Notes sur le Séminaire LA RELATION D’OBJET – Les trois formes du manque d’objet (28/11/1956)

Paris, le 30/05/2011

Lacan continue sa critique alors le livre collectif[1], La psychanalyse d’aujourd’hui, et plus particulièrement l’article de Maurice Bouvet, « La clinique psychanalytique ».

De l’objet génital, à la femme et la sexualité féminine…

En effet, Lacan introduit la seconde séance à partir de la notion d’objet génital, qui n’est juste selon lui que le mot technique pour… la femme. Et c’est pourquoi l’on peut dire que dans ce séminaire, Lacan commence à élaborer une théorie de la mère en tant que femme ayant une sexualité au sein de laquelle un enfant, comme objet, peut venir prendre place.

Contre cette idée d’objet idéal dont il parlait dans la première séance, un objet pleinement satisfaisant, Lacan rappelle l’insistance de Freud (mais fait aussi appel à l’expérience de tout un chacun) sur le fait que « l’idée d’un objet harmonique, achevant de par sa nature la relation sujet-objet, est parfaitement contredite par l’expérience – je ne dirai pas même l’expérience analytique, mais l’expérience commune des rapports de l’homme et de la femme. »[2]

Donc en prenant l’exemple de cet objet génital, en l’occurrence la femme, Lacan veut montrer que là, encore plus qu’ailleurs, l’objet n’est jamais pleinement satisfaisant. Les relations entre les hommes et les femmes le démontrent suffisamment : si leurs rapports pouvaient être harmonieux, les analystes auraient sûrement moins de travail…

Il rappelle donc les trois thèmes autour de l’objet déjà proposés dans la première séance :

1- « L’objet se présente d’abord dans une quête de l’objet perdu. »[3]

2- le rapport de l’objet chez Freud qui est lien avec la question de la réalité.

3- La réciprocité imaginaire des relations sujet-objet. « […] à savoir que, dans toute relation du sujet avec l’objet, la place du terme en rapport est simultanément occupée par le sujet. Ainsi l’identification à l’objet est-elle au fond de toute relation à celui-ci. »[4]

A propos de ce dernier point, Lacan critique l’infléchissement de la technique qui lui semble à l’œuvre à l’époque du séminaire. Ce qu’il appelle l’« impérialisme de l’identification », et qui désigne la promotion de l’identification au moi de l’analyste, au travers notamment de l’exemple de la névrose obsessionnelle traité par Maurice Bouvet. Ce dernier a effectivement beaucoup travaillé sur la névrose obsessionnelle. Il a écrit par exemple « le Moi dans la névrose obsessionnelle – Relations d’objet et mécanismes de défense »[5], ou encore « Importance de la prise de conscience de l’envie du pénis dans la névrose obsessionnelle féminine »[6]. Il faut également savoir que Bouvet est le président de la SPP en 1956, et il représente ainsi le théoricien le plus en vue à l’époque. Donc Lacan va le prendre comme cible.

Cet « impérialisme de l’identification » découle donc de la prise en compte des liens que Freud décrit entre le moi et l’objet (des liens qui, au fond, sont de l’ordre de l’identification) et de cette description du sujet en termes de Moi fort et Moi faible. Ce qui en résulte, c’est que l’analyste offre son Moi en modèle au Moi du patient pour aider ce dernier à se réadapter à la réalité, puisqu’il est entendu que l’analyste est forcément mieux adapté, lui qui aurait liquidé tous ses symptômes, et qui n’aurait besoin d’aucune identification…

Il est vrai que Lacan ne caricature pas spécialement, on peut lire par exemple dans « l’introduction à l’œuvre de Maurice Bouvet » écrite par Michel de M’Uzan :

« C’est ainsi que Maurice Bouvet a été pour ses élèves ce que le psychanalyste devait être, selon lui, pour tout analysé guéri : une figure d’identification censée n’avoir elle-même aucun besoin d’identification. »[7]

A ce propos, on peut faire le lien avec la critique que développe Christian Hoffmann sur les thérapies cognitive et comportementale, notamment au sujet de la question des phobies. Dans son article « La phobie des TCC »[8], il écrit que le thérapeute s’offre finalement comme « Moi orthopédique », donc comme objet d’identification, au moi vacillant du phobique.

