Connaissance de l’individu – une étude inachevée autour de la démarche clinique

Introduction

Face à une expression telle que « la connaissance de l’individu », il apparaît d’emblée nécessaire de circonscrire le champ, ceci afin d’être en mesure de problématiser et de tenter d’apporter quelque élément de réponse. C’est ce que nous allons donc faire dans cette introduction. Notons avant toute chose que l’expression « la connaissance de l’individu » est équivoque. En effet, le de porte cette équivoque, car il autorise une double interprétation dans les termes, soit d’un génitif subjectif (la connaissance est celle de l’individu, c’est l’individu qui possède ou vise cette connaissance), soit d’un génitif objectif (cette fois, le sujet connaissant est extérieur et s’attache à examiner et à connaître un objet : l’individu). Nous trancherons en posant que ce qui nous intéressera ici, ce sera plutôt la seconde possibilité. Ajoutons cependant que l’acte de connaître un objet suppose tout de même un agent, que celui-ci peut être qualifié d’individu, ce qui peut ainsi mêler en quelque sorte les deux sens de l’expression « la connaissance de l’individu » que nous venons d’évoquer. C’est d’ailleurs un des points que nous aborderons. Car pour être plus précis sur notre problématique, nous viserons une connaissance sur cet objet particulier qu’est la personne humaine prise dans sa globalité, que l’on peut alors qualifier d’individu.

D’un point de vue général, une définition de l’individu peut s’énoncer ainsi « Tout être formant une unité distincte et ne pouvant être divisé sans être détruit. »[1] On peut ainsi l’interpréter dans le sens où, est individu, tout être ne pouvant être divisé, mais également, dans le sens où cet être, s’il peut tout de même être divisé (c’est alors un composé formé de différentes parties) cesse alors d’être, par le fait même de l’opération de sa division. Ainsi, en biologie, un individu peut être défini comme « un être vivant indivisible circonscrit dans l’espace, doué d’une unité intérieure et d’une solidarité fonctionnelle entre ses parties constituantes (organisme), et jouissant d’une relative autonomie par rapport au milieu ambiant (milieu intérieur) ; par rapport aux autres individus de la même espèce qui possèdent tous les caractères communs qui la définissent, l’individu est une réalité unique et singulière. »[2] Ou en logique, on pourra le définir comme « le sujet logique singulier contenu dans l’extension d’une espèce, c’est-à-dire qui admet des attributs ou prédicats mais qui ne peut lui-même être prédicat d’un autre. »[3] On remarquera l’avancée de Frege dans l’analyse propositionnelle, qui, par l’invention de son idéographie, permit d’observer qu’une proposition composée d’un sujet et d’un prédicat était asymétrique, car elle était formée d’une entité incomplète, le prédicat et sa copule, et d’une entité complète, le sujet. Ainsi dans « Le chien est un mammifère », le chien ne peut être un sujet, mais reste un prédicat, car l’analyse logique de la proposition selon Frege montre que ces noms communs ne sont que des faux sujets. Le problème de l’identification d’un individu en logique s’est par ailleurs considérablement enrichi et complexifié avec l’introduction des logiques modales, contre l’interdiction de Quine. Nous ne développerons pas ce point ici[4] ; il mériterait à lui seul de longs développements techniques, mais nous voulions simplement observer à travers cet exemple qu’une question peut se poser d’emblée au sujet de l’individu, à savoir la procédure qui permet de l’identifier comme tel. Ainsi, s’il n’est pas si évident d’identifier un individu, il peut être aisé alors de dire qu’il ne va pas être évident d’en établir une connaissance. Dans quelle mesure, sous quelles conditions, va-t-on être en mesure de connaître un individu, d’en établir un savoir, si, précisément, les contours de cet individu apparaissent aussi fluctuants ? Sommes-nous condamnés à nous limiter au champ métaphysique pour être en mesure de soutenir des propositions sur l’objet-individu. Nous ne le pensons pas. Tel pourrait être une autre question directrice : peut-il exister une définition universelle de l’individu et une perspective de réponse, celle de la tradition analytique, qui tenterait une approche de type épistémique, à savoir des liens entre les notions de croyances, de vérité et de justification.

Mais comme nous l’avons dit, nous ne nous placerons pas sur ce terrain ; nous examinerons plutôt une méthodologie, la démarche clinique en psychanalyse, au travers de quelques points historiques et épistémologiques, ceci dans le but d’évaluer certains des problèmes que pose cette méthode, afin d’en tirer quelques conclusions tout à fait partielles et provisoires quant à cette question : une connaissance de l’individu prise comme personne ayant une certaine intériorité est-elle possible, et la construction de cas dans cette démarche clinique psychanalytique peut-elle y apporter son appui.

