Alan Turing, sur les traces de l’IA : Episode 2

Paris, le 16 avril 2011.

Christopher Morcom

Nous avions laissé le jeune Turing, qualifié d’enfant asocial, vers l’âge d’environ quinze ans, dans la public School de Sherbrone, découvrant son homosexualité. Sa scolarité à Sherbrone fut donc chaotique de par son penchant à ne s’intéresser qu’à ce qui lui plaisait, et à refuser les exigences trop éloignées de ses propres centres d’intérêt. Mais il réussit tout de même, à la longue, par se faire apprécier de quelques professeurs : « Les expériences d’Alan [de chimie notamment] fatiguaient tout le monde, mais ses trouvailles scientifiques, sa façon de se moquer de sa propre maladresse, sa candeur et sa simplicité emportaient l’affection de tous. »[1]

Il obtint néanmoins son diplôme d’études, et eut la chance un moment d’avoir un jeune professeur de Mathématiques issu d’Oxford, Eperson, qui lui permit d’être un peu plus tranquille pendant un temps. Car le jeune Turing se donnait lui-même des programmes d’étude allant bien au-delà de ce qu’on attendait de lui. Lorsqu’il a 14 ans par exemple, il entreprend « d’étudier la théorie de la relativité d’après les comptes rendus d’Einstein lui-même »[2] et consigne ses notes dans un carnet qu’il donnera à sa mère. Ce qui sembla fasciner Turing dans le travail du physicien, c’était le fait qu’Einstein « mettait les axiomes en doute. »[3]

Une rencontre fut déterminante dans la vie d’Alan Turing, et nous allons nous attarder sur celle-ci car elle a son importance dans la biographie de Turing. Alan rencontra en effet à partir du début de l’année 1927 un autre adolescent, Christopher Morcom, d’un an son aîné. Leur relation ne cessa de s’approfondir les années suivantes, jusqu’à la fin tragique de Morcom en 1930.

Cette rencontre marqua profondément Turing. « La profonde solitude d’Alan se déchirait enfin » grâce à Christopher.[4] Et ce dernier fut en fait son premier vrai amour masculin, même si cet amour ne fut pas réciproque. Leur relation qui resta platonique, s’établit sur la base de leurs intérêts communs pour les sciences, chimie, mathématiques, physique ainsi que l’astronomie, discipline qu’affectionnait particulièrement Christopher.

Stimulé par cet amour pour Christopher, Alan prit de plus en plus goût aux études, même à la musique, au travers du club de musique créé par le professeur Eperson, où il pouvait suivre son ami. Christopher était un jeune garçon brillant et sensible, promis à une grande carrière. Alan le mit en lieu et place de son idéal, et ne cessa alors d’essayer de s’améliorer là où auparavant, cela lui était indifférent. « [Christopher] avait un code moral personnel très strict qui plongeait Alan dans une admiration sans bornes et le poussait à voir en Chris un être parfait. »[5] Turing parla plus tard de lui en ces termes : « Comme toujours, ma grande ambition était de faire aussi bien que Chris. J’avais toujours autant d’idées que lui, mais ne mettais pas la même perfection à les mener à bien. »[6]

Si jusque-là Alan semblait avoir voulu travailler uniquement pour lui, il commença donc à partir de cette rencontre à prêter beaucoup plus attention aux réflexions des autres sur ces productions, et ainsi à apprendre à partager ses intérêts et ses propres travaux.

La famille Morcom était une famille très aisée, constituée de scientifiques et d’artistes. Les parents de Christopher avaient par exemple fait construire un laboratoire pour que le frère de Christopher, Rupert, qui avait obtenu une bourse pour faire ses études scientifiques au Trinity College de Cambridge, puisse mener ses propres expériences. Inutile de dire que c’était pour Alan source d’envie. Ainsi, l’été 1929, une relation épistolaire poursuivit la relation qui avait commencé à l’école. Christopher et Alan partagèrent leurs intérêts et travaillèrent sur une expérience de chimie menant à la fabrication d’iode pure. Le jeune Turing put mettre son goût pour l’élaboration de théories mathématiques au service de l’étude de phénomènes chimiques, en mettant en équations certains temps de réaction.