Je le cite :

« Pour le phobique de l’espace, et du regard, il se produit, ce que C. Melman décrit bien comme une dissolution du fantasme avec sa conséquence qui est l’évanouissement du sujet. Cette dissolution de l’imaginaire, qui est celle du moi avec ses coordonnées de l’image du corps, provoque la paralysie du sujet. Le sujet en chute libre ne peut que rechercher un semblable pour s’en servir comme d’un « Moi » qui lui permettra de se stabiliser à nouveau dans l’espace et retrouver ainsi le mouvement. Nous repérons là très précisément l’usage orthopédique d’un Moi de secours, qu’on appelle classiquement l’objet contraphobique. Cet usage est une solution structurale temporaire de la phobie. Le thérapeute TCC vient proposer ses bons soins en s’offrant comme Moi orthopédique par contrat avec le moi du sujet phobique. Ce qui nous fait connaître maintenant l’effet produit par ses thérapies et leur ressort. »

J’interprète pour ma part la fin du très beau film, sur la puberté comme passage vers l’adolescence, qu’est Morse. Le vampire joue, il me semble, le rôle d’un objet fétiche pour le héros du film. Lire à ce sujet : Morsure et Castration. Mais peut-être est-il possible d’en faire un objet contraphobique ?…

Pour revenir au séminaire, au sujet de la clinique de l’obsessionnel, Lacan met l’accent sur des points qu’il me semble qu’on ne rencontre pas dans ce que peuvent dire ses contemporains. Il dresse ainsi le portrait de l’obsessionnel en acteur, jouant son propre rôle, mais aussi spectateur. L’analyste est alors mis en place de ce grand Autre, également spectateur. Un obsessionnel qui cherche à tuer son propre désir, et à poser « un certain nombre d’actes comme s’il était mort »[9] ce qui lui permet de se sentir invulnérable.

Ce que Lacan veut avancer, c’est que rester sur le plan de la relation duelle pour essayer d’expliquer ce qui se passe dans l’analyse d’un obsessionnel mène encore une fois à des impasses. En l’occurrence, pour Lacan, les fantasmes d’incorporation phallique que décrit Bouvet, lui apparaissent se situer sur le plan de l’imaginaire. Et il critique le fait que si la théorie ne dégage pas cette dimension clairement, alors la pratique finit par prendre pour réel quelque chose qui en fait se situe sur un autre plan.

« A prendre la relation duelle pour réelle, une pratique ne peut pas échapper aux lois de l’imaginaire, et l’aboutissement de cette relation d’objet, c’est le fantasme d’incorporation phallique. »[10]

A partir de cette histoire de phallus imaginaire à intérioriser, Lacan va mettre au centre de cette seconde séance, la place du phallus, qui lui semble être nécessaire dans toute théorie de la relation d’objet, et plus largement dans la théorie psychanalytique. C’est un élément tiers qui doit apparaître dans la description de la relation d’objet. Il avait déjà commencé à parler de cet objet qu’est le phallus, l’année précédente, à la dernière séance de son séminaire sur les psychoses, le 04 juillet 1956.

Mais ici, Lacan nous indique que la place du phallus, est celle d’un objet imaginaire et celle d’un objet tiers, d’un objet médiateur. « La notion de la relation d’objet est impossible à comprendre, et même à exercer, si l’on n’y met pas le phallus comme un élément, je ne dis pas médiateur, car ce serait faire un pas que nous n’avons pas encore fait ensemble, mais tiers. »[11]

Le phallus et le météore

Si l’on relit la dernière séance du séminaire précédent, Les psychoses[12], qui est une conclusion de son séminaire de l’année 1955-1956.

Il y parle déjà des théories de la relation d’objet. « Par hypothèse, chaque fois qu’on a affaire à un trouble considéré dans sa globalité come immature, on se rapporte à une série développementale linéaire dérivant de l’immaturation de la relation d’objet. »[13]

Pour Lacan, l’objet phallique est donc central dans la psychanalyse, par rapport au complexe d’Œdipe, et par conséquent par rapport à la castration. A partir de son résumé de sa lecture de l’écrit de Freud sur le président Schreber, Lacan replace le concept pivot autour duquel Freud développe sa théorie sur le délire de Schreber, à savoir la castration. Car c’est à partir de la castration, de son importance pour Freud, que Lacan introduit l’importance qu’a pour lui l’objet phallique.[14]

