Notes sur « Une histoire de machines, de vampires et de fous » – Episode 2

Paris, le 5 septembre 2011.

Une analyse philosophique du « possible » à travers la fiction, conçue précisément comme mode de donation de ce possible.

Dans un article « Projet d’une philosophie extra-ordinaire », Cassou-Nogès discute de sa recherche autour de la philosophie et de la fiction. il y écrit :

« Le but de cet article est de discuter d’une méthode philosophique, une façon de faire de la philosophie, fondée sur la fiction narrative. J’entends par fiction, ou fiction narrative, une histoire que l’on raconte : une histoire qui peut être développée dans un roman de plusieurs volumes  aussi bien qu’esquissée en quelques mots, une histoire qui peut être écrite mais peut aussi passer par l’image, comme au cinéma. Le terme est donc vague. Je veux distinguer la fiction, en ce sens, d’une imagination qui serait intérieure. La fiction se raconte et s’adresse à un lecteur, un spectateur, qui peut y adhérer ou non. Et je veux d’autre part distinguer la fiction du récit en ce qu’un récit peut se vouloir véridique – le récit de tel événement dans le journal –, ce qui n’importe pas dans la fiction, et en ce que le récit est construit alors que la fiction peut rester à l’état d’esquisse – une phrase dans un texte de philosophie visant à donner un exemple. » [1]

Cassou-Noguès cherche donc à distinguer ce qu’il entend par « fiction », d’une part en la séparant de l’imagination, qu’il pense « intérieure » (on pourrait dire du fantasme ? De la rêverie diurne), et d’autre part du récit, qu’il pense finalement comme trop « construit », ou potentiellement « véridique ». Aussi, la fiction dans son cas, c’est simplement « une histoire que l’on raconte ».

Il ajoute :

« Sans doute, la fiction, que ce soit le récit d’une situation comme celle de la honte dans L’être et le néant ou une expérience de pensée, comme celles de D. Parfit dans Reasons and Persons, peut toujours intervenir en philosophie. Mais il s’agit ici de réfléchir sur ce recours à la fiction ou d’en rendre l’usage explicite, systématique et de le fonder. Mon hypothèse est que la fiction est le mode de donation du possible tel que l’exige l’analyse philosophique. »[2] [ C’est moi qui souligne]

Méditations cartésiennes ou gödeliennes ?

On peut rapprocher le livre de Cassou-Noguès « Une histoire de machines, de vampires et de fous » des méditations cartésiennes. Le livre est en effet composé de six séquences, répertoriées à la fin de l’ouvrage comme « Méditations ». Pierre Macherey, autre philosophe, parle même d’utilisation du genre pastiche, dans un texte où il analyse les deux livres en même temps[3]. Il rappelle également le débat Foucault/Derrida au sujet de l’argument du rêve confronté à celui de la folie chez Descartes.

Pour rappel, Foucault avait écrit dans son ouvrage fameux sur l‘Histoire de la folie tiré de sa thèse soutenue en mai 1961 (Folie et déraison – Histoire de la folie à l’âge classique, publiée en 1961) un chapitre intitulé « Le grand renfermement ». Ce chapitre qui retraçait donc ce qu’il appelait Le Grand Renfermement du 17ème siècle, commençait par un paragraphe sur Descartes où la première méditation (et son fameux passage qui finit par « Mais quoi ? ce sont des fous ; et je serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples ») de ce dernier étaient interprétée comme le signe du mouvement de cette époque qui aurait donc consisté en l’exclusion de la folie afin d’asseoir la domination de la raison.[4] Derrida avait répondu à Foucault dans une conférence prononcée en mars 1963 au collège philosophique de Jean Wahl, ayant pour titre « Cogito et histoire de la folie »[5], où il remettait en cause l’interprétation de son ami de ce passage de Descartes sur la folie ainsi que son incidence sur l’interprétation du Cogito. La querelle éclatera quelques années plus tard lorsque Foucault publiera une seconde édition de son livre avec une réponse cinglante adressée à Derrida. Mais laissons cela de côté…

Pour revenir au livre de Cassou-Noguès « Une histoire de machines, de vampires et de fous », et à son sous-texte cartésien, Cassou-Noguès emploie régulièrement cet  argument du rêve confronté à celui de la folie, ainsi que la réflexion de Descartes (un peu comme Beckett dans L’innommable d’ailleurs) au sujet des gens passant dans la rue, qu’il aperçoit depuis sa fenêtre et à propos desquels ils s’interrogent, s’agit-il d’humains ou bien d’automates déguisés ?

