Alan Turing, sur les traces de l’IA : Episode 4

Paris, le 18 avril 2011.

A l’épisode précédent, j’ai parlé de la naissance des sciences cognitives. Je voudrais ajouter quelque chose pour introduire au premier grand article de Turing[1]. Une petite digression avec Jean-Pierre Dupuy. Dans son ouvrage, Aux origines des sciences cognitives[2], Dupuy analyse les fameuses conférences Macy qui eurent lieu de 1942 à 1953[3], à l’origine de la première cybernétique, et place en première ligne Herbert Simon et Alan Newell dans les débuts de cette nouvelle science de l’esprit. Il pense par ailleurs que l’histoire de nos sciences cognitives actuelles est encore à écrire. Cette Scienza nuova aurait progressivement émergée au cours de ce vingtième siècle, lorsque les sciences de l’homme et la philosophie se sont emparées de cet objet technique bien intrigant qu’est l’ordinateur. L’objet technique lui-même. Car finalement, s’il est bien connu que « le paradigme classique en sciences cognitives s’est développé autour de la ‘métaphore de l’ordinateur’. […] les choses ont en fait commencé avant que l’ordinateur existe – ou, plus précisément, alors qu’il existait en tant qu’objet matériel technique, mais qu’on ne disposait pas encore d’une théorie fonctionnaliste de cet objet. Cette théorie qui nous est devenue si familière, par laquelle nous distinguons le ‘logiciel’ (software) du ‘matériel’ (hardware) est un produit de la révolution conceptuelle qui marque l’avènement des sciences cognitives, et non sa source. »[4] Ce que veut dire finalement Dupuy, c’est que la théorie de l’objet technique ‘ordinateur’ est elle-même issue du mouvement théorique qui a donné naissance aux sciences cognitives, à savoir la cybernétique pour lui, avec les travaux de Turing comme antécédents. Les sciences cognitives n’auraient, selon Dupuy, pas eu besoin de cette métaphore pour avancer. Dupuy situe donc finalement l’origine des sciences cognitives dans le mouvement de cette première cybernétique, qui s’organise au cours de ces conférences Macy, et présente alors les premiers travaux Turing comme les prolégomènes du mouvement cybernétique. Il présente alors l’objectif de Turing au milieu des années 30, qui était de résoudre le problème dit de la décision de Hilbert, l’Entscheidungsproblem. Hilbert avait en effet posé une liste de problèmes aux mathématiciens, lors du second congrès international des  mathématiciens qui avait eu lieu à Paris, en 1900. C’est autour du dixième problème que se situent les premiers travaux marquants de Turing.

C’est un problème que Dupuy énonce de cette façon :

« étant donné une formule quelconque du calcul des prédicats, existe-t-il un procédé systématique, général, effectif, permettant de déterminer si cette formule est démontrable ou non ? »[5]

Ce n’est pas la formulation initiale. Et pour comprendre ce qu’est ce problème de la décision, il nous faut nous attarder sur les travaux de Hilbert.

Lacan et le formalisme

Au vingtième siècle est née l’idée que l’on puisse réduire les mathématiques à un calcul de signes. C’est finalement cette idée qui a, d’une part, contribuer à rapprocher le questionnement sur les fondements des mathématiques des outils qu’apportaient de leur côté les développements de la logique, et d’autre part, qui a permis la naissance de l’informatique.

On peut se demander comment Lacan s’est inscrit dans ce siècle qui n’a finalement cessé d’interroger les fondements des disciplines scientifiques. Ne pourrait-on pas avancer que ses recherches en psychanalyse, ses tentatives de mathématiser, ou de mathèmiser, l’écriture de certains concepts, tels que le fantasme (S <> a), s’inscrivent dans une certaine mesure dans ce siècle de mise en question des fondements, et dont les premières décades particulièrement insistèrent sur le formalisme ?