Ainsi, d’une certaine façon, lorsque Freud parle de castration, et il en parle souvent, Lacan parle d’objet phallique, du phallus. La castration freudienne est à articuler avec le phallus lacanien (« la perte de l’objet phallique »). Chez Freud, la référence au phallus est plutôt implicite, et pas toujours si évidente (que ne le dit Lacan par exemple) à distinguer de son support matériel qu’est le pénis. Lacan, lui, insiste sur cet objet, le phallus, pour premièrement et évidemment, le distinguer du pénis, dans le fait qu’il est tout aussi important chez l’homme que chez la femme. Il faut se reporter au texte de Freud, « L’organisation génitale infantile », écrit en 1923, pour venir compléter ses trois essais sur la théorie de la sexualité. C’est là où Freud affirme « Il n’existe donc pas un primat génital, mais un primat du phallus. »

Dans cette dernière séance du 4 juillet 1956, Lacan commence donc déjà sa critique des théories de la relation d’objet en tant que, selon lui, elles conçoivent un sujet « conçu comme né dans la seule relation de l’enfant à la mère, avant toute constitution d’une situation triangulaire »[15], et que dans cette perspective, « l’appareil du symbole est tellement absent des catégories mentales du psychanalystes d’aujourd’hui que c’est uniquement par l’intermédiaire d’un fantasme que peuvent être conçues de telles relations. »[16] Lacan entend par là critiquer une théorie et une pratique qui se centreraient ainsi uniquement sur « l’économie imaginaire du fantasme ».

Il introduit ainsi dans cette séance le « triangle père-mère-enfant », « un triangle (père)-phallus-mère-enfant ». « Où est le père là-dedans ? Il est dans l’anneau qui fait tenir tout ensemble. »[17]

Même si Lacan est d’emblée assez ironique sur le fait que l’avenir du complexe d’Œdipe sera chahuté, cet objet phallique, il l’articule avec le père, dont il en fait surtout une fonction, qui va venir comme on dit, médiatiser la relation entre la mère et l’enfant. Cette fonction, qui est d’une certaine façon à entendre comme une fonction mathématique, car il faut la rapporter à une structure. « Nous ne sommes pas là pour développer toutes les faces de cette fonction de père, mais je vous en fais remarquer une des plus frappantes, qui est l’introduction d’un ordre, d’un ordre mathématique, dont la structure est différente de l’ordre naturel. »[18]

Au final, il faut comprendre que le phallus n’est pas le pénis qui est attribué par l’enfant à sa mère, mais que si le père peut venir jouer un rôle dans la relation mère-enfant, c’est grâce à cet objet qu’est le phallus.

Et on peut dire que cet objet dont Lacan dit qu’il est d’une certaine manière imaginaire, et bien il appartient tout autant à l’ordre symbolique, à la structure d’ensemble. Paradoxe ? Moustapha Safouan, dans son livre Lacaniana, souligne que Lacan ne précise pas s’il s’agit « du même imaginaire que celui qui est en jeu dans la relation avec le semblable, l’imaginaire spéculaire » (p. 61). Intéressante question. Il se pourrait ainsi que l’imaginaire dégagée par la notion de phallus soit d’un ordre différent que celui dégagé par la relation au miroir. Pour Safouan, c’est une distinction importante, car « La difficulté qu’aura Lacan à frayer son chemin sera d’autant plus grande que la question [celle d'un imaginaire distinct] n’est pas formulée. Celle que le lecteur aura à le suivre ne le sera pas moins. » (p. 61).

Pourquoi le phallus tient-il de l’ordre symbolique, parce que le principal avec cet objet, c’est qu’il puisse manquer ou pas, c’est à dire, si quelque chose de réel (l’organe sexuel mâle en l’occurrence) peut manquer, c’est qu’il est aussi un objet symbolique, Lacan dit donc pour désigner ce fait un élément signifiant.

Ce qui me semble donc important dans cette histoire de phallus au sein de la relation entre la mère et l’enfant, c’est la possibilité de décrire autrement les relations mère-enfant.

On peut ainsi sortir d’une relation d’amour inconditionnel comme la décrivent les Balint par exemple. L’amour de la mère est intéressé par quelque chose, et ce quelque chose, c’est bien la splendeur phallique de son enfant qui vient à la place de son propre manque.

