De l’analyse comme bundling (19/12/1956) et ses conséquences…

Lacan reprend sa critique de la notion de relation d’objet telle qu’il la retrouve dans les textes de son époque. Il cite ainsi Maurice Bouvet, mais aussi un article de Pierre Marty et Michel Fain, « L’importance du rôle de la motricité dans la relation d’objet »[1], comme « un exemple vivant de la conception dominante. »[2]

C’est un article que vous pouvez lire ici :

Numéro de la Revue Française de Psychanalyse de 1955

Ce que Lacan retire de cette conception qu’il appelle dominante de l’analyse :

-    L’analyste est posé comme un objet extérieur réel.

-    Le patient est donc le sujet.

-    Le couple sujet-patient / analyste-objet réel est « l’élément animateur du développement analytique »[3]

-    Le sujet-patient étant dans l’impossibilité de se mouvoir, se déploie alors « la relation pulsionnelle primitive ».

-    Etant donné que la convention analytique empêche une relation réelle avec l’objet extérieur (l’analyste-objet réel), le sujet-patient fait alors preuve d’une relation avec un objet interne imaginaire qui reste « la personne présente, mais en tant que prise dans les mécanismes imaginaires déjà institués par le sujet. »[4]

-    D’où il s’ensuit une discordance entre l’objet fantasmatique/imaginaire et l’objet réel. Et la saisie conceptuelle de cette discordance avec la notion de « distance névrotique que le sujet impose à l’objet »[5]. C’est-à-dire que le sujet ne peut réaliser complètement la présence réelle de l’objet extérieur, du fait de la place et de l’importance de cet objet imaginaire qui vient comme s’intercaler. Le progrès de l’analyse est alors conçu comme une progression vers la possibilité de réaliser toujours plus réellement cet objet réel qu’est l’analyste, et de réduire la part fantasmatique qui vient y faire obstacle. Selon Lacan : « C’est ainsi que la situation analytique se trouve conçue comme une situation réelle, où s’accomplit une opération de réduction de l’imaginaire au réel. Dans le cadre de cette opération, il se déroule un certain nombre de phénomènes qui permettront de situer les différentes étapes où le sujet est resté plus ou moins adhérent, ou fixé, à la relation imaginaire. »[6]

Lacan en conclue le fait que dans cette conception « on ne sait pas pourquoi l’on y parle »[7] et si l’on y parle, dans cette conception, du fait de parler, c’est pour rabattre finalement la verbalisation sur la manifestation motrice de la pulsion.

Lacan rappelle le schéma posé en toute première séance, le schéma Z :

Schéma en Z

Le sujet y est en lien avec l’Autre, S-A. L’Autre y étant défini principalement comme « le lieu de la parole », et cette ligne S-A, comme le lieu d’établissement de « tout ce qui est de l’ordre transférentiel, l’imaginaire y jouant précisément un rôle de filtre, voire d’obstacle ». C’est par ailleurs « la ligne a-a’ [qui] concerne la relation imaginaire »[8].

Lacan essaie ainsi, avec son schéma, de montrer comment cette conception dominante pose les choses, mais également de faire sentir comment il pose de son côté, une autre conception, à la fois du sujet, et du déroulement de l’analyse. Pour lui, il ne s’agit plus de réduire l’obstacle imaginaire, pour accéder à un analyste réel supposé, mais de permettre au sujet « de s’achever, de se réaliser autant comme histoire que comme aveu […] »[9], autrement dit, d’articuler d’abord le passage par le symbolique (la névrose étant conçue chez lui à cette époque comme « l’impossibilité de l’avènement symbolique »[10]), avant de faire jouer la réalité supposée accessible du côté de l’analyste.

Objet médiateur et objet phallique

Dans la séance sur les trois formes du manque d’objet, Lacan avait introduit ce qu’il avait appelé la triade imaginaire, mère-phallus-enfant « en tant que prélude à la mise en jeu de la relation symbolique, laquelle ne se fait qu’avec la quarte fonction, celle du père, introduite par la dimension de l’Œdipe »[11]

Lorsqu’on utilise une médiation dans le travail analytique avec un enfant, j’avais avancé (ici :« De l’objet à la médiation », ou le jeu vidéo comme objet médiateur au sein d’un groupe)  l’hypothèse que l’utilisation d’un objet médiateur n’était peut-être pas sans lien avec l’objet phallique.

