, Dubaï était en effet encore un petit village : « Jusqu’en 1956, date où fut construit le premier édifice en béton, l’ensemble de la population vivait dans un habitat traditionnel de type « barastri », sous des toits de palme, consommait l’eau du puits du village et faisait paître ses chèvres au milieu des rues étroites. »2 Mais sous le règne de la famille El-Maktoum, Dubaï va en quelques décennies devenir cette ville totalement improbable à l’architecture « gonflée aux stéroïdes », digne de Columbia, la ville suspendu dans les airs de Bioshock Infinite. Mais à partir de quoi Dubaï a-t-elle pu se développer de cette manière ?
En fait Dubaï, tout comme Singapour, ne possède aucune ressource naturelle à valoriser (pas de pétrole, pas de gaz), si ce n’est… du sable. Sa force est donc de se transformer en pur espace commercial et touristique. Dubaï est donc devenu une sorte de parc d’attraction gigantesque. « Version postmoderne de la « ville-piège » — telle la Mahagonny de Brecht —, elle a su intercepter les superprofits du commerce pétrolier et les réinvestir dans la seule véritable ressource naturelle inépuisable d’Arabie : le sable. (De fait, à Dubaï, les méga-projets sont mesurés en volume de sable déplacé : 30 millions de mètres cube pour l’« Île-Monde », par exemple). Si la nouvelle vague de gigantisme immobilier incarnée entre autres par Dubailand atteint ses objectifs, vers 2010, la totalité du PIB de Dubaï proviendra d’activités non-pétrolières comme la finance et le tourisme. »
Ainsi Dubaï avec ses projets architecturaux les plus invraisemblables3 a attiré à elle tous les surprofits pétroliers liés à la hausse colossale du prix du pétrole. Cette hausse est liée elle-même à la peur qui règne sur les marchés réagissant aux fluctuations géopolitiques de la région.
Dubaï a ainsi créé une zone totalement franche, avec « un régime juridique d’exception taillé sur mesure pour les investisseurs étrangers et les cadres supérieurs délocalisés ». Tout ceci fonctionnant sur une surexploitation d’immigrés esclavagisés expulsables à souhait s’ils représentent la moindre menace pour leurs employeurs. « Comme les émirats voisins, Dubaï a atteint la perfection dans l’art d’exploiter les travailleurs. Dans un pays qui n’a aboli l’esclavage qu’en 1963, les syndicats, les grèves et les agitateurs sont généralement hors la loi, et 99 % des salariés du secteur privé sont des étrangers expulsables sur-le-champ. De fait, la sauvagerie des rapports sociaux qui règnent à Dubaï a de quoi mettre l’eau à la bouche des têtes pensantes de l’American Enterprise et autres Cato Institute. »
Pour tenter de résumer l’analyse de Mike Davis, et revenir à Spec Ops : The Line, Dubaï représente donc l’accumulation de la richesse tirée des profits pétroliers, c’est-à-dire de la folie consumériste occidentale. Mais une richesse qui, à la différence d’un capitalisme encore plus ou moins imprégné d’industrialisme et de modernisme, n’est réinvestie dans aucune tentative d’évolution vers des énergies renouvelables par exemple, mais qui se transforme par contre en débauche de luxe empreint d’esprit colonialiste et de surenchère architecturales.
Dubaï est donc sortie du sable pour nous présenter une sorte de miroir grossissant de nos propres contradictions socio-politiques, capable de nous mettre sous les yeux ce que viserait un projet ultra-libéral qui aurait réussi à se débarrasser enfin de tous les complexes moraux issus des tensions entre « profit et vertu domestique, ubris marchande et normes morales, mis en place jadis par le pouvoir bourgeois, moyennant les fameuses ‘contradictions internes’ du capitalisme industriel pointées alors par Karl Marx. »4. Et c’est l’effondrement de cet ultime objectif que Spec Ops me semble mettre en scène dans la débacle de Dubaï ayant lieu en arrière-fond du jeu. La ville qui avait réussi à concentrer tous les pouvoirs, en se passant de toutes les entités constituées dans l’histoire du projet moderne, Etat, Nation, Société, en proposant aux investisseurs une zone juridique d’exception taillée sur mesure pour leur argent, un contrôle policier quasi-total sur les couches de travailleurs pauvres vivant comme de véritables esclaves, afin de proposer aux touristes une expérience de consommation la plus grandiose, la plus « fun », et surtout le plus dénuée de culpabilité, s’effondre ici…. sous le poids de sa seule richesse, le sable.