C’est ce que Lacan va montrer avec les distinctions qu’il va faire entre les trois mères un peu plus loin dans son séminaire. Il montrera que la mère manque elle aussi de quelque chose, et du phallus en particulier. « Si la femme trouve dans l’enfant une satisfaction, c’est très précisément pour autant qu’elle trouve en lui quelque chose qui calme en elle, plus ou moins bien, son besoin de phallus, qui le sature. »[19] Pour continuer sur le sujet de ces amours inconditionnés, j’ai trouvé cette idée dans un article de Darian Leader intitulé « Sur l’ambivalence maternelle ».

Je l’ai trouvé intéressant car il faisait le parallèle entre cette idée d’harmonie entre mère et enfant que l’on retrouve dans certains courants de la psychanalyse, comme je l’ai présenté avec les Balint par exemple, et certains concepts que l’on trouve dans la psychologie du développement qui travaille sur les interactions précoces, chez Daniel Stern par exemple dans son livre le monde interpersonnel du nourrisson. Avec Daniel Stern, et d’autres auteurs, on parle ainsi d’harmonisation affective, « d’accordage affectif » (Celui-ci atteint son développement vers neuf mois, pour désigner une expérience subjective où « le partenaire reproduit la qualité des états affectifs de l’autre sur un autre canal sensori-moteur. »), ou encore de réciprocité, permettant aux deux partenaires de partager leurs expériences émotionnelles sur un mode qui serait ajusté, c’est à dire où les réponses de l’un à l’autre partenaire ne serait pas trop en décalage.

Pour revenir sur la seconde séance du 28 novembre 1956. Lacan fait donc deux critiques :

1-      Pour lui, la relation d’objet, dont le paradigme est la dyade mère-enfant, la relation duelle, décrite par les auteurs qu’il commente, se situe sur le plan de l’imaginaire.

2-      Leur confusion semble être déterminée selon Lacan par le fait qu’ils oublient que cet élément essentiel de la relation analytique, à savoir ce phallus, doit être placé sur le même plan que la relation mère-enfant, et doit donc être décrit comme imaginaire et non comme réel.

Ce qui revient au final à décrire une relation à trois termes et non plus seulement deux. C’est le schéma Phallus-Enfant-Mère, de la triade imaginaire, le schéma inaugural de ce début d’année.

« Toute l’ambiguïté de la question soulevée autour de l’objet et de son maniement dans l’analyse se résume à ceci – l’objet est-il ou non le réel ? »[21]

La question du réel

Le fil rouge de la seconde séance, c’est en effet pour Lacan, de se poser la question de savoir si l’objet dont on parle, et qu’on manipule en analyse, est réel ou pas. Et cela rejoint la question de l’usage de la notion de réalité en psychanalyse. Car il en profite pour interroger les diverses acceptions de la notion de réalité. Il n’a pas conceptualisé nettement la différence entre le terme de réalité et ce qui deviendra le réel. Mais il s’y avance.

Il va alors parler du réel pour le distinguer de la référence, qui est souvent faîte dans le domaine de la psychopathologie, à la réalité matérielle du support organique de la dimension psychique. (Le terme de Wirkung c’est le mot allemand qui met l’accent sur l’action, l’efficacité, l’effet, la conséquence)

Pour aborder cette question du réel de l’objet et de son possible accès via l’analyse, Lacan va prendre trois exemples d’usage du terme de réalité en psychanalyse, pour essayer de faire comprendre au final la différence entre le réel et l’imaginaire (avec la notion de phallus, puis avec les phénomènes transitionnels de Winnicott), et entre le réel et le symbolique (avec l’analogie d’une usine hydraulique) :

1- Concernant la différence entre le réel et l’imaginaire, il continue de prendre tout d’abord comme illustration le phallus, et notamment les débats qui ont eu lieu dans la communauté analytique à propos de la distinction pénis/phallus.

Il rappelle les débats qui eurent lieu dans les années « vingt ». Vous trouverez l’histoire de ces débats dans un article très éclairant écrit par Fabienne Guillen, « La querelle du phallus »[22]. Et toujours dans cette même revue Psychanalyse, trois articles justement sur cette notion, à la fois chez Freud, puis chez Lacan, : « Phallus et fonction phallique »[23] et « Phallus et fonction phallique chez Lacan ».

Concernant le phallus, selon Lacan, Freud faisait bien la différence. Ainsi cette notion de phallus « implique d’elle-même le dégagement de la catégorie de l’imaginaire »[24].

A partir de cette question des rapports de l’objet et du réel, Lacan va donc parler de ce qu’il nomme réel dans ses trois catégories. C’est en effet, à cette époque, la catégorie qu’il explicite le moins, sur laquelle il met le moins l’accent contrairement au symbolique ou à l’imaginaire.