Car nous pensons que cette tension, perceptible immédiatement dans l’expression « la connaissance de l’individu », entre le pôle de la connaissance, et dont une approche tend automatiquement à la référer à l’universel et au général, et le pôle de l’individuel, qui s’opposerait quant à lui à cet universel en tant qu’il relèverait précisément du particulier et du singulier est mise à l’épreuve et au travail dans cette méthode, d’une façon qui peut nous éclairer en retour. Ainsi, dans un premier temps, nous nous demanderons si la démarche clinique en psychanalyse peut apporter quelque connaissance sur l’individu en adoptant la position de Freud. Puis, nous tenterons de pointer les limites de cette dernière. Enfin, à partir de ce que nous aurons dégagé, nous essaierons de trouver une position acceptable.

1 – La démarche clinique en psychanalyse : une connaissance de l’individu

Après avoir replacé très brièvement la psychanalyse dans le contexte épistémologique de son époque, nous nous attacherons à montrer comment s’y inscrit l’étude de cas au sein de sa méthode, avec pour objectif de saisir l’usage qu’en fait Freud.

Il est vrai que lorsque Freud donne une définition de la psychanalyse, aucune mention de l’individu, prise dans un sens large comme synonyme de personne, de patient, n’apparaît. «Psychanalyse est le nom : d’un procédé pour l’investigation des processus mentaux à peu près inaccessibles autrement; d’une méthode fondée sur cette investigation par le traitement de désordres névrotiques ; d’une série de conceptions psychologiques acquises par ce moyen et qui s’accroissent ensemble pour former progressivement une nouvelle discipline scientifique.»[5] Si l’on suit sa définition, il apparaît donc clairement qu’il souhaite d’une part constituer un corpus de connaissances scientifiques à l’aide de sa méthode, et d’autre part inscrire cette dernière dans le champ scientifique, et plus encore, nous pourrions ajouter, dans le champ des sciences naturelles. Freud se présente comme médecin neurologue et s’occupe de patients en cabinet privé ; l’étude de l’individu malade, du pathologique, est la voie qu’il choisit pour finalement mieux saisir les processus normaux. C’est ce que l’on nomme en France, au 19ème siècle la psychologie pathologique, et la démarche clinique de Freud s’inscrit dans cette tradition[6].

Nous pourrions d’emblée voir un double paradoxe apparent. Freud veut étudier la sphère psychologique et il souhaite inscrire la psychanalyse dans les sciences de la nature, puis, d’une part, il ne va finalement produire principalement que des études de cas, des monographies[7] publiées dans ses deux œuvres majeures que sont ses « Etudes sur l’hystérie » et ses « Cinq psychanalyses », qui deviendront célèbres, pour justifier ses propositions, et d’autre part, il définit la méthode de sa discipline à partir de l’observation et du traitement de désordres névrotiques chez un individu, par un autre individu, le psychanalyste.

Concernant le premier paradoxe, rappelons que Freud commence sa carrière en pleine querelle des méthodes, qui opposa à la fin du 19ème siècle les sciences de l’esprit, dont Dilthey s’imposa comme le grand théoricien, et qui revendiquaient une démarche consistant à saisir leur objet dans toute leur singularité, dans leur devenir historique, sans le dissoudre dans l’universel, aux sciences de la nature, qui s’efforçaient quant à elles de réduire ce devenir aux lois générales, de ramener le particulier sous l’universel. Cette controverse entre les sciences de la culture, ou « sciences idiographiques », et les sciences de la nature ou « sciences nomothétiques »[8], formait alors les deux pôles épistémologiques de l’époque par rapport auxquels Freud fut amené à se situer. Freud ne céda à aucun moment sur le fait qu’il souhaitait sa scienza nuova inscrite dans le champ des Naturwissenschaften, car il ne scinda aucunement sa méthode, comme on put le voir plus tard dans les études de Ricoeur[9] sur Freud par exemple, en d’un côté, une démarche naturaliste ou explicative, et de l’autre, une démarche interprétative[10], qui serait alliée à la première. Pour lui, l’interprétation est une explication et, comme le souligne Assoun,  « jamais l’attention subtile à l’idiosyncrasie du lapsus ou du symptôme névrotique ne s’émancipe de la démarche qui tend à subsumer le particulier sous son déterminant. »[11] Freud refuse même carrément d’entrer dans cette querelle des méthodes. Il n’y a science qu’au sein des sciences naturelles. Le projet de Freud d’une psychologie scientifique qu’est la psychanalyse pour lui s’inscrit dans une perspective physicaliste radicale, et il ne cessera par exemple d’utiliser l’analogie entre le travail du chimiste qui décompose ses substances en éléments élémentaires, et celui du psychanalyste qui analyse les formations psychiques en motions pulsionnelles élémentaires.