Si Dubaï est « la parfaite expression des valeurs neolibérales du capitalisme contemporain » ou encore « une oasis de libre-entreprise sans impôts, sans syndicats et sans partis d’opposition (ni élection d’ailleurs) », c’est un pur « paradis de la consommation » dont le Festival du Shopping est le symbole le plus accompli, Spec Ops met en scène une sorte d’après-Dubaï, un après stade du capitalisme, et s’inscrit par-là dans le genre post-apo. Enfin, ce que montre Mike Davis, c’est que Dubaï ne peut que s’effondrer, mais que tout se passait comme si elle cherchait à masquer cela dans cette « débauche de luxe apocalyptique ». Avec son terrain de jeu dubaïote, Spec Ops met ainsi en avant ce retour du refoulé occidental.
En finir avec « la guerre comme jeu vidéo » ?
Tentons de résumer l’histoire. Trois soldats de la Delta Force, Adams, Walker et Lugo sont envoyés à Dubaï vérifier s’il y a des survivants du 33ème régiment. En effet, revenu tout juste d’Afghanistan, le colonel de ce 33ème, John Konrad, était parti avec ses soldats à Dubaï s’occuper de l’évacuation de Dubaï qui commençait à être ensevelie sous des tempêtes de sable. Mais rapidement, le 33ème ne donna plus signe de vie.
Aussi juste après une de ces scènes d’ouverture dignes d’un blockbuster des plus classiques qui nous projette dans l’action spectaculaire sans que l’on ne puisse rien comprendre, on va faire connaissance avec nos trois soldats d’un côté, et avec la ville Dubaï qui croule sous son sable. La scène d’ouverture met donc en avant ce qui fait le cœur de Dubaï, à savoir ses gratte-ciels immenses aux prises avec le sable. Puis, les trois soldats revenus sur terre ferme, ce sera le sable, la ville abandonnée, des carcasses de voitures et des cadavres en putréfaction à moitié ensevelis qui constitueront le premier décor. Au chapitre trois, la ville engloutira littéralement nos trois héros.
Le jeu tente à ses débuts de poser une atmosphère plus ou moins détendue, et ce afin de mieux la faire évoluer vers quelque chose de sombre et de dérangeant. La trame de la narration est posée. On entend des phrases du type, « Si les ordres ne servent pas à sauver des gens, alors ils ne servent à rien ». Spec Ops : The Line utilise la même rhétorique d’une certaine manière que le texte de Conrad pour aller dénoncer l’absurdité de l’entreprise guerrière. Et pourtant là où il va aller en quelque sorte plus loin, c’est avec le dispositif même du jeu ; c’est-à-dire que l’on va entendre cette rhétorique tout en jouant précisément avec le classique gameplay typique des TPS guerrier. Tout comme Conrad qui découvre que les espaces blancs de son enfance se noircissent, d’où le titre de la nouvelle, les héros du jeu feront quant à eux l’expérience de la ligne à ne pas franchir.
Tony Fortin écrit à ce sujet que « le message est clair : la guerre, c’est le massacre ; la guerre, c’est la folie. Mais sur quoi Spec Ops : The Line braque-t-il les projecteurs ? Sur « la réalité de la guerre » ou sur l’illumination généralisée que sa mise en forme technologique a instillé dans nos vies ? Quand l’homme à la radio nous demande si nous ne sommes pas conditionnés par le jeu vidéo, c’est toute une logistique de la perception, au sens de Paul Virilio, qu’il pointe du doigt. [..]