Et ce n’est pas anodin de voir qu’il cherche toujours à le définir. Au lieu d’essayer de le définir positivement, il cherche plutôt à essayer de dire ce que le réel, pour lui, n’est pas.

Il précise ainsi que le réel « est à la limite de notre expérience »[25], entendons, l’expérience analytique. Et qu’il est à distinguer de la réalité, plus particulièrement de la réalité matérielle, de la réalité organique.

« La référence au fondement organique ne répond chez les analystes à rien d’autre qu’à une espèce de besoin de réassurance, qui les pousse à reprendre sans cesse cette antienne dans leurs textes comme on touche du bois. »[26]

2- Concernant la différence entre le réel et le symbolique, il y a donc cet exemple qui est intéressant, c’est celui de l’usine hydraulique. Il le reprendra d’ailleurs à la séance d’après car on lui objectera certaines critiques entre les deux séances. Pourquoi est-il intéressant ? Parce qu’il permet de faire une analogie entre le fonctionnement cérébral qui pourrait être le fleuve, le Rhin en l’occurrence, et l’usine hydraulique, qui pourrait être l’appareil psychique. L’électricité serait la libido.

Lacan énonce qu’on ne peut pas poser que l’énergie soit déjà-là dans le fleuve, avant la pose de l’usine. Autrement dit, on ne peut pas parler de la libido avant « la pose des concepts », que Freud nous a légués. Et qu’il ne faut donc pas confondre le flux du fleuve, ou l’énergie qui circule dans les neurones, et l’autre ordre de réalité, symbolique cette fois, qui est celui dans lequel la psychanalyse se meut, une fois d’ailleurs qu’elle a posé ses propres concepts, « son usine conceptuelle », et qu’elle peut ainsi essayer de distinguer les deux plans.

A la séance d’après, par exemple, on lui fera l’objection suivante que l’ingénieur est en mesure de calculer toute l’électricité qu’il va pouvoir tirer du fleuve avant toute pose d’usine. Mais là encore, on perçoit bien qu’avant que l’ingénieur utilise ce qu’on pourrait appeler son système symbolique de calcul, il n’y a que le fleuve, et il n’y a donc pas d’énergie.

D’ailleurs, peut-on se poser la question de ce qu’il y a avant ? De l’énergie que le fleuve pouvait posséder avant de pouvoir la calculer ? C’est-à-dire avant que la chose soit nommée ? C’est une question difficile.

Lacan veut donc insister sur le fait que le terme de libido, notion rattachée à celle d’énergie, ne doit pas être confondue avec un ordre de réalité matérielle. La libido fait partie du système conceptuel utilisé par l’analyste pour saisir quelque chose de l’ordre de l’expérience analytique. En l’occurrence, la libido désigne quelque chose de l’ordre de l’imaginaire, que Freud utilise pour décrire ce qui se passe au niveau des comportements sexuels des individus, l’articulation de leurs désirs, de leurs envies, etc…

3- Le troisième exemple de l’usage de la notion de réalité, et qui finalement illustre l’accès à cette réalité, il est abordé à partir de l’article de Winnicott sur les phénomènes transitionnels, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels »[27], que Lacan va commenter.

Lacan veut montrer que Winnicott a remarqué qu’au sein de la théorie psychanalytique, une description utilisant la relation mère-enfant s’est substituée à une description utilisant la dialectique des deux principes (de plaisir et de réalité).

Il rappelle ce que Winnicott décrit dans son article au sujet du rôle de la mère dans l’appréhension de la réalité extérieure, autrement dit, de la fonction de la mère dans la confusion chez l’enfant entre la satisfaction issue de l’hallucination et la satisfaction issue de l’objet réel. C’est une dialectique entre l’illusion et la réalité, avec la frustration comme accès à la désillusion.

Le moment initial (après l’expérience originaire de satisfaction qui est à situer dans le registre du pur besoin chez l’enfant) est donc la présentation de l’objet réel, le sein, par la mère, au moment même où l’enfant est censé halluciner l’objet (c’est-à-dire, essayer de se satisfaire via le rappel de l’expérience première de satisfaction).

L’étape d’après étant le désillusionnement opéré par la mère sur son enfant, à l’aide de petites touches de frustration, pour que l’enfant finisse par saisir la différence entre la réalité et l’illusion.

