Morsure et Castration

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Les films sur l’adolescence sont fréquents et nombreux particulièrement depuis le début des années quatre-vingt[1]. Citons par exemple parmi les plus récents, les films de Gus Van Sant comme Elephant (2003), ou Paranoïd Park (2007), ceux de Larry Clark, de Kids (1995) à Wassup Rockers (2006) en passant par Ken Park (2003), Soit je meurs, soit je vais mieux (2008) de Laurence Ferreira Barbosa sans oublier le plus fameux à coup sûr, La Nina Santa (2004), de Lucrecia Martel. Plus rares sont les films qui abordent ce passage qui mène l’enfant en période de latence vers les rivages du pubertaire[2] et de l’adolescence, et plus rares encore sont ceux qui l’abordent de manière intéressante. Morse (2009) est de ceux-là.

Adapté d’un roman d’un auteur suédois, John Ajvide Lindqvist, qui signe lui-même l’adaptation, et réalisé par le suédois Tomas Alfredson, Morse a acquis une solide réputation avec une vingtaine de prix internationaux dans les derniers festivals : entre autres, prix du meilleur film européen à Neufchâtel, prix du meilleur film étranger au Boston Society of Film Critics Awards, les prix du meilleur réalisateur, du meilleur film et le prix du jury au Festival Fant-Asia au Québec, le prix du public au festival After-Dark de Toronto, enfin le grand prix Fantastic’Arts 2009 et le prix de la critique internationale au Festival du film fantastique de Gérardmer, avant d’avoir accès finalement à une distribution en salle en France. Un remake est, fatalement, en cours, et devrait voir le jour d’ici 2010.

Morse, film de vampire


Tout d’abord quelques mots de l’histoire. Elle est simple. Nous sommes en Suède, dans une banlieue plutôt triste, noyée sous la neige d’hiver. Le film nous donne quelques indices sur la période historique au travers de modestes allusions à l’époque soviétique. Nous sommes donc peut-être dans les années soixante-dix, et la manière dont les personnages sont habillés aurait tendance à nous le confirmer. Oskar est un jeune garçon de douze ans. Il vit entre sa mère et son père a priori divorcés, en tout cas séparés. Le film laisse planer une question sur la sexualité du père d’Oskar : est-il homosexuel ? Le thème de l’homosexualité ne cesse de revenir sous différentes formes au cours du film.

Oskar subit régulièrement les brimades d’un groupe de camarades, sans pouvoir se défendre. Il est paralysé devant le sadisme de ces camarades, qui, eux ne peuvent alors s’empêcher de revenir à la charge, emmenés par un leader qui, lui, ne cesse de jouir de sa domination sur Oskar.

Honteux, Oskar le cache à son entourage, mais nourrit une rage meurtrière envers ses jeunes tortionnaires. Il cultive par ailleurs une fascination morbide pour les faits divers sanglants et découpe les articles de presse qui relatent les crimes dans la région.

Au milieu de ce quotidien plutôt morne et triste, emménagent un homme et une jeune fille dans l’appartement voisin. Oskar et cette jeune fille, prénommée Eli, vont alors sympathiser, autour du fameux jeu, le Rubix’s cube, pour finalement s’entraider et faire face tous les deux à leurs propres problèmes. Car Eli cache elle aussi un secret, c’est une vampire qui a besoin de sang pour survivre, et d’être protégée la journée, lorsque les rayons du soleil peuvent la tuer. Suivant la tradition, l’homme qui l’accompagne n’est donc pas un vampire, et opère ici lui-même les meurtres afin de récolter le sang nécessaire à la survie de sa petite protégée et éviter que celle-ci ne se mette en danger. Mais il faillira dans sa tâche et se mutilera avant de s’offrir comme victime à la jeune vampire. Le rôle de protecteur dévolu à l’homme qui accompagne Eli reviendra finalement à Oskar après que celui-ci sera tombé amoureux d’Eli. Et c’est finalement cette idylle qui se trouve être le sujet principal du film.

Morse, film de l’entre-deux

C’est toute la beauté de ce film, qui se déroule toujours en demi-teinte, dans l’implicite. Entre deux teintes chromatiques pour commencer : le rouge du sang ne cesse de venir s’imprimer sur le blanc de la neige, omniprésente dans les extérieurs. L’imagination du spectateur est également largement conviée, ce qui est, somme toute, rare dans un film de genre où le visuel prend généralement le pas sur l’histoire.

Film de l’entre-deux, disions-nous, c’est en effet une des qualités de Morse que de suggérer en permanence sans jamais donner toutes les clés qui fermeraient l’interprétation.

