Alan Turing, sur les traces de l’IA : Episode 11 – Turing en héros de la seconde guerre mondiale

Parti un temps aux Etats-Unis, à Princeton, Turing aurait pu devenir l’assistant de von Neumann. Mais il refusa la proposition, préférant revenir en Angleterre, avec l’idée de faire une thèse. Ce qu’il fit.

Turing et la GC & CS

Il s’intéressait depuis longtemps déjà au cryptage, c’est-à-dire à la fabrication de codes secrets, ainsi qu’au décryptage de ces derniers (La cryptologie étant  l’étude des textes chiffrés). Au moment où il commence à entrevoir la guerre se profiler, la Government Code and Cypher School (La GC & CS), un établissement créé en 1922 par le gouvernement britannique et placé sous le contrôle des services secrets, en charge « d’étudier les méthodes de communications chiffrées utilisées par les puissances étrangères et de donner un avis sur la sûreté des codes et chiffres britanniques »1 le contacta afin de l’employer.

Et c’est durant l’été 1938 qu’il effectua son premier stage au quartier général de la GC & CS.

C’est également à cette période que Turing vit le fameux film de Walt Disney, tiré du conte populaire de Blanche-Neige, en octobre 1938 précisément, lorsqu’il était à Cambridge. Blanche-Neige et les Sept Nains est le premier long-métrage parlant et en couleurs de l’histoire du dessin-animé, qui porta la firme Disney au bord de la faillite tant l’ampleur du projet dépassa les budgets prévus.

« Il en retiendra surtout la scène où la méchante sorcière trempe la pomme dans le bouillon empoisonné, et ne cessera de chantonner ensuite le couplet prophétique pour lui :

Plonge la pomme dans le brouet

Et laisse le Sommeil de Mort l’imprégner »2

Rappelons qu’en 1954, il se suicida en effet en s’empoisonnant au cyanure. Une demi-pomme entamée fut retrouvée près du lit, et bien que le fruit ne fut jamais analysé, on conjectura que Turing s’était donnée la mort en plongeant lui-même la pomme dans le brouet pour rejoindre le Sommeil de Mort3 .Un dispositif censé, d’après son biographe, « protéger » sa mère, en lui permettant de croire à la thèse d’un accident, car Turing manipulait effectivement du cyanure pour certaines expériences.

Après son stage, Turing ne cessa de s’impliquer davantage dans les activités de la GC & CS, tandis qu’il donnait quelques cours à Cambridge au printemps 1939. Il suivait également à l’époque l’enseignement de Wittgenstein sur les fondements des mathématiques. « Ils avaient en commun la même apparence rude, spartiate, campagnarde et négligée (même si Alan restait fidèle à ses vestons sport alors que le philosophe leur préférait des vestes de cuir), et partageaient un même sérieux, une même concentration dans le travail. […] Seuls les problèmes fondamentaux les intéressaient réellement, même s’ils prenaient ensuite des voies différentes. »4

C’est au lendemain de la chute de la Tchékoslovaquie en mars 1939 et surtout de la chute de la Pologne en septembre 1939, que Turing va rejoindre complètement la GC & CS. Il l’intègre le 4 septembre 1939. Le combat de Turing contre la désormais célèbre machine allemande Enigma commençait. En effet, c’est cette machine Enigma qui mettait en échec la GC & CS. « Enigma constituait le problème majeur pour les services de renseignements britanniques en 1938. »5

Les polonais se rendirent compte à partir de 1933 que l’Allemagne allait subir de grands bouleversements, et qu’ils seraient potentiellement en danger. Ils ont alors commencé à réunir des mathématiciens qui connaissaient, entre autres, la langue allemande afin de pouvoir démarrer une activité de décryptage des messages allemands interceptés. Ce sont donc les polonais qui, les premiers, vont commencer à adopter des méthodes automatiques. Ils seront donc les précurseurs des fameuses bombes que les britanniques construiront par la suite, grâce à l’aide précieuse de Turing. Ce sont donc les polonais enfin qui commencèrent les premiers à s’attaquer à la machine Enigma. Ils réussirent enfin à communiquer aux alliés leurs travaux et succès autour de leur compréhension d’Enigma, juste avant que leur pays se fasse envahir par l’Allemagne.

