Alan Turing, sur les traces de l’IA : Episode 5
Paris, le 3 mai 2011.
Avant de poursuivre sur les travaux de Hilbert, nous allons continuer cette fois, sur la biographie d’Alan Turing.
Dans notre épisode 2, nous avions en effet laissé le jeune Alan, identifié à son amour perdu, Christopher Morcom, en pleine mutation, tant dans sa vie sociale, que dans ses recherches et ses désirs de travail. Nous sommes en 1930, et Alan se lia avec un jeune camarade, qui avait trois ans de moins que lui, Victor Beutell. « Comme Alan, il trainait avec lui le poids d’un chagrin secret : sa mère succombait peu à peu à la tuberculose bovine. »[1]
Avec ce nouvel ami, Alan commença également à jouer avec une activité qui prendra plus tard dans sa vie, et dans celle de son pays, une importance capitale, la cryptographie. En effet, les deux jeunes gens « passaient la majorité de leur temps à jouer avec des codes chiffrés. »[2] Alan, s’identifiant assurément toujours à Chrisopher, prit aussi du plaisir à transmettre à son tour le goût pour l’astronomie, qu’il avait hérité de sa relation avec Christopher. Enfin, Alan commença à se passionner pour l’application des formules mathématiques dans le monde physique.
Sur le plan physique, Alan ne prenait pas de plaisir aux activités sportives en équipe. Mais il découvrit par contre les joies de la course à pied. « La course lui convenait parce que c’était un exercice pur, ne nécessitant ni matériel ni connotations sociales. […] il parvint à acquérir une grande endurance à force de volonté.»[3] Cette activité physique à laquelle Alan commença à se soumettre était également un moyen pour lui de se défouler, et de se fatiguer, lui permettant ainsi de réprimer plus aisément ses envies de se masturber. « Les difficultés relatives à sa sexualité n’allaient cesser maintenant de prendre de l’importance dans sa vie – à la fois pour maîtriser les exigences du corps et pour assumer une identité affective. »[4] La course à pied devint donc de plus en plus importante, à tel point que lorsqu’il eut 36 ans, en 1948, il fut question qu’il coure tout de même le marathon aux Jeux Olympiques qui se déroulèrent en Grande-Bretagne. Enfin, Hodges raconte, selon les dires de Robin Gandy (un élève d’Alan Turing qui aurait été le seul étudiant en thèse encadré par Turing) que l’idée de la fameuse machine lui vint à l’esprit pendant l’été 1935, pendant une pause, allongé dans l’herbe pour souffler, durant une de ces longues courses à pied qu’il avait l’habitude de faire.
Turing a donc maintenant 18 ans. Et c’est le moment pour lui de tenter de décrocher une bourse pour pouvoir continuer ses études. Il s’y reprit plusieurs fois, afin d’en obtenir une du King’s college, ainsi qu’une mention à sa baccalauréat. Toujours stimulé par l’idée de poursuivre l’œuvre de Morcom, comme on l’a vu, il s’était donc mis à avoir une véritable ambition. Il remporta ainsi plusieurs prix, obtint une pension de « 50 livres par de la fondation Sherbrone […]. Il reçut également en mathématiques la médaille d’or du roi Edouard VI […]. »[5]
Le jeune Alan réussit finalement à entrer au King’s College de Cambridge, et profita de ce changement dans ses conditions de vie. Désormais, il aurait une chambre individuelle, et une plus grande liberté, même si son moral n’était pas spécialement bon. Faire ses études au King’s College lui permis ainsi de côtoyer des professeurs prestigieux, de grands mathématicien tels que G.H. Hardy, Paul Dirac, ou encore le physicien Eddington. Cela le décida de se tourner vers les mathématiques pures.
Il a alors 19 ans, et retombe amoureux du jeune et beau Kenneth Harrisson, véritable « réincarnation du défunt Christopher »[6]. Malchanceux, cet amour ne fut pas réciproque, encore une fois. Alan put cependant parler ouvertement de ses sentiments au jeune homme. Mais peu à peu, baignant dans l’atmosphère plus détendue du King’s College, Alan s’affranchit de la morale que la public school lui avait finalement inculqué. Il se mit à lire Bernard Shaw ou encore Samuel Butler. Il reprit ainsi goût à ses propres recherches, et retrouva le désir de penser par lui-même. L’année 1933, Turing s’intéressa à la politique, et s’inscrivit dans un des comités antiguerres qui s’établirent en Grande Bretagne à cette époque, et qui faisait partie d’une organisation proche des communistes, même si ses conceptions de la société comme agrégats d’individus, le rapprochaient plus « de l’individualisme démocratique prôné par J. S. Mill, que de la conception socialiste. »[7] Malgré la liberté de pensée qui régnait alors, et le fait que l’interdiction de l’homosexualité n’était pas spécialement mise en avant, Alan se heurtait tout de même au problème que lui posait sa propre homosexualité. Se pensant comme trop maladroit, trop ordinaire, il ne se sentait ni dans le camp des « athlètes », ni dans le camp des « esthètes ». « Une fois encore, Alan se retrouva prisonnier de son indépendance. King’s ne pouvait lui offrir que sa protection, il devait trouver tout seul les solutions à ses problèmes. »[8] Hodges pose plus précisément ces problèmes en termes d’identité, c’est-à-dire que rien dans la culture n’existait dans ces années qui aurait pu offrir des espaces de pensée, d’idéaux ou bien encore de modèles : « les homosexuels souffraient d’une absence d’identité. L’amour, le désir, le mariage hétérosexuels n’étaient certes pas dépourvus de problèmes et de sujets d’angoisse, mais ils se retrouvaient dans tous les romans et chansons. Dès qu’un texte traitait de l’homosexualité, il était aussitôt rangé – pour peu qu’on en parlât – dans les genres comiques, condamnable, pathologique ou obscène. […] Conserver une personnalité intacte et cohérente plutôt que de se scinder en une façade conformiste d’un côté et en une vérité intérieure bien dissimulée de l’autre tenait du miracle.»[9]
Alan finit cependant par rencontrer un jeune homme nommé James Atkins, avec qui il eut une véritable relation d’ « amitié sexuelle agréable où ni l’un ni l’autre n’avait à feindre d’être amoureux.»[10] Alan n’était donc plus tout seul, même s’il ne cachait pas ses préférences, à un autre ami par exemple, Fred Clayton, avec qui il pouvait discuter franchement de sexualité, notamment au travers des lectures de Freud ou de Havelock Ellis. « Alan put confier à son ami combien il regrettait d’avoir été circoncis, ainsi que ses souvenirs de jeux avec le fils du jardinier (sans doute chez les Ward) qui avaient, pensait-il, décidé de sa sexualité. »[11]
Sa première année universitaire ne fut pas spécialement brillante au final.