« Le principe du plaisir, nous l’avons identifié avec une certaine relation d’objet, à savoir la relation au sein maternel, tandis que le principe de réalité, nous l’avons identifié avec le fait que l’enfant doit apprendre à s’en passer. »[28]

C’est dans cet exemple qu’il va parler pour la première fois de frustration. Terme qui va revenir plus tard pour introduire la fameuse distinction entre frustration, castration et privation. Lacan critique donc l’usage qui est fait de cette relation duelle mère-enfant comme espèce de matrice de toute future relation d’objet, qui permettrait alors d’expliquer tout problème futur dans le développement de l’accès à la réalité pour le sujet.

« L’extrême diversité des objets, tant instrumentaux que fantasmatiques, qui interviennent dans le développement du champ du désir humain, est impensable dans une telle dialectique, dès lors qu’on l’incarne en deux acteurs réels, la mère et l’enfant. »[29]

Lacan souligne que Winnicott est tout à fait génial, dans le fait d’être reparti de cette expérience que chacun peut observer, à savoir l’existence de ces objets transitionnels. Puis il va qualifier les objets transitionnels d’objets imaginaires.

Mais ce qui l’intéresse, c’est encore une fois de revenir à cette notion de manque de l’objet.

Il lui semble que c’est la pièce manquante aux théorisations sur l’objet, comme celles qui tentent de relier les phénomènes transitionnels et le futur objet-fétiche. Car ce sur quoi il met le plus l’accent dans les trois thèmes qu’il a dégagés chez Freud concernant l’objet, c’est celui que l’on a résumé avec la formule « L’objet se présente d’abord dans une quête de l’objet perdu ». L’objet perdu renvoie à la notion de manque de l’objet.

frustration, castration, et privation

Cette notion de manque de l’objet, Lacan va donc l’aborder au travers de la distinction de trois termes, de trois significations de ce manque, qui sont issues du débat sur la nature du phallus dont on a parlé : frustration, castration, et privation.

Lacan va utiliser ces trois termes, ainsi que le fait qu’il ait dit que le phallus était d’ordre imaginaire, pour clarifier ce qu’est, selon lui, la castration, et à quel niveau elle se situe. Selon la bonne méthode structurale, c’est à dire par opposition de terme à terme, il va ainsi définir trois types de manque :

La frustration comme un manque imaginaire.

C’est un « dam imaginaire »[30], un dommage imaginaire, en face duquel il n’existe aucune possibilité de satisfaction. C’est le domaine par excellence de la revendication (celle de l’hystérique par exemple). Par la frustration quelque chose ne se réalise pas. Lacan critique le fait d’utiliser la frustration trop souvent pour expliquer par exemple les ratés dans le développement du sujet.

La privation comme un manque réel.

En somme, la privation est quelque chose qui manque réellement, c’est une absence réelle, « un trou »[31].

La castration comme un manque symbolique.

Il rappelle que la castration est articulée par Freud à l’Œdipe. Et pour Lacan, qui a déjà commencé à « structuraliser l’Œdipe », c’est à dire à le placer dans le registre du symbolique et en faire un jeu de distribution de places à trois éléments, la castration, comme il le dit, « ne peut que se classer dans la catégorie de la dette symbolique »[32].

Au final, par la castration quelque chose pourrait venir à manquer.

Puis il va les articuler ces trois modalités du manque avec la nature des objets qui peuvent manquer :

La frustration comme le manque imaginaire d’un objet réel.

C’est à dire que dans la frustration, l’objet invoqué serait toujours un objet réel, comme celui que l’enfant demande à n’en plus finir.

La privation comme le manque réel d’un objet symbolique.

Lacan explique cette nature symbolique par le fait qu’un objet peut manquer seulement à partir du moment où il est de l’ordre du symbolique. L’absence d’un objet est donc purement symbolique. Il donne l’exemple d’un livre qui manquerait dans les rayons d’une bibliothèque. « Cela veut dire que le bibliothécaire vit entièrement dans un monde symbolique. »[33] Le livre ne peut manquer effectivement, qu’à la condition d’avoir été identifié à sa place d’objet au sein du système de classification qu’est la bibliothèque. Cela permet enfin à Lacan d’avancer encore quelques mots sur la notion de réel.