Entre deux genres :

Se mêlent de manière intéressante le film d’horreur et la romance, ou encore le fantastique et le drame psychologique, sur fond de passage initiatique pour le héros.

Un entre deux historique :

C’est l’avant chute du Mur et l’Union Soviétique existe encore. Mais il faut avoir lu que Morse est une adaptation d’un roman qui déroule effectivement dans les années soixante-dix pour être certain que les quelques allusions à l’époque de Brejnev que l’on peut entendre sont bien là pour servir de cadre historique et social à ce qui nous est montré. C’est à dire un environnement où les jeunes ouvrent encore des livres pour y chercher des informations au lieu de se précipiter sur Google par exemple. Car le spectateur ne cesse de se demander durant tout le film à quelle époque se déroule l’action. Il est difficile de se situer dans le temps, et cette incertitude sert l’atmosphère de ce film qui tend à peindre les incertitudes de l’âge adolescent dont on sait que la quête identitaire participe pour beaucoup à rendre instable le quotidien.

Entre deux âges :

Tous les personnages principaux sont des jeunes que l’on pourrait qualifier de pré-adolescents, et ne semblent pas encore véritablement marqués par les caractères secondaires sexuels propres à cet âge. L’arrivée du grand frère d’un des ennemis d’Oskar, véritable adolescent dont le visage est par exemple marqué par l’acné, accentue bien la différence.

Entre deux sexes :

Nous pourrions dire qu’Oskar et Eli sont quasiment interchangeables. Eli est-elle une jeune fille ou un jeune garçon ? Oskar, avec sa coupe de cheveux un peu unisexe, son air angélique et son corps frêle ressemble encore à un enfant dont l’appartenance sexuée ne serait pas encore totalement définie. Tandis qu’Eli, petite fille, tire quant à elle vers le garçon manqué. Eli ne cesse d’ailleurs de dire à Oskar qui souhaite sortir avec elle, qu’elle n’est pas une fille. Et elle/il lui demande si c’est un problème. Ce à quoi Oskar semble répondre que non.

Cet entre-deux finit par alimenter un sentiment d’inquiétante étrangeté, qui va effectivement culminer dans une scène que nous allons analyser.

Morse, un point de vue sur la castration à l’adolescence


Morse est ce qu’on peut nommer un film de genre, fantastique en l’occurrence. Même si ce type de films (ceux dits d’horreur, de science-fiction, fantastique, ou encore gore) commencent à être reconnus pour leur valeur cinématographique, artistique[3] et peut-être psychanalytique[4], cette forme culturelle reste marginale. Ce qui est a priori logique étant donné que nombre des films de ce type (du moins les meilleurs), qui ont finalement constitué l’histoire du genre, veulent porter une charge subversive aux valeurs établies, aux idéologies dominantes, via un langage volontairement provocateur, dérangeant, et des images qui fascinent et peuvent même parfois dégoûter, tel le fameux La nuit des morts-vivants de Georges Romero sorti en 1968, qui fut tourné avec l’idée de s’opposer à la guerre du Vietnam.

Souvenons-nous des propos de Freud dans « L’inquiétant », qui, reconnaissant à son époque le peu d’incursions des psychanalystes dans le domaine de l’analyse esthétique, pointait cependant que si la psychanalyse avait à s’y intéresser, ce serait vers « un domaine situé à l’écart et négligé par la littérature spécialisée de l’esthétique. […] on ne trouve pour ainsi dire rien dans les présentations détaillées de l’esthétique, qui préfèrent en général s’occuper des modes de sentiment beaux, grandioses, attirants c’est à dire positifs, ainsi que de leurs conditions et des objets qui les provoquent, plutôt que des modes opposés, repoussants et pénibles. »[5]

Morse, et les films de genre, appartiennent à coup sûr à cette catégorie désignée par Freud. Et nous pensons que cette dernière, considérée souvent comme un objet indigne, est également une catégorie qui généralement est associée hâtivement et de manière péjorative à l’adolescence. Censure parfois réelle relayée par la censure psychique. Raison de plus pour les psychanalystes de s’y intéresser, car ils y trouveraient peut-être matière à mieux saisir ce qui se trame, parfois pour le pire[6] (Lire par exemple ici une analyse du film Saw : Bonheur, devoir et corps supplicié : Saw, un nouveau cycle cruel), entre les figures et signifiants du discours social, et les fantasmes individuels chez les adolescents[7].