Bletchley Park

La GC & CS fut soutenue Churchill qui avait pris la mesure de la nouvelle importance de l’activité de renseignement et de décryptage depuis la guerre de 14. Il visitera Bletchley Park en 1941, et salua à cette occasion Turing. L’institution avait déménagé dans un manoir victorien au doux nom de Bletchley Park, afin de se mettre à l’abri d’éventuels bombardements, et d’être bien situé stratégiquement.

« Bletchley était une petite ville d’une tristesse ordinaire, mais elle se situait au centre géométrique de l’Angleterre intellectuelle, là où la ligne de chemin de fer de Londres bifurquait pour Oxford ou Cambridge. »6

Le site est aujourd’hui un musée dédié à l’activité de décryptage mettant en avant le travail de Turing. (http://www.bletchleypark.org/)

Turing participera donc à la construction de machine capable de parcourir automatiquement les possibilités de cryptage pour trouver certaines possibilités de mots qu’il s’agissait par la suite de tester sur une Enigma.

Vous pouvez trouver une photo d’une version de ces bombes ici : http://www.apprendre-en-ligne.net/crypto/Enigma/bombe.html

L’évolution du travail de la GC & CS durant cette période de début de guerre prit la forme d’une administration toujours plus importante. Ils n’étaient qu’une poignée d’individus au départ, travaillant comme Turing de manière plutôt solitaire, ou en petites équipes. L’étape suivante fut celle d’une intégration des travaux de chacun au sein d’une coordination qui, seule, permettait de décrypter plus rapidement et en grande quantité. Petit à petit, l’excentricité Turing, sa tendance à s’isoler et sa difficulté à rendre claires aux autres ses intuitions, devinrent un frein à la possible évolution du mathématicien au sein de cette administration.

Enigma

« La première machine cryptographique fut le disque à chiffrer, inventé au XV siècle par l’architecte italien Léon Alberti, l’un des pères du chiffre polyalphabétique. »7

Vous pouvez lire des éléments plus précis sur la machine d’Alberti ici : http://www.ostdudauphin.fr/crypto.htm

Et ici : http://www.bibmath.net/crypto/concret/alberti.php3

Mais les débuts de la mécanisation du chiffrage, débutèrent avec l’inventeur allemand Arthur Scherbius et son ami Richard Ritter. C’est en effet Scherbius qui entreprit de remplacer les anciens systèmes de cryptographie de la première guerre mondiale, et qui inventa une première version de la fameuse Enigma autour de 1918, en cherchant à concevoir une version électrifiée de la machine d’Alberti. Ses premières applications étaient destinées au champ commercial, mais Enigma fut par la suite utilisée largement par l’armée allemande.

Le cœur inventif de cette machine, qui ressemble à une machine à écrire (d’une certaine manière comme la « machine de Turing »…) consistait en des rotors qui, à chaque cryptage de lettres, se déplaçaient d’un cran. Si vous souhaitez en savoir plus sur l’historique d’Enigma, vous pouvez lire ceci : http://alexandre.goyon.pagesperso-orange.fr/Enigma.htm

Cette machine Enigma était utilisée par les sous-marins, les U-boat de l’armée allemande. Ces sous-marins ne cessaient de couler les navires britanniques ce qui isolait de plus en plus l’Angleterre du reste de l’Europe, et les mettait à terme dans une situation critique quant à l’issue de la guerre.

Aussi, le temps de décryptage des messages avait des conséquences très pratiques quant au nombre de navires anglais qui pouvaient continuer à transiter et apporter les matières premières nécessaires au pays.