« Tout ce qui est réel est toujours et obligatoirement à sa place, même quand on le dérange. Le réel a pour propriété d’abord de porter sa place à la semelle de ses souliers, vous pouvez bouleverser tant que vous voudrez le réel, il n’en reste pas moins que nos corps seront encore à leur place, après l’ explosion d’une bombe atomique, à leur place de morceaux. L’absence de quelque chose dans le réel est purement symbolique. »[34]

La castration comme le manque symbolique d’un objet imaginaire.

Pour Lacan, ce ne peut être qu’un objet imaginaire, car la punition réelle qui est même parfois invoquée dans les textes de Freud, ne se produit dans les faits qu’assez rarement tout de même… Lacan a bien évidemment en tête le phallus, dont on déjà dit qu’il avait déjà bien pris soin de différencier de l’organe réel, le pénis.

Enfin, Lacan laisse entendre qu’il va parler d’un troisième terme qui sera désigné comme l’agent. Et que c’est ce terme qui permettra de revenir sur la triade phallus-mère-enfant. Ce sera la mère, et même la mère symbolique (mais là je dévoile un peu le suspens), qui sera l’agent de la frustration. L’agent de la privation sera défini comme le père imaginaire. Et enfin, l’agent de la castration sera le père réel.


[1] La psychanalyse d’aujourd’hui, Ouvrage publié sous la direction de S. Nacht, PUF, 1956

[2] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.25.

[3] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.26.

[4] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.26.

[5] Maurice Bouvet, « le Moi dans la névrose obsessionnelle – Relations d’objet et mécanismes de défense », in La relation d’objet, PUF, 2006.

[6] Maurice Bouvet, « Importance de la prise de conscience de l’envie du pénis dans la névrose obsessionnelle féminine », in Revue française de psychanalyse, tome XIV, n° 2, 1950.

[7] Michel de M’Uzan, « Introduction à l’œuvre de Maurice Bouvet », in Maurice Bouvet, La relation d’objet, PUF, 2006.

[8] Christian Hoffmann, « La phobie des TCC », in Le Carnet PSY, n° 115, 2007/2.

[9] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.27.

[10] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.28.

[11] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.28.

[12] Séance du 4 juillet 1956, intitulée par J-A. Miller « Le phallus et le météore », p.349.

[13] Séance du 4 juillet 1956, intitulée par J-A. Miller « Le phallus et le météore », p.349.

[14] Séance du 4 juillet 1956, intitulée par J-A. Miller « Le phallus et le météore », p.351.

[15] Séance du 4 juillet 1956, intitulée par J-A. Miller « Le phallus et le météore », p.353.

[16] Séance du 4 juillet 1956, intitulée par J-A. Miller « Le phallus et le météore », p.353.

[17] Séance du 4 juillet 1956, intitulée par J-A. Miller « Le phallus et le météore », p.359.

[18] Séance du 4 juillet 1956, intitulée par J-A. Miller « Le phallus et le météore », p.360.

[19] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.70.

[20] Nestor Braunstein, « Le phallus comme SOS (signifiant, organe, semblant) » in Depuis Freud, après Lacan – déconstruction dans la psychanalyse, Erès, 2008, p. 107.

[21] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.30.

[22] Fabienne Guillen, « La querelle du phallus », in Psychanalyse, n°8, 2007/1.

[23] Pierre Bruno, « Phallus et fonction phallique », in Psychanalyse, n°8, 2007/1. Et un texte en deux parties rédigé par Pierre Bruno, produit d’un groupe de travail composé de Pierre Bruno, Fabienne Guillen, Dimitris Sakellariou, Marie-Jean Sauret : « Phallus et fonction phallique chez Lacan », in Psychanalyse, n°10, 2007/3 et Psychanalyse, n°11, 2008/1.

[24] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.31.

[25] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.31.

[26] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.32.

[27] Repris dans D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Gallimard, 1971.

[28] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.34.

[29] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.35.

[30] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.37.

[31] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.36.

[32] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.37.

[33] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.38.

[34] Jacques Lacan, La relation d’objet, Seuil, 1994, p.38.

mot(s)-clé(s) : , , , , , , ,

You can leave a response, or trackback from your own site.

1 réponse à “Notes sur le Séminaire LA RELATION D’OBJET – Les trois formes du manque d’objet (28/11/1956)”


  1. [...] maternelles, vécues alors comme erratiques par l’enfant (cf mes notes sur la séance intitulée « le phallus et le météore »), une relation thérapeutique entre un analyste et un enfant, dans un premier temps et sous [...]

Répondre