Concernant le second paradoxe qui concernerait sa méthode, l’étude de cas, Freud, qui n’expose pas dans son œuvre une épistémologie véritablement construite, semble se référer à une conception de la connaissance, que nous qualifierions de classique, c’est-à-dire où l’étude des cas à laquelle il procède doit concourir parfaitement à la définition de lois générales auxquelles les individus sont soumis. D’ailleurs, Freud ne s’empêche absolument pas de mettre au travail les lois qu’il pense dégager des observations cliniques qu’il construit, et ceci, dans des écrits qui abordent des questions anthropologiques[12], sociologiques[13] ou bien encore politiques[14]. Ce qui est plus rarement vu par les détracteurs de cette démarche, c’est le double souci de Freud quant à l’étude de cas, à savoir qu’il cherche véritablement à poser l’énigme du cas et à y répondre, avant de ramener ses découvertes aux conceptions plus générales qu’il se constitue au fur et à mesure de ses recherches.

La pratique de l’histoire de cas dans la psychanalyse, va donc être instituée par Freud, et ne va cesser d’évoluer au cours de l’histoire de la discipline. On peut aisément soutenir qu’à l’instar de nombreuses autres démarches cliniques, mais avec un degré certainement plus élevé, cette pratique a fondé le savoir psychanalytique dans le fait qu’elle a constitué, et cela dès le début, le mode privilégié de transmission de ce savoir. Aussi il est évident que les critiques qui s’adressent à la psychanalyse s’en prennent avant tout aux histoires de cas publiés par Freud pour en montrer les erreurs, la fausseté, voire la supercherie, au travers de tentatives d’ajouts de données biographiques ou de remise en cause de la théorie sous-tendant le travail de mise en récit. La littérature qui tend à essayer de démolir l’édifice freudien, tente ainsi de montrer que les cas ne peuvent être pris au sérieux du fait des déformations que le matériel clinique a subi, et cela pour différentes raisons allant de la névrose de Freud, jusqu’à sa malhonnêteté, et elle n’a cessé d’enfler ces trente dernières années. Les enquêtes sur les anciens patients, sur l’histoire « réelle » des cas publiés, se sont multipliées.[15]

L’étude de cas clinique telle qu’elle s’est donc pratiquée nous paraît donc d’emblée au cœur de la tension dont nous avons parlé en introduction. La démarche clinique en psychanalyse semble ainsi affirmer qu’elle est en mesure de fonder une connaissance de l’individu qui relève à la fois du particulier, qui n’évite aucunement la question de la singularité de l’individu, mais qui ne s’oppose pas non plus à une conception de la connaissance comme relevant du général et de l’universel. La démarche clinique consistant à s’attacher à la singularité d’un cas, telle que Freud l’utilisait, semble ainsi assumer le paradoxe qui s’introduit lorsque l’on pense la connaissance comme ne pouvant relever que des lois générales, de l’universel de structures formelles permettant d’expliquer les enchaînements de phénomènes. Ce n’est pas le cas de tous les psychologues aujourd’hui, puisque l’on peut voir actuellement une utilisation de plus en plus répandue d’outils relevant de l’épidémiologie et des statistiques. Comment une seule occurrence étudiée pourrait ainsi apporter quelque connaissance, comme celle-ci pourrait en effet prendre sa place dans ces lois générales sinon comment un exemple ou cas particulier, mais qui ne relève alors plus vraiment de la connaissance. Nous allons donc à présent examiner cette question.

2- La méthode psychanalytique face à la science en tant que science du général

Une connaissance établie à l’aide de cette méthode, qui s’énoncerait comme générale ou universelle, s’exposerait à être réfutée d’emblée. Car si la science est avant tout science du général, comme le soutenait Aristote, alors l’individu semble être définitivement le grain de sable dans l’édifice de l’universel sur lequel repose toute connaissance. Et dans ce cadre de pensée, la démarche clinique psychanalytique semble être vouée à l’échec quant à produire quelque connaissance que ce soit. Une étude de cas ne pourra être considérée à la limite que comme un exemple d’une théorie déjà produite, que comme un cas particulier qui cherche à instancier les traits généraux décrits par cette théorie. Tentons d’examiner ce problème avec un auteur qui travaille la conception aristotélicienne de la science avec une grande précision.

