Le jeu vidéo et le travail de la culture
Comment aborder la dimension expressive du jeu vidéo, comme l’avance et le pratique Sébastien Genvo, avec son jeu Keys Of A GameSpace1
Je voudrais tenter ici de le faire avec la notion psychanalytique de travail de la culture.
On pourrait commencer par dire qu’avec les jeux vidéo, on peut faire plus que jouer. Ce n’est pas qu’il faille ajouter du sérieux au jeu vidéo pour le rendre plus présentable, pour en faire un objet de recherche notamment, comme le critique par exemple Mathieu Triclot dans son livre Philosophie des jeux vidéo2 Quand je dis qu’avec le jeu vidéo on peut faire plus que jouer, c’est pour appuyer :
- d’une part sur l’aspect du jeu vidéo comme moyen d’expression. Donc du côté de la production, de la création qu’un sujet, singulier ou collectif, peut mettre en oeuvre avec cette matière numérique.
- d’autre part, sur l’aspect de l’utilisation, et là ce sera sur l’utilisation de cet objet, avec par exemple son usage comme objet de médiation.
Pourquoi parler de travail de la culture ?
Le travail de la culture c’est une notion proche de ce que certains nomment la subjectivation, qui est le processus du devenir-sujet, à savoir les obstacles ou les conditions favorables à l’appropriation des évènements psychiques par un sujet. Et pour le faire, ce sujet s’appuie notamment sur des représentations verbales ou des images, donc des acquis culturels appartenant au “capital commun et symbolique de chaque psyché et de la psyché collective.”3
Mais là où la subjectivation s’intéresse à ce qui se passe uniquement pour un sujet, ce que l’on désigne par travail de la culture, c’est le fait que les solutions que peut trouver un sujet ne le concerne pas seulement. Ce n’est pas uniquement une affaire privée, c’est plutôt une solution qui concerne une problématique collective, l’ensemble humain.
Pourquoi ce détour par cette notion de travail de la culture ? Parce que le jeu vidéo apparaît régulièrement convoqué par des jeunes dans leur recherche de solutions quant aux questions ou problèmes qui se posent à eux.
Ainsi, si on définit le travail de la culture comme “l’accroissement du degré de connaissance et de conscience que l’homme réussit à gagner sur ce qui le détermine intérieurement et lui échappe”4 et bien il me semble que le jeu vidéo peut participer à ce travail dans le sens où le jeu vidéo est utilisé par certains sujets comme un moyen pour partager quelque chose qui, sinon, pourrait potentiellement être une source de souffrance, que ce soit sur le versant de la création, ou bien de l’utilisation, et ici s’insère son usage comme objet de médiation. En partageant quelque chose de sa vie psychique à travers le jeu vidéo, les sujets peuvent ainsi apprendre quelque chose sur ce qui les détermine et qui leur échappe généralement.
Cette dynamique rejoint ainsi le développement des outils qui permettent de créer des jeux sans avoir besoin de programmer, ou la mise à disposition de certains moteurs de jeu afin que chacun puisse concevoir quelque chose avec.
Ce développement est mis en avant par exemple dans le livre d’Anna Anthropy “Rise of the Videogame Zinesters”.
Voici quelques exemples :
- Pour un adolescent, qui était un joueur excessif, les jeux vidéo, leurs univers symboliques, mais aussi leur histoire, constituaient un pont vers la culture en général. Il s’était donné un projet qui le travaillait énormément, à savoir de “refaire l’histoire des jeux vidéo”
Chez cet adolescent, le plaisir de jouer tendait en effet à disparaître au profit de la « maîtrise du jeu », et c’est ce qui alimentait son jeu excessif à ce moment de sa vie.
Mais le savoir restait particulièrement investi chez lui, et le jeu vidéo constituait un terrain où il cherchait à acquérir des connaissances et il prenait plaisir à les partager. Au sein de cette histoire des jeux qu’il tentait de construire, c’étaient les années 1990 qui semblaient pour lui particulièrement importantes, à savoir les années autour de sa naissance.
La tentative d’historiciser cet objet vidéoludique, et à travers celui-ci quelque chose de sa propre histoire, afin de la lier à une culture partageable avec d’autres, était surprenante. Il donnait en effet l’impression que c’était tout un pan de son histoire qu’il retravaillait à partir des jeux vidéo, et cela contre l’opinion de son père, qui énonçait que les jeux vidéo rendaient violents, ou nuisaient à l’intelligence. Son père incarnait pour lui l’opinion des adultes en général, autrement dit l’opinion dominante considérant cette activité vidéoludique uniquement comme nuisible ou dangereuse. Cet adolescent avait tendance à s’identifier à une place de martyr, de sacrifié. En défendant cet objet ludique comme un véritable objet ayant son histoire et un statut honorable, il se défendait lui-même contre ce discours dans lequel il était pris, et qui tendait à l’assimiler à un objet déchu.