Spec Ops : The Line s’efforce ainsi de combattre l’esthétique de « la guerre comme jeu vidéo ». L’esthétique du Digital Battlefield utilisée par les simulateurs de l’armée américaine a permis de traiter les opérations réelles comme le prolongement d’un jeu vidéo. Le but de cette représentation aseptisée du champ de bataille est clair : mettre à distance l’ennemi, voire le soustraire au regard. »
Le Digital Battlefield, c’est ce sur quoi l’historien de l’informatique Paul Edwards a travaillé. Ce « champ de bataille électronique »5 conçu durant la guerre du Vietnam, que Mathieu Triclot a également analysé en retour pour montrer combien la salle de contrôle, cette tentative de « conversion du réel en un monde clos de symboles efficaces »6 est tout d’abord un fantasme (car le contrôle rate toujours, les viêt-congs contre-attaquent et se jouent du dispositif en le détournant avec de la fausse information), mais surtout que ce fantasme est reproduit de manière inverse avec certains jeux vidéo, comme la série Call of Duty. De manière inverse, car si la salle de contrôle White Igloo (comme aujourd’hui les salles de pilotage des drônes américains) cherche le moyen de traduire/numériser le champ de bataille, certains jeux vidéo cherchent à accentuer l’effet d’immersion qui produirait l’illusion qu’à partir de son ordinateur, on pourrait aller combattre sur le champ de bataille…
Le jeu vidéo critique ?
Le sous-titre The Line renvoie donc à une situation où en tant que joueur, on peut faire une expérience ludique un peu limite. Le jeu est normalement un espace hors-réalité, or Spec Ops : The Line pointe sans cesse sur l’hors-jeu, c’est-à-dire, non pas le sérieux, comme disait Freud, mais sur la réalité. Il interroge notre statut de joueur, les raisons de nos actions à l’intérieur de l’espace de jeu, au lieu de nous protéger de l’interrogation en ne pointant jamais vers l’espace hors-jeu. Et pour ce faire, un des procédés est, au contraire d’un Army of Two ou d’un Call of Duty, d’user de représentations-chocs, propices à tendre vers l’horreur, et surtout susceptibles de provoquer un sentiment de malaise coupable chez le joueur.
Dans son Eloge du théâtre, Badiou parle de deux types de rire7. Le premier correspondrait à cette complicité avec l’ordre existant, « une sorte de preuve par le rire que l’on peut toujours ‘faire avec’ ce qui existe ». L’autre surgirait lorsque l’ineptie de ce que l’ordre dominant nous apprend à respecter est dévoilée. Ce qui fait dire à Badiou cette phrase, « La vraie comédie ne nous divertit pas, elle nous met dans l’inquiétante joie d’avoir à rire de l’obscénité du réel », que je détournerai de façon ironique pour définir le jeu vidéo critique, « Le jeu vidéo critique ne nous divertit pas, il nous met dans l’inquiétante joie d’avoir à jouer avec l’obscénité du réel ».
Pour moi, cela rejoint Triclot lorsqu’il dit « Les plus marquants ne sont pas forcément ceux qui livrent un message explicite, mais plutôt ceux qui vont produire un effet de sidération. Ceux qui, à un moment donné, nous amènent à faire des choses atroces qu’on ne peut pas cautionner. Comme si le jeu, alors, nous trahissait. »8
Spec Ops : The Line nous place dans cette zone inquiétante, où il s’agit de jouer avec des éléments en provenance d’un réel obscène, la guerre, surexploité par ailleurs dans le jeu vidéo, ce que travaille Tony Fortin depuis longtemps et qu’il pointe donc par l’opération de déconstruction du « Digital Battlefield ». Mais à la différence d’un Call of Duty Black Ops par exemple, Spec Ops : The Line ne nous permet pas d’être en accord avec ce réel ; ou plus précisément, les conditions de jeu, à travers l’histoire, nos choix possibles mais surtout impossibles, ne nous permettent pas d’oublier ou de refouler le lien entre le jeu auquel on joue et l’obscénité du réel représenté par le jeu, comme le fait précisément la célèbre franchise. Spec Ops : The Line fait monter sur la scène du jeu des éléments de représentation de la guerre d’une façon telle que c’est l’obscénité de la guerre qui finit par apparaître sur cette scène. Impossible de l’écarter. Et c’est le malaise qui envahit le joueur.
Conclusion
Les critiques de Spec Ops : The Line ont toutes pointé que le titre ne présentait que peu d’originalité, et n’exploitait que faiblement celles qu’il possédait (la destruction du décor pour ensabler les ennemis). Mais elles signalaient que ce n’était pas dans son gameplay qu’il fallait les chercher.