Pour le préciser ici, je dirai d’une part que l’objet médiateur pourrait jouer ce rôle de polarisation des désirs dans le cadre d’un travail individuel, et cela particulièrement pour des sujets qui auraient des difficultés à supporter quelque chose dans un face à face, dans la mesure où cela les inhiberait.

L’objet médiateur matérialiserait alors le fait que le désir de l’analyste ne serait pas « focalisé » uniquement sur le sujet-patient. La présence de cet objet médiateur, médiateur pour les deux désirs en présence (celui de l’analyste donc, et celui du patient), pourrait ainsi « alléger » une situation qui confronterait le patient avec une situation qui rappellerait celle où l’enfant est censé « réaliser » sur lui l’image phallique…

Paradoxalement, c’est « la déception fondamentale de l’enfant » qui est censée se produire lorsqu’il reconnaît que la mère désire ailleurs, qu’il n’est pas l’objet unique de son désir, autrement dit lorsqu’il reconnait que « l’intérêt de la mère, plus ou moins accentué selon les cas, est le phallus ». Lacan laisse en suspens la manière dont l’enfant s’y prend, les conditions par lesquelles passe l’enfant pour reconnaître donc dans un premier temps que sa mère désire autre chose que lui, et dans un second temps, qu’elle manque de quelque chose, donc qu’elle désire tout court.

Mais je me demande si, dans la situation où l’enfant s’est vu soumis « aux caprices » de la mère, dans le sens où cet objet phallique n’était pas spécialement repérable chez la mère, où ce phallus n’ordonnait pas (ne mettait pas un peu d’ordre) les conduites maternelles, vécues alors comme erratiques par l’enfant (cf mes notes sur la séance intitulée « le phallus et le météore »), une relation thérapeutique entre un analyste et un enfant, dans un premier temps et sous certaines conditions, peut éventuellement réactualiser cette première situation. Je pense à des situations où les enfants ont vécu des situations d’abandon précoces et importantes du fait, non pas d’une volonté de maltraitance active, mais d’une impossibilité maternelle à s’occuper, à se préoccuper, d’eux.

L’objet médiateur, dans le cas d’un travail individuel, pourrait alors permettre de donner, pendant un temps, un sens aux conduites de l’analyste qui peuvent apparaître potentiellement angoissantes pour l’enfant. « Nous (l’enfant et l’analyste) sommes là, ensemble, pour et à travers cet objet ». Et ce dernier va progressivement ouvrir la relation vers un ailleurs.

La présence de l’objet phallique permet en effet d’articuler la fonction maternelle et l’entrée en jeu de la fonction paternelle, associée à ce que Lacan nomme « la déception fondamentale de l’enfant »[12]. Cette articulation est aussi le passage de la frustration (ce manque imaginaire d’un objet réel, supporté par un agent symbolique), vers la castration (ce manque symbolique d’un objet imaginaire, le phallus).

Phobie, déception et rapport à la machine

Enfin, la phobie serait une construction du sujet pour faire face à cette déception fondamentale. On a vu également que Lacan usait de l’article d’Anneliese Schnurmann pour en faire la démonstration.

Lacan fait alors quelques remarques sur les deux types de relations libidinales chez Freud, la relation anaclitique et narcissique, et plus spécialement sur la première. Il la déplie à l’aide de ce qu’il vient de montrer, à savoir que l’enjeu y est de dépendance à l’autre, certes (ce que le mot d’anaclitique est censé désigner) mais surtout de dépendance du sujet (l’homme), vis-à-vis de l’exercice de la satisfaction de l’autre (la femme comme substitut maternel) qui vient lui signifier en retour qu’il possède bien l’objet du désir de la mère.