En effet, il n’est pas anodin que le philosophe des sciences Gilles-Gaston Granger ait choisi de traiter cette question de la connaissance de l’individuel précisément au travers de l’évaluation de cette démarche clinique en psychanalyse dans son livre « Pensée formelle et sciences de l’homme »[16]. Il est vrai que son livre date de 1967 et c’est à cette époque que la psychanalyse en France rayonne en grande partie grâce à l’enseignement de Lacan. Ce dernier affichant une volonté de scientificité, innove et emprunte à d’autres disciplines, comme l’anthropologie, la linguistique, la logique et les mathématiques, afin de tenter de soutenir un discours sur ce qu’on peut, en un certain sens, considérer comme ce qu’il y a de plus individuel dans l’individu (mais qui s’avère peut-être n’être plus si intérieur ou profondément enfoui dans les replis d’une subjectivité, si l’on suit toujours Lacan créant par exemple le néologisme « extime », qui évoque par là notre part la plus intime, mais restant toujours extérieure à nous-même). Lacan peut irriter par ses prétentions à l’accès à la vérité, et c’est assurément le cas de Granger. Mais au-delà de la situation historique dans laquelle a été conçu le livre, il nous semble que la démarche clinique offre un point de vue sur ce vieux dilemme que Granger énonce comme tel : « ou il y a connaissance de l’individuel, mais elle n’est pas scientifique, – ou bien il y a science du fait humain, mais qui n’atteint pas l’individu. Aucune réussite éclatante en psychologie, en sociologie, n’est encore venue apporter la preuve indiscutable de la spéciosité de l’alternative.»[17]

Reprenons certaines critiques que Granger adresse à la démarche clinique. La première concerne les rapports qu’entretiennent psychanalyse et sociologie. Sur ce point, nous ne pouvons qu’être d’accord avec Granger, car il a le grand mérite d’interroger le fait que chez certains psychanalystes les structures sociales sont réduites à des agrégats d’individus. En effet, une fois un individualisme méthodologique le plus radical mis en œuvre, il leur est aisé d’utiliser les connaissances qu’ils pensent acquises sur l’individu pour reconstruire et expliquer ces structures. Leur erreur est donc bien souvent de considérer l’individu comme une monade se développant de façon autonome, et qui viendra nouer certaines relations avec les autres par la suite (on retrouve par là toutes les théories contractualistes sur le social de Hobbes, Locke ou encore Rousseau). Il y a là ainsi une sorte d’écueil sur ce qu’est le travail de culture, que tout psychanalyste rencontre lorsqu’il s’abandonne au biais consistant à prendre l’individu comme premier.

La seconde qui m’intéresse plus particulièrement ici, est ce qu’il appelle « l’équilibre entre le vécu et le conceptuel »[19]. Je ne m’attarderai pas sur les observations de Granger quant à l’insuffisance de la conceptualisation de la psychanalyse, son impossible réfutation, cela m’emmènerait trop loin, car il me semble qu’il pose la bonne question, celle « de la transposition en connaissance objective, contrôlée, de la saisie active d’une situation »[20]. Il se demande alors si le cas clinique est un cas particulier d’une démarche inductive, qui irait du particulier au général donc. Mais il répond que non, et en cela, il a raison. La « connaissance clinique vise essentiellement l’individu comme tel. » Granger saisit d’ailleurs bien combien cette connaissance doit s’attacher à conceptualiser le « couple analytique », le « rapport analyste-analysé », qui permettra en retour de saisir quelque chose des individus. Alors si le cas clinique n’est pas une simple démarche inductive, quel est donc son statut ? Nous en reparlerons plus tard. Mais on peut tout de même en déduire pour le moment qu’il ne peut apporter une connaissance d’ordre scientifique dans ce cadre. Le second point concerne ce que Granger appelle « le problème du raccordement ». Le raccordement concerne ici le lien que l’on peut faire entre les structures formelles et l’individuel. C’est en effet là que se situe toujours le problème lorsqu’on adopte la position de Granger, et d’Aristote, sur la science comme science du général. Le raccordement est impossible, et il faut renoncer « au rêve inconsistant d’une science qui nous ferait atteindre l’individuel, et singulièrement l’individuel humain, de la même manière qu’il nous est donné dans l’expérience […] »[21].