Nous avons déjà souligné combien Turing a été marqué, un an auparavant, par ses lectures de l’astronome et physicien Eddington. Ce dernier s’était intéressé à la mécanique quantique, pour tenter d’y trouver « […] une solution au problème classique du déterminisme et du libre arbitre, de l’esprit et de la matière […] »[12]. Lorsque Christopher était mort, Alan avait écrit cette fameuse lettre sur « la nature de l’esprit » à la mère de son défunt amour. Il était en effet lui aussi travaillé par cette question du hasard et du déterminisme, dans cette sphère de l’esprit. La mécanique quantique offrait effectivement un cadre de réflexion où l’indéterminé retrouvait une place. Eddington pensait à partir d’un dualisme esprit-corps affirmé, et la mécanique quantique lui permettait de poser que l’esprit pouvait agir sur la matière. Le jeune Alan fut donc impressionné par les idées du scientifique. Un peu plus tard, il découvrit également le philosophe hégelien McTaggart, ami de Russel, qui parlait de réincarnation.
En 1933, il découvrit cette fois avec grand intérêt les écrits de John von Neumann sur la mécanique quantique (Les fondements mathématiques de la mécanique quantique). Il avait probablement déjà lu les ouvrages de Schrödinger et de Heisenberg. La manière dont von Neumann abordait la mécanique quantique était radicalement différente de celle d’Eddington. Impossible cette fois de savoir, avec von Neumann, si l’esprit pouvait contrôler en quelque façon la matière. Mais il semble que l’intérêt de Turing ait été stimulé par le fait que von Neumann « travaillait sur la cohérence logique de la théorie et non sur ses résultats expérimentaux. »[13]
La notion d’état est très importante dans la mécanique quantique, et cette dernière marque une étape définitive d’une certaine manière, le divorce entre les mathématiques pures et les sciences s’occupant d’objets physiques, qui avait déjà commencé au XIXème siècle. « La mécanique quantique montrait que l’expansion et la libération des mathématiques pures étaient fructueuses pour la physique. Il était devenu nécessaire de créer une théorie portant non pas sur des nombres et des quantités mais sur des ‘états’ […].»[14]
Ces différentes lectures semblent importantes dans la mesure où la notion d’esprit, de déterminisme à la Laplace, et d’état imprègneront l’élaboration du concept de machine auquel Turing aboutira deux ans plus tard, en 1935.
Enfin, en 1933, Turing lut également l’ouvrage de Russel, Introduction à la philosophie mathématique. Cela lui permit d’approcher le problème de la signification de la vérité, à partir du moment où « les mathématiques devaient être considérés comme un jeu soumis à des règles arbitraires dans le maniement de ses symboles […] »[15]. C’est cette crise, qui avait commencé avec la géométrie, s’était poursuivi avec l’arithmétique, et avait abouti à une remise en question des fondements des mathématiques, que nous aborderons la prochaine fois…
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Quelques liens trouvés autour de Turing :
Une pièce de théâtre a été écrite par Hugh Whitemore, à partir du livre de Hodges en 1987 : http://selectif.uqam.ca/biblio/162
Cette pièce a été adaptée en film également, réalisé en 1996 par Herbert Wise.
« Matmos, formation électronique « branchée », rend ici un vibrant et respectueux hommage à Alan Turing, homme d’exception du XXème siècle. » : http://www.schizodoxe.com/2008/07/07/for-alan-turing-de-matmos/
[1] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 56.
[2] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 57.
[3] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 58.
[4] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 58.
[5] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 59.
[6] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 62.
[7] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 70.
[8] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 71.
[9] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 73.
[10] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 72.
[11] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 72.
[12] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 64.
[13] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 75.
[14] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 77.
[15] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 77.
mot(s)-clé(s) : Christopher Morcom, Eddington, Hilbert, logique, mathématique, mécanique quantique, Russel, turing, von Neumann
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