Le livre Le Formalisme En Question : Le Tournant Des Années 30[6] explore par exemple cette partie de l’histoire de la logique et des sciences formelles. « La fin du logicisme, l’avènement de nouvelles logiques, le développement du formalisme, ses limitations internes, sa critique externe et les approches formelles du langage sont six traits caractéristiques explorés dans ce recueil d’articles qui font apparaître l’éloignement ainsi que la proximité des années trente et de cette fin de siècle. »[7]

Une noce de la logique et des mathématiques eut lieu au début du siècle, et même si l’intérêt de Lacan pour les mathématiques peut aussi s’expliquer par certaines autres intentions qu’il faudrait bien plus développer, il me semble que Lacan s’inscrit tout de même par là dans son siècle, avec sa discipline et l’objet propre qui la concerne. C’est particulièrement dans l’Etourdit et le séminaire XX, Encore, que Lacan parle de son rapport aux mathématiques. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’entretenait pas de rapport avec les mathématiques bien avant.

Nathalie Charraud dans Lacan et les mathématiques[8], rappelle par exemple qu’il s’y intéresse bien avant, et y fait allusion dès ses premiers séminaires avec la théorie des jeux d’Oskar Morgenstern et John von Neumann par exemple. Mais comme le souligne Jean-Claude Milner dans l’Oeuvre claire, « Il convient de distinguer d’emblée deux questions : la question particulière du mathème, de sa fonction et de forme ; la question générale de la mathématique et de son statut. »[9] Milner y explicite l’utilisation du mathème chez Lacan, qui ressort de la place que Lacan accorde à la lettre, et montre ainsi les différences que l’on peut faire entre le signifiant, qui ne peut que représenter pour et de ce fait ne peut donc se transmettre puisqu’il échappe à toute prise, et la lettre, qui est quant à elle, dans son idéal, manipulable, saisissable, et donc transmissible.[10]

Lacan a dit dans son séminaire Encore « La formalisation mathématique est notre but, notre idéal. Pourquoi ? – parce que seule elle est mathème, c’est-à-dire capable de se transmettre intégralement. »[11] Il ajoute « La formalisation mathématique, c’est de l’écrit, mais qui ne subsiste que si j’emploie à le présenter la langue dont j’use. C’est là qu’est l’objection – nulle formalisation de la langue n’est transmissible sans l’usage de la langue elle-même. […] C’est ainsi que le symbolique ne se confond pas, loin de là, avec l’être, mais qu’il subsiste comme ex-sistence du dire. C’est ce que j’ai souligné, dans le texte dit L’Etourdit, de dire que le symbolique ne supporte que l’ex-sistence.»

Une assertion par ailleurs intéressante pour ce qu’on explore ici : « […] le symbolique ne supporte que l’ex-sistence ».

Nous reviendrons sur les rapports entre Lacan et les mathématiques une autre fois, car les raisons qui poussèrent Lacan à chercher du côté de la logique et des mathématiques nous permettront également de mieux saisir ce qu’il entend par la dimension de réel. Lacan nommait la logique comme « Science du Réel », car elle seule permettait selon lui d’étudier certaines impossibilités propres au langage, propre à la dimension du symbolique.

Retournons pour le moment à Turing. Car pour saisir les solutions que ce dernier a trouvées, il faut essayer de revenir aux problèmes qui se sont posés, et dans ce va et vient, nous avons rencontré comme point de repères les travaux de Hilbert. Pourquoi ?

C’est ce que nous verrons la prochaine fois…


[1] Alan Turing, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995.

[2] Jean-Pierre Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, La découverte, 1999.

[3] http://fr.wikipedia.org/wiki/Conf%C3%A9rences_Macy

[4] Jean-Pierre Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, La découverte, 1999, p.21.

[5] Jean-Pierre Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, La découverte, 1999, p.22.

[6] Denis Vernant, Frédéric Nef, Le Formalisme En Question : Le Tournant Des Années 30, Vrin, 1998.

[7] http://www.vrin.fr/html/main.htm?action=loadbook&isbn=2711613399

[8] Nathalie Charraud, Lacan et les mathématiques, Anthropos-Economica, Paris, 1997.

[9] Jean-Claude Milner, l’Oeuvre claire, Seuil, 1995.

[10] Jean-Claude Milner, l’Oeuvre claire, Seuil, 1995, p.128 à 132.

[11] Lacan, Encore, Seuil, 1999, p. 150.

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