Devant cette aporie, Granger développera une solution, en germe dans « Pensée formelle et sciences de l’homme », mais que l’on peut trouver mieux exposée dans l’article « Connaissance scientifique, connaissance technique », tiré d’un autre livre, Philosophie, langage, science[22]. Cette solution consiste à reprendre les distinctions d’Aristote à propos de la connaissance scientifique et de la connaissance technique, précisément à partir de l’exemple de la médecine, et lui permet ainsi en quelque sorte de ne pas refuser à la technique toute possibilité de fonder un savoir, de ne pas dénigrer la connaissance technique. Ainsi ce que la technique vise, c’est l’individuel, et la science, le général. La connaissance technique permet d’anticiper des conséquences, de prévoir, tout comme la science, mais sans avoir besoin d’un modèle abstrait qui vient expliquer. La technique assure son résultat en effet sur la situation individuelle. Cette distinction lui permet donc de préciser la forme de connaissance qui concerne les individus, et qui, selon lui, ne peut qu’échapper à la connaissance scientifique, étant donné que cette dernière se fonde sur des schémas abstraits, des modèles. Granger va même jusqu’à définir tout savoir technique comme un savoir clinique. Car finalement, selon lui, chaque espèce de connaissance scientifique serait en équilibre au sein d’un champ de forces dont les deux pôles seraient d’un côté les mathématiques caractérisant « le mouvement vers l’abolition des contenus empiriques », et de l’autre, l’histoire comme « la disparition des contenus formels ». Granger réfute en effet le statut de science à l’histoire, une « clinique sans pratique » pour reprendre son expression.

Pouvons-nous nous contenter de cette distinction ? La connaissance de l’individu que permettrait la démarche clinique serait d’ordre technique, ce qui, certes, n’enlèverait rien à sa valeur. Mais nous ne pouvons être tout à fait d’accord. Reprenons les deux points qui nous semblent importants pour conclure sur cette position avant d’y apporter une contradiction.

1-      La connaissance de l’individu en clinique ne peut être que spécifique à la situation, car la situation clinique vise un résultat thérapeutique. Ce dernier d’ailleurs constitue, selon Granger, « l’unique barrière qui la préserve encore des divagations et des mythes. Ce que peut devenir une méta-psychologie affranchie des contraintes thérapeutiques, les considérations de style heideggerien de certains analystes nous en donnent un avant-goût. »

2-      Si l’on pose la science comme science du général, il se pose automatiquement et assurément « le problème du raccordement » des structures et de l’individuel, qui fait que l’histoire, le récit ne peuvent qu’être repoussés du côté d’une connaissance non scientifique.

3 – La démarche clinique en psychanalyse interroge le cadre de cette connaissance de l’individu

Face à ce problème du raccordement, Granger abandonne, on l’a vu. Mais on peut s’interroger sur le fait qu’il retire la possibilité d’une connaissance spéculative, c’est-à-dire scientifique, à cette démarche clinique du fait même du cadre conceptuel qu’il s’est posé a priori pour penser la science, plutôt que d’examiner cette méthode clinique dans un dispositif autre qui lui aurait permis d’en faire ressortir d’autres aspects. Il le souligne lui-même d’ailleurs : « L’apport méthodologique de la psychanalyse à une connaissance de l’individu ne saurait donc être présenté comme une subversion totale de l’idéal scientifique. S’il contribue à déclencher efficacement une révision de la science, c’est dans la mesure sans doute où l’objectivation de la situation clinique appelle un assouplissement des modèles mis en œuvre dans les autres disciplines, et une mise en perspective, à l’intérieur d’une pratique, de la notion de structure. »[23] Il n’y a ainsi de connaissance clinique qu’en relation à la pratique, autrement dit, il n’y a de connaissance de l’individu que dans le cadre d’une pratique. Et sur le plan clinique, elle est donc liée au projet thérapeutique de la méthode psychanalytique. Sur ce point, il nous semble que la question est plus complexe que les termes dans lesquels Granger la pose. Nous pensons qu’il est tout de même nécessaire « d’essayer d’oublier » le projet thérapeutique pour paradoxalement le mener à son terme. Freud avait bien noté que « vouloir le bien de son patient » pouvait mener l’analyse dans une impasse où précisément le patient ne cesserait alors de contrecarrer en somme tout ce que pourrait entreprendre l’analyste. Les mécanismes de défense se tournant alors vers une opposition à la guérison.[24] Ce n’est pas en oubliant l’aspect thérapeutique que l’on s’expose au délire, ce serait plutôt, selon nous, en perdant de vue l’élaboration théorique de ce qui se déroule dans la situation clinique que l’on s’y exposerait. L’épistémologie du psychanalyste fait en somme partie de son éthique. Par rapport à la question si le projet thérapeutique d’une situation clinique empêche toute connaissance acquise au sein de cette situation d’accéder à un statut de connaissance scientifique, Il devient ainsi nécessaire de préciser ce que l’on entend par science. C’est la conclusion à laquelle nous devrions nous rendre si l’on prend l’histoire des sciences comme guide. Il n’est pas certain que les conceptions aristotéliciennes et le formalisme des mathématiques, qui semblent être les canons de la conception de la science contemporaine, aient été d’usage à toutes les époques. Nous ne voulons pas non plus soutenir que la psychanalyse est une science. Mais cela n’empêche nullement que sa démarche clinique soit rationnelle, voire scientifique. Le problème est que la science contemporaine est assurément moins bienveillante que la position de Granger par exemple. Elle aurait plutôt tendance à ne même pas accorder le statut de connaissance technique à la démarche clinique. Pour cette science, ce qui ne peut se soumettre à ses canons semble basculer hors raison. Le débat actuel entre neurosciences et psychanalyse nous semble être un exemple d’une conséquence de l’abord de ce problème : la connaissance clinique est-elle scientifique, ou autrement dit, quel est le statut d’un fait clinique, c’est-à-dire en fin de compte comment peut-on en rendre compte ? On rejoint ici la question majeure de l’utilisation du langage, de sa fonction, dans les sciences. Rappelons comme exemple que Granger pose que celui-ci doit être utilisé comme « véhicule d’information ». La syntaxe pure doit primer, d’où l’importance des structures formelles. Aussi, la fonction du langage, et de la parole, en psychanalyse ne peut que devenir un problème. Selon lui, les fonctions du langage que promeut Lacan fermeraient toute possibilité à la psychanalyse d’établir quelques connaissances conceptuelles. Nous nous contenterons de dire ici que son approche de Lacan est fortement réductrice (« Le psychisme tout entier serait langage, et la névrose solécisme »[25]).

