1- « La politique de l’algorithme » ou la question des jeux vidéo et de la politique

En prenant comme point de départ le livre de Mathieu Triclot, et plus précisément les chapitres « La politique de l’algorithme » et « L’engagement total », j’aimerais débuter une réflexion sur l’aspect politique des jeux vidéo. Cela me demandera d’approfondir le fait que l’informatique peut être une technologie de pouvoir.

Dans le chapitre « La politique de l’algorithme », Mathieu Triclot envisage en effet l’informatique comme un dispositif de pouvoir, et à partir de là, il explore comment ce dispositif a pour fonction de produire un certain type de subjectivité. Comme technologie de pouvoir, l’informatique présente selon lui deux caractéristiques, qui rejoignent cette idée de Jean Lassègue de l’écriture informatique comme nouvel équivalent général, et qui sont d’une part la possibilité de numériser potentiellement tous les objets du monde réel et de les faire passer ainsi dans un monde symbolique sur lequel on aura une sorte de vue d’ensemble, une vue synoptique (proche ainsi de  l’idée de panoptique de Bentham analysé par Foucault). D’autre part, une fois ce monde symbolique construit, on peut alors agir dessus ce qui aura des conséquences non pas seulement sur la vue d’ensemble, mais bien sur le monde réel ainsi symbolisé.

Triclot commence donc ce chapitre par une question importante qui subsume nombre d’angoisses autour des jeux vidéo, les jeux vidéo nous rendent-ils plus violents ? Nous éloignent-ils de la réalité ? Fabriquent-ils certaines identités collectives à travers la diffusion de représentations sociales telle « la masculinité militarisée » (Grossman et le jeu vidéo comme entraînement à tuer, le décryptage idéologique des objets, etc.).

« Qu’est-ce que les jeux font de nous dans l’expérience même qu’ils proposent ? »1

Mais cette question ainsi posée déplace en fait les enjeux des angoisses de type le jeu vidéo et la violence, ou le jeu vidéo et la confusion réel/virtuel, vers le domaine qui reste précisément masqué par l’idéologie actuelle et qui serait la véritable nature du dispositif de pouvoir qu’est l’informatique. En effet, la place des algorithmes dans nos vies, leur puissance non pas de calcul mais de production ou de transformation de notre réalité, est complètement éludée dans le tissu de nos représentations courantes. La « crise financière » fut par exemple un des rares moments où l’on plaça le projecteur sur la place des algorithmes qui régissent une partie des transactions financières.

Pour répondre à sa question, l’auteur de « Philosophie des jeux vidéo » propose de commencer par ce qui différencie les jeux vidéo des autres jeux, à savoir que le jeu vidéo est une expérience ludique avec une machine numérique. Cette machine numérique est au cœur de ce que l’on peut appeler aujourd’hui « une révolution numérique »2. L’ordinateur est ainsi « l’objet technique le plus indispensable au monde contemporain, celui par lequel l’ensemble des dispositifs de pouvoir, économique ou politique, à quelque niveau que ce soit, s’exercent. »3

Ainsi comme le dispositif cinématographique peut être interprété comme le dispositif technique de notre modernité (l’œuvre filmique se reproduit sans dégradation de l’original et est ainsi diffusé en masse), le dispositif vidéoludique propose une expérience de plaisir avec la machine qui se trouve au cœur même « du dispositif central des pouvoirs économiques et politiques.4 Et c’est donc cette proximité entre l’expérience vidéoludique et l’expérience de la production de nos subjectivités au sein des dispositifs de pouvoir actuels à travers la machine numérique qui fait de l’étude du jeu vidéo un observatoire intéressant.

Depuis Turing et son rêve d’un cerveau électronique, l’informatique comme technologie militaire s’est aujourd’hui largement diffusée, en partie d’ailleurs grâce à sa réappropriation par la contre-culture américaine5 qui souhaitait en faire une technologie au service de « l’éveil des consciences ». Dans la foulée, les dispositifs de pouvoir ne se sont pas privés de se réapproprier cette technologie.

En partant de l’exemple de l’historien de l’informatique Paul Edwards sur la tentative américaine de se construire un « champ de bataille électronique »6 durant la guerre du Vietnam7, Triclot montre combien la salle de contrôle, cette tentative de « conversion du réel en un monde clos de symboles efficaces »8, est tout d’abord un fantasme (car le contrôle rate toujours, les viêt-congs contre-attaquent et se jouent du dispositif en le détournant avec de la fausse information), mais surtout que ce fantasme est reproduit de manière inverse avec certains jeux vidéo, comme la série Call of Duty. De manière inverse, car si la salle de contrôle White Igloo (comme aujourd’hui les salles de pilotage des drônes américains) cherchait le moyen de traduire/numériser le champ de bataille, certains jeux vidéo cherchent à accentuer l’effet d’immersion qui produirait l’illusion qu’à partir de son ordinateur, on pourrait aller combattre sur le champ de bataille…

Les jeux vidéo de la Molle Industria s’amusent par exemple avec cet aller-retour, mais de manière tout à fait ironique. Il faut par exemple jouer à Unmanned, a day in the life of a drone pilot9

Ici encore, l’idéologie du photo-réalisme des jeux video prend donc avec Triclot une autre tournure : « Le ‘réalisme’ du jeu dissimule la réalité de l’ordinateur. »10. Et si l’on peut considérer l’ordinateur comme un bon exemple d’un être où la pulsion de mort liée à un langage univoque règne en maître, l’exemple de cette « puissance destructrice de l’univers symbolique »11 qui accompagne ce White Igloo prolonge cette hypothèse. Ce fantasme du tout-symbolique, du recouvrement total du réel par le symbolique, est mortifère, et les tentatives de mise en œuvre le dévoilent. Les jeux vidéo peuvent ainsi jouer avec cet aspect du symbolique, soit masquer ce fait, par un déferlement d’imaginaire, c’est-à-dire de représentations de héros en action (Call of Duty Modern Warfare), soit le dévoiler ironiquement (Unmanned, a day in the life of a drone pilot).

Mais le font-ils simplement au niveau du contenu, ou bien ont-ils d’autres possibilités à faire valoir. Dans un post suivant, nous verrons avec Triclot qu’à ce propos qu’il faut distinguer plusieurs niveaux.

Pour conclure, rappelons-nous les futures pistes de travail. Il faut donc avancer sur cette question de l’informatique comme technologie de pouvoir, et comment elle pourrait dès lors affecter la fabrique des subjectivités contemporaines. Pourquoi la qualifier de cette manière ? Ce serait d’une part en raison de sa proximité avec les dispositifs de pouvoir déjà établis, pouvoirs économiques et politiques. Et d’autre part, ce serait en tant qu’elle permet de numériser les objets réels afin d’obtenir une vue panoptique du monde, qui permettra à ce même pouvoir d’agir en conséquence (Cela rappelle ainsi les jeux vidéo de type God game, c’est-à-dire les plus proches des simulateurs, comme Sim City par exemple).

Et pour finir avec « le sourire », un article sur le même thème : le top 10 des jeux les plus totalitaires…

  1. M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo, p.185 []
  2. lire Jean-Michel Salanskis, Le monde du computationnel à ce sujet []
  3. M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo, p.185 []
  4. M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo, p.186 []
  5. Lire sur ce point l’excellent livre de Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, de la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence, C&F Editions, 2012 []
  6. M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo, p.186-187 []
  7. http://archive.constantvzw.org/events/vj4/gdop/gv/iwhite/igloof.html []
  8. M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo, p.186 []
  9. http://www.molleindustria.org/ []
  10. M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo, p.188 []
  11. M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo, p.188 []

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