Christopher partagea également sa passion pour l’astronomie à Alan, qui s’y plongea à son tour. Il lut par exmple La constitution interne des étoiles, écrit en 1926 par Eddington, ou encore La nature du monde physique, du même auteur. Astronome et physicien, on considère ce dernier comme le père de l’astrophysique solaire. Les deux amis partagèrent également leurs lectures autour de de Sir James Jeans, autre grand astronome de Cambridge.

Les bulletins d’Alan s’en trouvèrent donc changer, à la grande joie de ses parents. Mais une fois le baccalauréat obtenu, il était temps pour Alan de commencer à chercher une bourse pour continuer à étudier à l’Université. Il fallait donc bien préparer les examens d’entrée aux grandes universités. Mais là encore, l’amour pour Christopher était un moteur car « ne pas obtenir cette bourse signifiait perdre Christopher pendant au moins un an. »[7]

Les examens d’entrée furent aussi une occasion pour Alan de profiter de la présence de Christopher pendant une semaine entière, en-dehors de l’internat, en allant visiter Cambridge et son fameux collège, et passer les examens. Leur amitié commençait par ailleurs à être vue d’un mauvais œil, et à être sujet à plaisanterie.

Christopher fut reçu au Trinity College, mais pas Alan. Les encouragements de Christopher à se représenter l’année suivant, afin qu’ils puissent se retrouver, furent cependant une compensation pour Alan.

Nous étions en février 1930, et les deux amis allaient bientôt se séparer pour suivre chacun leur voie. Et c’est alors que Christopher tomba gravement malade, et mourut après six jours d’agonie. Morcom était en effet atteint de tuberculose bovine depuis qu’enfant il avait absorbé du lait contaminé. Régulièrement, il tombait alors malade et devait se faire opérer. « […] du côté d’Alan, c’était toute une partie de lui-même qu’il avait tournée vers Chris et qui soudain s’effondrait. »[8]

Turing se mit à correspondre avec la mère de Christopher, et noua avec elle une relation qui l’aida. Il ira régulièrement dans la famille de ce dernier, y passant même quelques vacances. Le deuil de son amour lui fut très douloureux. « Chaque soir, avant de s’endormir, Alan contemplait durant un long moment la photographie de Chris. »[9] Tandis qu’il se devait de s’interroger sur son avenir. « Devait-il s’orienter vers les mathématiques ou vers les sciences, à Cambridge ? Obtiendrait-il seulement une bourse ? »[10]

En hommage à leur fils, les Morcom dotèrent Sherbrone d’un prix scientifique « destiné à récompenser un travail présentant une certaine originalité. »[11] Alan continua les expériences qu’il avait partagées avec son ami défunt, et obtint le prix la première année. Le travail d’Alan ne cessait de s’améliorer, poursuivant de cette façon la relation avec Christopher qui lui avait permis de commencer à apprécier à partager avec les autres. Ses notes continuèrent également d’augmenter au baccalauréat la seconde année. Enfin Alan poursuivait certaines expériences d’astronomie, comme sa reproduction, dans son internat, de la fameuse expérience du pendule de Foucault, qu’il liait avec les théories de la relativité. Madame Morcom demanda enfin à Alan d’écrire un texte sur son fils, ce qui plongea le jeune Turing dans une certaine difficulté pour prendre de la distance par rapport à ses sentiments.

Jean Lassègue rappelle qu’à « plusieurs reprises après la mort de son ami, Turing écrivit qu’il tenterait désormais de suivre l’exemple de Morcom parce qu’il lui fallait désormais assumer tout seul la vocation scientifique de son camarade défunt, en tentant de réaliser ce qu’il n’avait pas eu le temps d’accomplir. »[12]

Nous nous trouvons donc là devant ce que Freud a décrit dans Deuil et mélancolie, une identification narcissique à l’amour perdu. Turing voulut ainsi continuer d’essayer d’intégrer le Trinity College, comme Morcom, mais aussi comme son grand-père, dont on a vu qu’il y avait fait des études de mathématiques autour de 1848, avant de renoncer aux mathématiques pour devenir pasteur à Cambridge.