Dans une interview sur Rock Paper Shotgun, Walt Williams, le lead writer du jeu, raconte que sa propre famille est en lien avec l’armée, et combien sa propre expérience de l’armée l’a un peu chamboulé et l’a conduit à vivre certaines situations plutôt obscènes. Il raconte donc comment au départ le projet devait être un TPS très classique, « a straightforward military shooter », mais que le gameplay de ce genre impliquant que le héros soit de plus en plus dépassé par les ennemis, a mené à certaines interrogations au niveau de l’écriture. Comment raconter, et faire vivre au joueur, les raisons que ce héros de guerre, nommé Walker dans le jeu, va invoquer pour continuer à survivre et surtout à détruire tous ces ennemis. Il lui semblait qu’il y avait là comme un point de folie. Et l’on peut se dire en le lisant que c’est bien le fait qu’il convoque son expérience réelle de l’armée dans l’écriture de la narration d’un jeu qui lui fait dire que la folie rôde. Ce fut impossible pour lui de poursuivre la narration dans une veine « classique » invoquant simplement du plaisir à se débarrasser de tous ces ennemis, et cela aboutira à des remaniements qui ont fini par aller dans le sens opposé d’un Call of Duty.
Il parle donc de cette façon qu’a le jeu de ne pas proposer « du fun », c’est-à-dire des représentations dont on pourrait tirer du plaisir sans culpabilité, et ceci en réponse au jeu lui-même, c’est-à-dire aux actions que le joueur se doit de faire (on ne lui laisse pas le choix, s’il veut progresser dans l’histoire, il doit tuer des ennemis). Pour Williams, le jeu était censé permettre une auto-réflexivité en se référant à la réalité. Williams a donc cherché à explorer le lien du jeu à la réalité, le lien qui relie le joueur au jeu, c’est-à-dire ce que le sujet-joueur engage de lui-même dans ce jeu vidéo. Et ainsi à proposer une expérience qui, tout comme le personnage se retrouve à faire des choses qu’il réprouve, provoque quelque chose de similaire chez le joueur, c’est-à-dire finalement à interroger ce sujet qui joue sur ce à quoi il joue.
Les thèmes de la guerre et du capitalisme sont ainsi travaillés par Spec Ops : The Line d’une façon rare pour un blockbuster vidéoludique. Le fantasme du tout-symbolique, c’est-à-dire du recouvrement total du réel (de la guerre) par du symbolique, est mortifère, et les tentatives de mise en œuvre le dévoilent généralement sans le vouloir d’ailleurs. Les jeux vidéo peuvent jouer avec cet aspect du symbolique, soit en masquant ce fait, par un déferlement d’imaginaire, c’est-à-dire de représentations de héros en action (Call of Duty Modern Warfare), soit en le dévoilant ironiquement (Unmanned, a day in the life of a drone pilot) ou en générant un malaise chez le joueur. Une des forces de Spec Ops est donc de chercher à replacer le sujet-joueur au cœur du jeu lui-même, au lieu de l’évacuer. Tout comme le jeu cherche à détruire ce « Digital Battlefield », il ne cherche pas à recouvrir le réel par du symbolique sans laisser de trou, de place vide que le joueur peut occuper s’il le souhaite, ce qui me semble particulièrement important dans la production actuelle où le joueur a parfois tendance à être réduit à un simple opérateur de commande.
- http://passouline.blog.lemonde.fr/2009/07/07/platonisation-de-conrad/ [↩]
- http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2011/07/le-stade-dubai-du-capitalisme.html [↩]
- http://fr.wikipedia.org/wiki/Duba%C3%AF_%28ville%29#Reconversion_.C3.A9conomique_de_Duba.C3.AF [↩]
- François Cusset, « Questions pour un retour à Dubaï », p.56 [↩]
- Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, p.186-187 [↩]
- M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo, p.186 [↩]
- Alain Badiou avec Nicolas Truong, Eloge du théâtre, Flammarion, 2013, p. 17 [↩]
- http://abonnes.lemonde.fr/culture/article/2013/12/20/les-jeux-video-joujoux-ideologiques_4337497_3246.html [↩]
mot(s)-clé(s) : David Barbosa, François Cusset, Joseph Conrad, Mathieu Triclot, Mike Davis, Spec Ops : The Line, Torny Fortin
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