Evolution des recherches de Turing : du code aux machines…

C’est durant cette période si exaltante et si étrange que Turing fit d’une part l’expérience de diriger une équipe pendant un temps, et d’autre part, qu’il apprit pour la première fois à vivre au contact de femmes, et ce jusqu’à tenter de se marier avec une jeune femme nommée Joan Clarke qu’il rencontra en 1941. Turing lui proposa le mariage et ils se fiancèrent au cours du printemps. Alan lui expliqua cependant ses tendances homosexuelles, mais cela ne fit pas reculer Miss Clarke dans un premier temps. Ce n’est qu’après l’été, après une longue et difficile réflexion, que Turing prit la décision de rompre.

C’est également durant cette période qu’il mit finalement de plus en plus en pratique ses travaux précédents sur les procédés mécaniques de calcul. Comme l’écrit Hodges, « Même si sa solution à l’Entscheideungsproblem et ses travaux sur la logique ordinale avaient attiré l’attention sur les limites des procédés mécaniques, ses présupposés matérialistes commençaient à être plus clairs pour lui ; aussi il ralentit son interrogation sur ce que les machines ne peuvent pas faire pour concentrer sa curiosité sur l’exploration de ce qui pouvait réellement être fait par elles. »8. Turing put réfléchir par exemple sur un thème qui deviendra un des exemples grand public le plus connu de l’intelligence articificielle quelques années plus tard, à savoir la mécanisation du jeu d’échecs.

En 1942, dans le cadre d’échanges entre les USA et l’Angleterre, Turing effectuera un voyage particulièrement riche de découvertes au sein des fameux laboratoires BELL qui abritait alors une quantité impressionnante de projets technologiques qui allaient marquer le paysage des télécommunications de la seconde moitié du vingtième siècle. Turing y rencontra par exemple Claude Shannon, un des pères (avec Warren Weaver) de la prochaine cybernétique, qui était sur le point de révolutionner l’approche de la notion d’information avec son article « A Mathematical Theory of Communication ». (Si vous voulez en savoir plus sur ces changements majeurs autour de la notion d’information, vous pouvez lire le livre de Mathieu Triclot Le moment cybernétique, la constitution de la notion d’information).

Ce voyage marquera un tournant dans les recherches de Turing, qui s’orienteront de plus en plus vers l’exploration des machines matérielles. Autour de 1944 notamment, sa tentative de construire « un cerveau électronique » sur la base de son concept de machine universelle (Pour en savoir plus, lire http://vincent-le-corre.fr/?p=907 et http://vincent-le-corre.fr/?p=986) devint de plus en plus concrète.  Son idée était de s’intéresser déjà aux machines capables d’apprendre. C’est donc dans ces années que commençaient à s’élaborer ses idées qui seront couchées sur le papier un peu plus tard dans l’article écrit en 1950, « Les ordinateurs et l’intelligence »…

  1. Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 131 []
  2. Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p.133 []
  3. Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p.402 []
  4. Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p.137 []
  5. Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p.132 []
  6. Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p.143 []
  7. Simon Singh, Histoire des codes secrets, de l’égypte des Pharaons à l’ordinateur quantique, JC Lattès, 1999 []
  8. Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p.187 []

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2 réponses à “Alan Turing, sur les traces de l’IA : Episode 11 – Turing en héros de la seconde guerre mondiale”

  1. #1. GILLET le 6 mars 2012 à 0 h 07 min

    Merci Vincent pour ces précieux éléments historiques qui nous éclairent sur les enjeux de ces machines de l’époque.
    je crois hélas, que c’est une partie de l’histoire peu explorée

  2. #2. admin le 6 mars 2012 à 9 h 24 min

    Merci Guillaume,
    Il est vrai que Turing est peu connu… 2012, l’année du centenaire de sa naissance… Je tente donc de lui rendre hommage ;o)
    Et je pense surtout que ses travaux de 1933 sont importants quant à la la question du langage et du sujet, et que l’on peut en tirer quelque chose pour la psychanalyse, mais également quant à la psychologie cognitive.

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