Revenons un instant à ce sujet sur la méthode de constitution du savoir psychanalytique, nous avons dit que Freud s’inscrivait dans la tradition française des études de cas. Et celle-ci est parfaitement considérée comme scientifique à l’époque. En 1870, contre l’interdiction comtienne vis-à-vis de l’introspection, et au moment où Charcot redéfinit l’hystérie en maladie neurologique, sont publiés les deux livres-manifestes d’Hippolyte Taine et de Théodule Ribot qui construisent un véritable programme de recherche pour cette nouvelle science qu’est la psychologie pathologique, et dont Pierre Janet incarnera l’exemple le plus typique. Comme Jacqueline Carroy le souligne : « La représentativité du cas, commun ou extraordinaire, vient de qu’il est extrait, ou potentiellement extrait, d’un ensemble qui prend la forme d’une collection. »[26] Les deux cibles privilégiées alors seront les cas pathologiques et les artistes, ou hommes de génie. Puis, après les cas d’auto-observation ou d’observations suscitées, comme chez les « pervers », se multiplièrent les comptes-rendus de psychothérapies et les histoires de cas. « Le récit psychothérapeutique n’est plus assimilable à une observation ponctuelle ou à une addition d’observations ponctuelles mais il devient une intrigue, une histoire à rebondissements qui affecte le patient et le thérapeute. »[27] La relation entre patient et thérapeute devient un objet privilégié, chez Janet où il est nommé « rapport », ou chez Freud qui en fera le levier même de la cure avec les notions de transfert et de contre-transfert.

Nous sommes donc passés d’une recherche qui se voulait « objective » où sujet et objet d’étude étaient bien séparés (la notion d’observation évoluera au cours du temps, mais elle impliquait alors la non-participation de l’observateur) à une recherche qui va de plus en plus porter sur une histoire qui concernent deux individus, voire qui mélange ce qui concernerait les deux subjectivités, et cela pour précisément et a priori paradoxalement, mieux connaître ce qu’il en est d’un des deux sujets. Ainsi la connaissance de l’un des deux individus, et de ses processus psychiques, se fonderait sur la mise en récit d’une histoire, d’une rencontre entre deux individus. Ainsi, il n’est pas étonnant que, dans la conception de Granger, mais également dans celle de la science contemporaine, l’histoire finit par avoir un statut limite. C’est précisément le statut de cette mise en récit qui pose problème à la conception de la science en cours. Ainsi, nous soutiendrions que toute démarche véritablement clinique suppose, entre autres, comme méthode, l’étude de cas, et que celle-ci est prise, d’une part dans cet interactionnisme où le savoir d’un individu agit sur celui de l’autre et réciproquement, d’où (mais ce n’est peut-être pas la seule raison) une connaissance de l’individu et de sa subjectivité plus difficile à définir (c’est ce que l’on a vue avec Granger), et d’autre part une difficulté à soutenir la valeur scientifique des propositions issus de cette méthode, cela peut-être en fonction de la conception de la science qui a cours.