Enfin, Lacan prend le fétichisme comme exemple de la solution perverse permettant d’éviter au sujet la confrontation avec l’intersubjectivité, et d’une certaine manière donc, avec le désir chez l’objet de son désir. Le fétichiste « dit lui-même qu’il trouve finalement son objet, son objet exclusif, d’autant plus satisfaisant qu’il est inanimé. […] assuré de ne pas avoir de déception de sa part. »[13]

La perversion est ainsi présentée par Lacan, comme une autre solution, « non typique » dit-il, sur un mode imaginaire, comme par exemple dans « l’identification de l’enfant à la mère », lorsque l’articulation que l’on a décrite de la fonction paternelle à la fonction maternelle, via l’objet phallique, ne se fait pas.

« Il peut se faire, en effet, qu’un accident évolutif ou une incidence historique porte atteinte aux liens de la relation mère-enfant par rapport au tiers objet, l’objet phallique, qui est à la fois ce qui manque à la femme et ce que l’enfant a découvert qui manque à la mère. »[14]

Là encore, lorsque certains parlent d’addiction aux jeux vidéo, il faut s’interroger plus en avant, à quelle place est mise la machine chez ces sujets. Quelle est la nature de l’objet utilisé dans ces cas-là ?

Peut-il s’agir d’une solution perverse transitoire, où le sujet tente ainsi de s’éviter la part d’angoisse dans la relation intersubjective en investissant la machine comme objet de désir presque unique. Le sujet est alors presque assuré de ne pas rencontrer de déception du côté de la machine.

Comme le dit de manière humoristique Lacan (qui aime bien d’ailleurs prendre cet exemple de la pantoufle), « Aimer une pantoufle, c’est vraiment avoir l’objet de ses désirs à sa portée. »[15]

De l’amour courtois et des artefacts pervers…

Lacan s’est intéressé à l’amour courtois tout au long de ce séminaire. Et il me semble que cette séance est la première occasion où qu’il commence à en parler.

« Ces techniques et ces traditions, à partir du moment où on en a la clef, on en retrouve dans d’autres aires culturelles les points d’émergence, explicitement formulés, car cet ordre de recherche dans la réalisation amoureuse a été posé à plusieurs reprises dans l’histoire de l’humanité de façon tout à fait consciente.

Ce qui est visé et effectivement atteint, c’est sans aucun doute un au-delà du court-circuit physiologique, si on peut s’exprimer ainsi. »[16]

Pour illustrer une certaine analogie avec la solution perverse, Lacan rapproche finalement la conduite de la cure qui oublie la place du symbolique dans la relation analyste-analysant, en centrant sa conception sur la relation d’objet conçue comme dialectique entre l’imaginaire de l’objet interne et le réel de l’analyste, d’une « conception des relations amoureuses » nommée bundling, où une femme se livre certes à un homme, mais reste totalement inaccessible physiquement, elle est entourée dans un drap…

Il reproche ainsi à cette conception psychanalytique, la production de comportements fétichistes, de passages à l’acte, de réactions perverses, qu’il nomme aussi « artefacts pervers ». Et il prend comme exemple un article de Ruth Lebovici, « Perversion sexuelle transitoire au cours d’un traitement psychanalytique »[17] qui s’intéresse à un sujet phobique, qui en réaction à certaines interprétations de l’analyste, se construit un fantasme pervers avant de mettre en acte sa solution.

Lacan interprète les différentes étapes du traitement telles qu’elles sont relatées dans l’article relativement à sa critique de la conception de l’analyse en cours et des interprétations qui en découlent, et qui mettent donc au premier plan « la notion de la distance à l’objet-analyste en tant qu’objet réel »[18]. Selon lui, cette conception et les actes de l’analyste sont corrélatifs à l’adoption par le sujet de solutions perverses ; cela pousse littéralement le sujet à des artefacts pervers.


[1] Pierre Marty et Michel Fain, « L’importance du rôle de la motricité dans la relation d’objet », in Revue française de psychanalyse, 1955, vol 19, n° 1-2.

[2] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.77

[3] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.77

[4] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.78

[5] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.78

[6] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.79 et 80

[7] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.80

[8] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.80

[9] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.81

[10] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.81

[11] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.81

[12] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.81

[13] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.85

[14] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.84

[15] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.86

[16] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.88

[17] Ruth Lebovici, « Perversion sexuelle transitoire au cours d’un traitement psychanalytique », in Bulletin d’activité des psychanalystes de Belgique, 1956.

[18] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.91

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