A son titre original, Låt den rätte komma in, que l’on peut traduire littéralement par « Laissez entrer le Juste », on peut aisément associer le fait que les phénomènes liés à la puberté, l’arrivée de la sexualité génitale, entendue d’abord comme la survenue de l’instinct génital programmé biologiquement et sa nécessaire libidinalisation, sont vécus par l’adolescent bien souvent comme une effraction. C’est un véritable coup porté à l’enfance qui entame sa fin, et le début d’une dialectique entre l’organisation déjà en place que l’on nomme l’infantile, et les forces du pubertaire.

La sexualité génitale, au sens de l’instinct, ne demande pas d’invitation pour entrer, elle force le passage, et s’efforce de se faire une place, là où s’était installée au fil de l’enfance, la sexualité infantile[8]. Puis vient là ce que l’on peut nommer la contrainte pubertaire, c’est à dire la contrainte à intégrer les phénomènes psychiques de la puberté au sein de l’organisation existante mise en place au cours de l’établissement de la névrose infantile, l’intrication de l’instinctuel génital et du pulsionnel infantile. L’encore-enfant, qui avait auparavant eu affaire à l’adulte, l’Autre séducteur, avait construit ses modalités défensives vis à vis de sa sexualité, élaboré ses théories sexuelles infantiles. Il se trouve à présent au prise avec un autre type de sexualité, totalement nouveau, qui va bouleverser et remettre en question les structures relationnelles dans lesquelles l’enfant était pris. L’Autre séducteur devient son propre corps, le corps sensuel. Ce corps lui échappe alors totalement. « Le fonctionnement génital n’a pas de subjectivité », écrit par exemple Gutton[9].

Colette Lhomme-Rigaud[10] nous éclaire par exemple sur la figure du monstre et de son utilisation à l’adolescence précisément comme tentative de figuration de cette « invasion pubertaire »[11], et Gutton nous invite à pousser plus loin encore l’analyse[12].

Si la sexualité génitale s’impose et peut être vécue comme l’effraction du Mal dans le corps de l’adolescent[13], le vampire, lui, ne peut entrer sans qu’on l’ait invité, au risque d’y perdre sa vie. Ainsi, en projetant sur le vampire cette force pubertaire maléfique, l’adolescent ne pourrait-il pas tenter de circonscrire et de se représenter cet assaillant interne si mystérieux ?

Le monstre, ou le Juste dans Morse, est en effet un vampire, ou plutôt une jeune fille vampire, de douze ans, en apparence. En apparence pour deux raisons. D’une part, car le film reprend les caractéristiques du film de ce genre, et notamment le fait qu’un vampire ne peut vieillir. Eternellement âgée de douze ans[14], au seuil ou déjà entrée dans l’adolescence, cette jeune fille vampire, doit se nourrir de sang, à défaut peut-être d’entrer dans le cycle menstruel propre à sa condition ancienne d’humaine. D’autre part, parce qu’en réalité, cette jeune fille vampire serait un jeune garçon qui aurait été castré. Mais ce point est abordé au travers d’une image fugitive du sexe du vampire, qui laisse hésitant, avec ce sentiment d’inquiétante étrangeté qui culmine avec l’image de cette possible castration. Nous reviendrons sur ce point. Mais il est par exemple significatif à nos yeux, qu’un journaliste écrivant sur le film désigne ce point du scénario comme anecdotique.[15]

Il est un trait constitutif du mythe : le vampire ne peut entrer chez quelqu’un sans qu’on l’ait invité. C’est pourquoi il utilise bien souvent toutes sortes de stratagème, et notamment la séduction. Dans Morse, il donne d’ailleurs droit à une des rares scènes explicites (peut-être même la seule ?) dans l’histoire des adaptations (particulièrement nombreuses) cinématographiques des aventures de descendants du comte Vlad Tepes, alias comte Dracula, de ce qui se passe si le vampire y déroge.

La scène qui nous paraît être la clé du film, et qui fait donc référence au titre original est la suivante : Eli demande à entrer chez Oskar suivant le protocole. Oskar, un peu joueur et sceptique quant à l’existence de cette règle, veut connaître les conséquences de son manquement. Eli entrera sans y être invitée. Mais Oskar finira par « inviter » Eli avant que celle-ci ne succombe en perdant tout son sang. Et c’est précisément lorsque Oskar lui offrira de se laver de tout ce sang qu’il apercevra le sexe-cicatrice de sa jeune amie.