Macherey résume la démarche de Cassou-Noguès ainsi :

« Les problèmes qui l’ont intéressé sont ceux-là mêmes que Descartes avait traités, à savoir principalement : la réalité du monde, l’appréhension que je peux avoir de ma propre identité, l’union de l’âme et du corps. Cependant, l’objectif de P. Cassou-Noguès n’est pas de refaire à l’identique le parcours effectué par Descartes dans ses Méditations Métaphysiques, en le transposant dans un autre langage, qui serait celui de la fiction, mais au contraire de montrer que, depuis Descartes, la donne a changé pour ce qui concerne la manière de poser les problèmes fondamentaux qui viennent d’être évoqués, ce dont le symptôme est fourni par la structure de notre imaginaire, c’est-à-dire de l’ensemble des figures par l’intermédiaire desquelles nous nous représentons la réalité, notre position à l’intérieur de celle-ci en tant que sujets, et nous-mêmes en tant que nous sommes à la fois des esprits et des corps : cette structure n’est plus du tout la même qu’à l’époque classique, et c’est ce changement que cherche à mettre en évidence le parcours fictif retracé dans Une histoire de vampires, de machines et de fous. »[6]

Cassou-Noguès écrivait une sorte de journal biographique, une sorte de portrait de Gödel associant éléments personnels, recherche en logique et en philosophie, au moment même où il écrivait ce texte fictionnel « Une histoire de machines… ».

« […] la lecture des textes et, en particulier, la lecture du journal philosophique que Gödel a tenu pour l’essentiel entre 1940 et 1946, permet de saisir certains aspects du monde du logicien et de l’unité qui semble lier son travail logique, ses recherches philosophiques et, disons, ses troubles dans la vie quotidienne. »[7]

C’est finalement une sorte de fiction (qu’il définit finalement comme juste « une histoire qu’on raconte ») où les arguments sont employés certes différemment d’un écrit philosophique traditionnel, mais où l’objectif reste le même. Seule la méthode change.

La méthode ? Quelle méthode ?

Cassou-Noguès travaille ainsi cette notion de possible : « L’analyse philosophique ne peut pas se passer d’une référence au possible […] La façon même dont le philosophe décrit l’expérience, les caractères qu’il mentionne, les situations auxquelles il s’intéresse, sont déterminés par la considération du possible, qui fait ressortir des caractères contingents, lesquels pourraient être autrement, et des caractères essentiels, qui subsistent dans toute variation possible. L’expérience telle que l’envisage le philosophe est entourée d’un halo de possibles et structurée par ces possibles. »[8].

Il pose que précisément, le travail du philosophe qui est un travail conceptuel sur ce possible, peut se faire sur la fiction en tant que c’est elle qui nous donnerait le possible.

« Mon hypothèse est maintenant que ce possible qu’exige l’analyse philosophique est donné par la fiction, par les histoires, les récits si l’on veut, que le philosophe trouve dans la littérature ou qu’il tente pour lui-même. »[9]

Pour Cassou-Noguès, c’est donc la fiction qui détermine le possible : « Est possible un être, une situation, évoqué dans une fiction à laquelle on adhère. Je ne veux pas parler de ‘croyance’ parce que l’on ne ‘croit’ pas littéralement aux histoires bizarres que l’on peut lire […] on suit cette histoire, à laquelle on ne croit pas, jusqu’à même s’identifier à des personnages dont l’expérience n’est pas identique à la nôtre. »[10]

Cette idée d’adhésion à une histoire, sans croyance véritable à celle-ci, comme à un véritable récit qui serait censé relater une expérience, me rappelle l’énoncé fameux d’Octave Mannoni « Je sais bien, mais quand même… », titre d’un article[11] sur la notion de Verleugnung chez Freud, traduit en français par déni. Pourrait-elle nous être utile pour saisir ce concept de possible ?