Enfin nous avancerions que précisément la démarche clinique en psychanalyse radicalise un point de vue sur l’individu qui tendrait à en redéfinir les contours. Comme la médecine occidentale aurait tendance à redéfinir l’individu en des termes physiologiques afin d’être mieux armée pour restaurer les processus biologiques et au final l’unité même de cet individu, l’hypothèse de l’inconscient freudien irait par exemple à l’encontre de toute position théorique qui tiendrait l’individu transparent à lui-même, et autonome dans ses choix. Lacan, avec d’autres références  théoriques, (notamment celle de sujet et sa conception du rapport de ce sujet au langage) n’aura eu de cesse de souligner cette impossibilité d’un savoir de l’individu sur lui-même[28]. Lacan a finalement toujours été rigoureux sur le fait que la psychanalyse opérait sur un sujet, qui était effectivement bien distinct de toute forme d’individualité empirique.[29]

Conclusion

La pratique qui consiste à écrire des histoires de cas tirées de la clinique en psychanalyse n’existe quasiment plus actuellement. Ce sont les vignettes cliniques qui par contre font florès. Elles se présentent comme des sortes d’exemplification, de figuration de points théoriques où l’existence de l’individu dont il est censé être question s’accorde alors parfaitement avec le réseau conceptuel qui constitue la théorie du psychanalyste. Ces vignettes cliniques représentent donc les cas particuliers des énoncés universaux conçus comme vrais par les analystes, et nous semblent être le signe que ces derniers se rangent derrière une conception de la science uniquement comme science du général. Nous espérons ici avoir fait comprendre ainsi que la connaissance clinique demande, impose, un autre cadre théorique pour penser la science, sans quoi l’on perdrait même la possibilité de l’existence de la méthode en mesure de produire cette connaissance. L’irréductible de cette connaissance clinique nous parait en effet remettre en cause les critères scientifiques admis aujourd’hui, en ce que ceux-ci perdraient de vue les méthodes pour saisir l’individuel, à savoir, dans le champ clinique, l’implication du sujet qui produit du savoir, et le passage nécessaire par la narration pour mettre en forme la connaissance sur un individu. La fonction de la parole et du langage au sein de cette possible connaissance clinique de l’individu serait par ailleurs à relier au « problème du raccordement » que nous avons évoqué. Si l’individu, redéfini en sujet en psychanalyse, est à préciser dans le rapport que celui-ci entretient avec le langage, cela engage une conception du langage et de la parole autre que celle d’un instrument, et d’un simple instrument de connaissance a fortiori, qui va ainsi à l’encontre de la conception de la science actuelle. Une science qui prendrait en compte la démarche clinique serait assurément une science qui penserait autrement son rapport au langage.

D’une part, et plus précisément, cette fonction accordée au langage, conçu, entre autres, comme cette matrice symbolique dans laquelle est pris tout un chacun avant même de venir au monde, permet à Lacan, qui est quant à lui durkheimien (c’est-à-dire qui pose que la société est première et façonne en quelque sorte les individus qui la composent, contrairement à Freud qui se réfère à Le Bon) de ne pas tomber dans le piège de l’individualisme méthodologique que nous avons évoqué précédemment. D’autre part, si l’on prend au sérieux le fait que l’homme ne devient qu’un individu au sein d’un groupe, qu’il est toujours « en relation », bref, qu’il est d’emblée cet animal social et non pas un organisme individuel sur lequel va s’appliquer par la suite une loi de socialisation, alors la relation clinique au cours d’une analyse qui s’installe entre ces deux individus, qui viendront former alors « un groupe de deux personnes» pour reprendre l’expression de Bion[30], peut devenir une formidable expérimentation sur les différentes procédures possibles selon lesquelles les sujets deviennent précisément des individus, autrement dit sur les phénomènes d’individuation. Et nous pensons alors qu’une connaissance clinique de ces phénomènes peut être tirée de ces expérimentations.


[1] Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Louis-Maris Morfaux, Armand Colin, 2001, p.167

[2] Ibid., p.167

[3] Ibid., p.167 et p.168

[4] Pour une revue de la question, entre autres, voir le chapitre XVIII « l’ontologie analytique et la métaphysique : mondes possibles, propriétés, essences », de l’ouvrage impressionnant de Frédéric Nef, Qu’est-ce que la métaphysique ?, Gallimard, 2004.

[5] Sigmund Freud, « Psychanalyse »,1923, in Résultats, Idées, Problèmes II, PUF, 1985.

[6] Au début de sa carrière, il traduit par exemple des œuvres de Charcot et de Bernheim en allemand.