Mais a-t-on vu une cicatrice avec des points de suture à la place d’un pénis, ou un sexe féminin un peu monstrueux bordé de quelques poils pubiens ? Toujours est-il que l’image nous laisse dans un certain malaise et l’indécision quant à ce que l’on a cru voir. Ce malaise du spectateur ne serait-t-il pas précisément l’angoisse de castration à laquelle l’adolescent doit faire face, à nouveau frais, durant sa découverte de la génitalité ? Cette scène ne fait pas partie du remake américain. Son absence retire ainsi au spectateur la possibilité de se confronter avec ce malaise. Et il nous semble que cela modifie grandement l’interprétation que l’on peut avoir du film dans son ensemble.

Oskar proposera ensuite à Eli de porter une robe de sa mère afin qu’elle se vêtisse de nouveau, proprement, après sa douche.

Cette petite séquence, qui forme le nœud du film, nous a paru illustrer toute la problématique adolescente, tout en proposant via cette métaphore cinématographique et visuelle du mythe du vampire, quelque chose comme une solution face à l’angoisse typique de cette période.

En effet, nous faisions d’une part le parallèle entre la sexualité génitale adulte qui s’impose à l’adolescent, les solutions que ce dernier peut mettre en œuvre pour y faire face, et la rencontre du jeune héros du film, Oskar, avec sa jeune voisine, vampire et a priori petit garçon castré. Et nous voyons au travers de cette scène que l’arrivée toujours inopinée du pubertaire, métaphorisée par Eli le vampire, peut être ici maîtrisée. Le vampire ne peut entrer que si on l’y invite. « L’invasion pubertaire » pourra ainsi être jugulée.

Mais d’autre part, la question qui se pose à Oskar est comment faire face à la castration. Nous avons dit qu’Oskar subissait les brimades de ses camarades régulièrement. Mais il s’interdit de répondre, paralysé par l’angoisse, selon nous, de subir de plus belle les foudres de ses camarades. Contenant sa rage, il collectionne les faits divers meurtriers qu’il découpe dans les journaux, et préfére s’attaquer imaginairement à un arbre, plutôt de d’affronter ses petits tortionnaires réellement. Et c’est exactement là que va se situer la rencontre entre Oskar et Eli.

L’adolescence est le moment, pour les deux sexes, de la rencontre avec le féminin[16], cet étranger en nous. En effet, les possibilités offertes à l’adolescent, quelque soit son sexe biologique, de réalisation de l’acte sexuel l’engage à rencontrer l’Autre sexe. Et cette rencontre ravive les angoisses de castration de manière intense. Oskar est attiré par cette petite fille-garçon qui vient jusque dans son lit. Le rapport sexuel n’est jamais abordé de front par le film, mais la sexualité imprègne fortement l’atmosphère de leur rencontre et sous-tend les actes des jeunes protagonistes.

Mais si Oskar nous paraît encore tout imprégné de cette bisexualité psychique propre à l’enfance, il doit passer sous les fourches caudines des processus de sexuation, pour adopter soit une position subjective par rapport à la limite que constitue la jouissance phallique s’il choisit de s’inscrire dans un rapport masculin, ou une position féminine face à la jouissance qui serait double, phallique et Autre.

Rappelons également qu’avant cette rencontre avec le féminin qui va constituer une sorte de butée quant à l’avènement de la sexualité génitale, l’enfant était soumis à la seule logique phallique, l’avoir ou pas, pour se repérer. Et c’est ce qui constituait la seule séparation entre les êtres pour lui. C’est peut-être ce qu’Oskar nous montre lorsqu’Eli, censée être une petite fille (la scène où apparaîtrait cette castration n’a pas encore eu lieu), ne cesse de dire à Oskar qu’elle n’en est pas une. Oskar ne prêtera jamais intérêt aux dénégations d’Eli, même lorsqu’il aura vu qu’Eli n’avait pas de pénis en effet mais que c’était un petit garçon castré, et non une petite fille. Tout se passe comme si le fait qu’Eli n’avait pas de pénis lui suffisait pour continuer à l’aimer comme une jeune fille. Le film joue par ailleurs sur l’ambiguïté entre le fait qu’Eli dit ne pas être une petite fille, car elle serait une vampire en réalité très âgée, et le fait qu’elle serait un garçon castré.

L’adolescence intensifie l’angoisse de castration, jusqu’à parfois faire régresser le sujet vers d’autres types de défense ayant pour fonction de protéger le narcissisme fragilisé de l’adolescent. Dans Morse, le vampire porterait en quelque sorte, sur lui, l’angoisse de castration d’Oskar (ce serait le sexe mutilé d’Eli, qui représenterait réellement l’angoisse imaginaire de la possible castration d’Oskar). Mais d’autres éléments abordent également le rapport d’Oskar à la castration.