Je sais bien qu’il n’existe pas d’hommes invisibles, mais quand même, l’histoire que je lis, le film que je regarde me parait plausible… D’ailleurs, lorsque quelque chose nous apparaît comme impossible, nous nous en apercevons. Cassou-Noguès prend pour exemple, Griffin, le personnage de H. G. Wells, dans son roman L’homme invisible. Et pose ainsi la question :

« Puis-je imaginer, par analogie, toucher tout en restant intouchable ? Toucher l’épaule ou la main d’un passant sans que celui-ci puisse en retour sentir ma main, comme Griffin observe les gens dans les rues de Londres sans que ceux-ci puissent le voir. Admettons que, devenu un homme intangible, ou un homme « au corps subtil », je veuille serrer la main d’un ami. Je prendrais sa main dans la mienne, je serrerais sa main, sans que lui puisse sentir ma main dans la sienne ? Je ne vois pas comment cela serait possible. Je ne peux pas l’imaginer. »[12]

L’histoire que l’on suit avec intérêt nous paraît donc possible sur un certain plan, tout en restant impossible sur un autre, celui du monde actuel. L’expérience relatée dans la fiction est donc possible « au sens où cette situation, cette expérience, est une variante de la nôtre et une variante qu’il faut donc prendre en compte dans l’analyse de ce qu’est l’expérience en général. »[13]

Mais pourquoi donc agrandir encore l’expérience pour ensuite tenter de l’analyser ? Il semble que si l’on suit Cassou-Noguès, dont le projet philosophique est d’essayer précisément d’analyser « la subjectivité et son incarnation »[14], nous ayons justement besoin de l’imaginaire, de ces possibles, des différents mondes possibles, et donc des différentes variantes de ces mondes. Nous aurions besoin (ou disons que cela nous faciliterait la tâche) d’introduire « les être bizarres de la science-fiction et de la littérature fantastique »[15], afin d’avancer dans l’exploration des possibles incarnations de nos subjectivités, à l’ère des « machines mentales »…


[1] Pierre Cassou-Noguès, « Projet d’une philosophie extra-ordinaire », Revue Methodos, numéro « Penser la fiction »,  http://methodos.revues.org/2328

[2] Pierre Cassou-Noguès, « Projet d’une philosophie extra-ordinaire », Revue Methodos, numéro « Penser la fiction »,  http://methodos.revues.org/2328

[3] http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20072008/macherey12032008_Cassou.html

[4] « La Folie dont la Renaissance vient de libérer les voix, mais dont elle a maîtrisé déjà la violence, l’âge classique va la réduire au silence par un étrange coup de force. Dans le cheminement du doute, Descartes rencontre la folie à côté du rêve et de toutes les formes d’erreur. Cette possibilité d’être fou, ne risque-r-elle pas de le déposséder de son propre corps, comme le monde du dehors peut s’esquiver dans l’erreur, ou la conscience de s’endormir dans le rêve ? », Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972, p. 67.

[5] Reprise dans L’Écriture et la Différence, éd. du Seuil, « Points Essais », 1967, p. 51-97

[6] http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20072008/macherey12032008_Cassou.html

[7] Pierre Cassou-Noguès, Présentation des Démons de Gödel, http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20072008/Cassou_reponseamacherey13032008.html

[8] Pierre Cassou-Noguès, « Projet d’une philosophie extra-ordinaire », Revue Methodos, numéro « Penser la fiction »,  http://methodos.revues.org/2328

[9] Pierre Cassou-Noguès, « Projet d’une philosophie extra-ordinaire », Revue Methodos, numéro « Penser la fiction »,  http://methodos.revues.org/2328

[10] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p. 34 et 35

[11] Octave Mannoni, « Je sais bien, mais quand même », in Clefs pour l’imaginaire, Seuil, 1969.

[12] Pierre Cassou-Noguès, « Projet d’une philosophie extra-ordinaire », Revue Methodos, numéro « Penser la fiction »,  http://methodos.revues.org/2328

[13] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p. 35

[14] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p. 35

[15] Pierre Cassou-Noguès, Mon zombie et moi, la philosophie comme fiction, Seuil, 2010, p. 35

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2 réponses à “Notes sur « Une histoire de machines, de vampires et de fous » – Episode 2”


  1. [...] ici : Notes sur « Une histoire de machines, de vampires et de fous » – Episode 1 et les suites Episode 2, Episode 3 et Episode [...]

  2. #2. Lancement en Janvier 2012 | Imaginaire Studies le 10 janvier 2012 à 1 h 14 min

    [...] Seconde partie [...]

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