Au second anniversaire de la mort de Christopher, Turing revint sur la tombe de son ami, et dormit dans le sac de couchage de celui-ci. Un peu plus tard, il écrivit une lettre à Madame Morcom dans laquelle il disserta sur « la nature de l’esprit »[13].

Dans ce texte, il y parle de la chute du déterminisme laplacien face à la théorie quantique. « Cela signifie donc que la théorie selon laquelle – puisque les éclipses, etc. sont prédestinées – tous nos actes le seraient s’effondre aussi. Nous sommes dotés d’une volonté capable de déterminer les comportements des atomes probablement dans une partie du cerveau, ou peut-être même dans le cerveau tout entier. Le reste du corps n’agirait que pour amplifier cet état de fait. » Il écrit ensuite qu’il croit que l’esprit étant éternellement lié à la matière, peut changer de corps. « Je pensais qu’il était possible à un esprit défunt de pénétrer dans un univers totalement séparé du nôtre, mais je suis maintenant d’avis que l’esprit et la matière sont si intimement liés que ce serait une véritable contradiction. »

Plus loin, « Prenant ainsi en considération le lien reliant l’esprit au corps, j’imagine que le corps, par le simple fait qu’il est un corps vivant, peut ‘attirer’ et s’accrocher à un ‘esprit’, et, tant que le corps est vivant et éveillé, tous deux restent étroitement unis. Je ne sais pas ce qui peut se passer quand le corps est endormi, mais quand il meurt, le ‘mécanisme’ qui retient l’esprit s’éteint aussi et l’esprit se voit contraint de trouver tôt ou tard, peut-être immédiatement, un nouveau corps. »

Il semble bien qu’à cette époque, le jeune Alan pouvait bien concevoir que l’esprit de son camarade aimé puisse parfaitement avoir intégré son propre corps. En tout cas, nous aurons l’occasion de revenir plus tard sur le fait que lorsque Turing réfléchira sur les machines et leur possible intelligence, il construira une expérience de pensée, le jeu de l’imitation, qui ressemble d’une certaine manière à une situation où des esprits peuvent communiquer, sans en passer par leur corps.

Je retranscris la fin du texte qui me semble également avoir son importance pour la suite.

« Quant à savoir pourquoi nous avons besoin d’un corps, pourquoi nous n’existons pas comme de purs esprits, capable de communiquer comme tels ? Nous pourrions probablement y arriver mais il ne nous resterait alors plus rien à faire. Le corps fournit à l’esprit de quoi s’occuper. »

Pour terminer sur cette identification d’Alan à Christopher, on peut tout de même noter que le rôle de la mère de Christopher dans cette identification ne fut pas anodin. Car il semble que c’est à travers elle que Turing continuera à garder des liens forts avec la famille Morcom. C’est à elle qu’il confiera son attirance envers son fils. C’est elle qui lui demandera d’écrire ce texte sur Christopher pour une anthologie. Enfin, c’est elle aussi, qui lui remettra le stylo de Christopher, un stylo que ce dernier avait inventé et surnommé « le Stylo de Recherche », « le jour où son fils serait devenu un homme accompli »[14], c’est-à-dire à la majorité, le jour où Christopher aurait eu 21 ans. La mère de Christopher joua ainsi un rôle important dans cette transmission, dans ce « legs, à la fois matériel et spirituel »[15] . Lassègue imagine même que c’est avec ce stylo que Turing écrivit son article « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision » pendant l’été 1935…

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Une bande-dessinée a été écrite par Benoit Peeters, intitulée « Le théorème de Morcom », où Turing apparaît sous le nom déguisé de Julius Morcom, en référence, à la fois à ce premier amour, et au prénom de son père :

http://www.art9.net/article7c5b.html?id_article=440


[1] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 37.

[2] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 39.

[3] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 39.

[4] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 41.

[5] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 33.

[6] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 43.

[7] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 47.

[8] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 51.

[9] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 53.

[10] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 53.

[11] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 54.

[12] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 177.

[13] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 63.

[14] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p.178.

[15] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p.178.

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