- Un adolescent me racontait combien il aimait créer des maps pour Minecraft. Il passait beaucoup de temps à réfléchir sur ces maps, à essayer de plonger le futur joueur dans une certaine situation. La création de maps et leur partage était très important pour cet adolescent.
- Un autre adolescent me racontait enfin combien il aimerait recréer son école pour en faire le terrain d’une sorte de jeu d’épouvante où certaines pièces plongerait le joueur dans une sorte de peur ou d’angoisse…
Enfin on peut prendre des exemples chez des game designers connus :
- McMillen
Dans le documentaire Indie Game, the movie, un des game designer présentés dans le film, Edmund McMillen, qui est l’un des concepteurs du jeu Super Meat Boy, montre ainsi combien le jeu vidéo est, pour lui, non pas un, mais le moyen de s’exprimer.
Dans ce documentaire, McMillen se décrit comme ayant été un enfant à part, souvent pris dans des difficultés à lier avec les autres, et cherchant tout de même le moyen d’en représenter quelque chose à travers le dessin notamment. Il raconte par exemple combien son enfance fut traversée par des monstres et des phobies. “C’est cool d’être un enfant créatif. Mais il y a un danger à devenir isolé et obsédé par certaines choses. Et d’avoir des phobies.” commente-t-il.
Avant d’imaginer Meat Boy, le héros du jeu qui le rendra célèbre, il a créé en 2008 un jeu vidéo nommé Aether, construit comme un conte dans lequel un jeune garçon va explorer l’univers et se promener de planètes en planètes. Pour lui, “chacune des planètes était des phobies que j’avais étant plus jeune. Quand je joue à ce jeu, c’est exactement ce que je ressentais.”
Si l’on comprend aisément qu’Aether met en scène certains aspects difficiles de l’enfance de McMillen, que penser du fait que Meat Boy est selon ses dires, “un garçon sans peau”. La petite amie du héros est prénommée Bandage Girl, et fut imaginée par lui non pas simplement comme “un intérêt amoureux. C’est ce qui complète Meat Boy.” En effet, le personnage Meat Boy n’étant qu’un paquet de chair à vif, “a boy without skin”, il est exposé à tous les dangers. Sa petite amie devient alors littéralement une seconde peau, lui permettant de survivre.
McMillen est ainsi éminemment touchant et très explicite sur les objectifs qu’il se fixe quant à sa pratique créative du code informatique, lorsqu’il explique combien Aether est “un jeu qui pourrait transporter les gens dans mon esprit au moment où j’avais 5, 6, 7 ans.”
- Vander Caballero
Papo & Yo (papa et moi) est un jeu développé par Minority sorti en aout 2012 sur PS3. Minority est un studio de développement créé par le game designer Vander Caballero, en 2010.
Rappelons pour commencer la citation du game designer, Vander Caballero, par laquelle le jeu débute :
« A ma mère, mes frères et mes sœurs
Grâce à qui j’ai survécu au monstre qui habitait mon père. »
Ce monstre c’est son père qui fut alcoolique et visiblement violent.
Le gameplay est donc fondé sur l’énigme, mais une énigme qui s’inscrit directement dans l’architecture de la ville. Au-delà, ce sont des souvenirs qu’il s’agit de remettre en ordre, avec l’aide du joueur, afin de mieux s’en départir.
Papo & Yo est donc une fable sur ce que le jeu vidéo peut représenter de l’imagination quand elle est mise au service de l’échappement, de la tangente, face à un quotidien douloureux.
Lorsque je disais que cette expression travail de la culture désignait le fait qu’un sujet pouvait trouver certaines solutions à ses questions, mais que ses solutions concernaient l’ensemble des humains, c’est ce pourquoi le jeu de Caballero m’a beaucoup touché.
- http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=HERM_062_0127 [↩]
- « À vrai dire, cette antinomie est renforcée par le statut d’illégitimité culturelle des jeux vidéo eux-mêmes. On ne peut pas dire que les jeux vidéo soient considérés en général comme un objet légitime, un bon objet. Mais, que se passe-t-il alors si, de surcroît, on s’interdit de les traiter en objets, avec la bonne distance qui sied à la théorie ? Il est toujours possible de se focaliser à propos des jeux sur ce qui est « plus que du jeu », sur les dimensions de l’apprentissage, de la transmission de messages, de refabriquer du bon objet à partir des jeux ; une tactique que l’élévation des « jeux sérieux » ou serious games au rang d’objet académique pousse à son terme logique. Les jeux sérieux, à vocation pédagogique ou de communication, sont de ce point de vue des objets parfaits : des jeux où la dimension du plaisir peut être suffisamment marginalisée, où le jeu est ramené à l’instrument d’une finalité plus noble.. » [↩]
- Nathalie Zaltman, L’esprit du mal, Editions de l’Olivier, p.60 [↩]
- Nathalie Zaltman, L’esprit du mal, Editions de l’Olivier, p.65 [↩]
mot(s)-clé(s) : Anna Anthropy, Edmund McMillen, Mathieu Triclot, Sébastien Genvo, Vander Caballero
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