[7]Sigmund Freud et Joseph Breuer, Etudes sur l’hystérie, PUF, 1981 et Sigmund Freud, Cinq psychanalyses, PUF, 2001.

[8] Wilhelm Windelband, philosophe allemande du XIXème siècle avança le premier cette distinction dans son Histoire et science de la nature en 1894.

[9] Paul Ricoeur, De l’interprétation, essai sur Freud, 1966.

[10] Pour aller plus loin sur le contexte épistémologique de l’époque de la naissance de la psychanalyse dans lesquels s’inscrivent les choix de Freud, voir la première partie « Les fondements épistémologiques du freudisme » dans le livre de Paul-Laurent Assoun, Introduction à l’épistémologie freudienne, Payot, 1981.

[11] Paul-Laurent Assoun, Introduction à l’épistémologie freudienne, Payot, 1981, p.43.

[12] Sigmund Freud, « Totem et Tabou », in Œuvres complètes, tome XVIII, PUF, 2002.

[13] Sigmund Freud, « Le malaise dans la culture », in Œuvres complètes, tome XVIII, PUF, 2002.

[14] Sigmund Freud, « l’avenir d’une illusion », in Œuvres complètes, tome XVIII, PUF, 2002.

[15] Pour n’en citer que quelques exemples, les travaux de Patrick Mahony, Les hurlements de l’homme aux loups, PUF, 1996, ou encore Dora s’en va, violence dans la psychanalyse, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001. Ou les travaux de Mikkel Borch-Jacobsen, Souvenirs d’Anna O.: une mystification centenaire, 1996. Folies à plusieurs : de l’hystérie à la dépression, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002 ou encore avec Sonu Shamdasani, Le dossier Freud. Enquête sur l’histoire de la psychanalyse, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006.

[16] Gilles-Gaston Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme, Aubier-Montaigne, 1967.

[17] Ibid., p.185.

[18] Sigmund Freud, « Le malaise dans la culture », in Œuvres complètes, tome XVIII, PUF, 2002.

[19] Gilles-Gaston Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme, Aubier-Montaigne, 1967, p.190.

[20] Ibid., p.191.

[21] Ibid., p.204.

[22] Gilles-Gaston Granger, Philosophie, langage, science, EDP Sciences, 2003.

[23] Gilles-Gaston Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme, Aubier-Montaigne, 1967, p.196.

[24] Sigmund Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin »,1937, in Résultats, Idées, Problèmes II, PUF, 1985.

[25] Gilles-Gaston Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme, Aubier-Montaigne, 1967, p.192.

[26] Jacqueline Carroy, « L’étude de cas psychologie et psychanalytique », in Penser par cas, sous la direction de Jean-Claude Passeron et de Jacques Revel, p.211.

[27] Ibid., p.220.

[28] « Pour savoir ce qu’est le transfert, il faut savoir ce qui se passe dans l’analyse. Pour savoir ce qui se passe dans l’analyse, il faut savoir d’où vient la parole. Pour savoir ce qu’est la résistance, il faut savoir ce qui fait écran à l’avènement de la parole : et ce n’est pas telle disposition individuelle, mais une interposition imaginaire qui dépasse l’individualité du sujet, en ce qu’elle structure son individualisation spécifiée dans la relation duelle. », « Situation de la psychanalyse en 1956 », in Ecrits, p. 461 et 462.

[29] « Bref nous retrouvons ici le sujet du signifiant tel que nous l’avons articulé l’année dernière. Véhiculé par le signifiant dans son rapport à l’autre signifiant, il est à distinguer sévèrement tant de l’individu biologique que de toute évolution psychologique subsumable comme sujet de la compréhension. », « La science et la vérité », in Ecrits, p. 875. Dans cet article, Lacan se demande si la psychanalyse est une science. Il avance qu’elle opère précisément sur le sujet de la science : « Dire que le sujet sur quoi nous opérons en psychanalyse ne peut être que le sujet de la science, peut passer pour paradoxe. ». On renverra à « L’œuvre claire » de Jean-Claude Milner pour plus d’explication sur ce sujet de la science et ses rapports avec la psychanalyse selon Lacan.

[30] Wilfred Rupert Bion, Recherches sur les petits groupes, PUF, 1982. Bion est un psychanalyste britannique d’origine indienne qui a beaucoup travaillé sur la dynamique des groupes et qui a cherché à véritablement prendre acte du fait que même la cure type, où l’analysant est seul avec son analyste, est une sorte de groupe, et que le transfert, pivot de la psychanalyse, est à rapporter aux phénomènes de groupe, car l’individu n’est individu qu’au sein de différents groupes qui lui permettent de s’individuer de telle ou telle manière.

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