Eli ne va cesser d’encourager Oskar afin qu’il règle ses problèmes avec ses camarades, et ira jusqu’à le protéger réellement. En effet, Eli va d’abord stimuler Oskar à se défendre, et à frapper lui-même aussi fort que ses ennemis. Puis, elle viendra à son secours lors d’une magnifique scène finale, plan séquence, où précisément la castration d’Oskar aurait bien pu être réelle. Au milieu du film, s’étant défendu contre ses camarades qui le martyrisaient, Oskar a blessé l’oreille de leur chef d’un grand coup de bâton. Le film fait d’ailleurs le parallèle entre la jouissance d’Oskar de pouvoir enfin se dresser contre ses ennemis et riposter, et la découverte d’un cadavre qu’Eli avait tué pour se nourrir, comme pour mieux souligner le parallèle entre les capacités de chacun, sorte de transvasement de l’un vers l’autre. Mais le grand frère du chef de la petite bande tyrannique veut finalement intervenir pour venger son petit frère, et impose un marché à Oskar, qu’il se laisse crever son œil contre la perte de l’oreille qu’a subie son frère.

Il faut se rappeler l’analyse fameuse de Freud en 1919 concernant ce sentiment d’inquiétante étrangeté, dont il fera d’ailleurs le signe paradigmatique du retour du refoulé et notamment de l’angoisse de castration. Mais il y soulignait surtout un point qui peut servir de boussole pour tout psychanalyste qui entre sur le terrain des films d’horreur : « On peut bien essayer, suivant le mode de pensée rationaliste, de récuser l’idée de ramener l’angoisse pour les yeux à l’angoisse de castration ; on trouve compréhensible qu’un organe aussi précieux que l’œil soit surveillé par une angoisse d’une grandeur correspondante, on peut même aller jusqu’à affirmer qu’un secret plus profond ni aucune autre signification ne se cache derrière l’angoisse de castration. Néanmoins, on ne rend pas compte ainsi de la relation de substitution qui se manifeste, dans le rêve, la fantaisie et le mythe, entre l’œil et le membre masculin, et l’on ne peut contester l’impression qu’un sentiment particulièrement fort et obscur s’élève précisément contre la menace de subir la perte du membre sexué, et que c’est seulement ce sentiment qui confère à la représentation de la perte d’autres organes la résonance qu’elle a. »[17]

Avec cette scène, nous pourrions dire qu’Eli, puissance phallique, va appliquer sauvagement la castration à ceux qui menaçaient Oskar. Ainsi, incarnant elle-même (ou lui-même) la castration, Eli, est également capable de l’infliger aux ennemis d’Oskar, et le protège finalement, tel un fétiche, de sa propre castration.

Roger Dadoun avait déjà bien vu la part de fétichisme dans les films d’horreur[18] et notamment dans les représentations de Dracula au cinéma. Freud avait posé l’hypothèse, dans son article de 1927 « Le fétichisme »[19], que « le fétiche est un substitut de pénis […] non le substitut de n’importe quel pénis, mais d’un pénis déterminé, tout à fait particulier qui a dans les toutes premières années d’enfance une grande signification, mais qui vient à être ultérieurement perdu. C’est à dire : il devrait normalement être abandonné, mais le fétiche est précisément voué à le préserver de sa disparition. Pour le dire clairement, le fétiche est le substitut du phallus de la femme (de la mère) auquel a cru le petit garçon et auquel – nous savons pourquoi – il ne veut pas renoncer. »[20]

Et si le petit garçon ne veut pas renoncer au phallus maternel, c’est parce que ce manque vient, en retour, lui désigner la possible perte de son propre organe. En suivant  Freud, puis Lacan, le petit garçon doit abandonner la croyance en la possession du Phallus, de son côté, mais également du côté de la mère. Il doit abandonner l’espérance de satisfaire pleinement celle-ci en incarnant pour sa mère le Phallus, puis en acceptant le fait qu’elle-même doit chercher ce qui lui manque ailleurs que chez lui. Il est à noter que ce mouvement est par ailleurs décrit chez Freud du côté de l’enfant, c’est à dire que c’est à lui que s’adresserait d’abord le renoncement à la mère. Alors que du côté de Lacan, c’est d’abord la mère qui doit se soumettre elle-même à la castration, l’enfant, qui pouvait être pour elle le phallus, doit être désinvesti de cette place, afin que ce dernier puisse chercher à l’avoir.

Dadoun vient même à poser, à juste titre, que « le fétichisme, par essence, ou pour mieux dire, par structure, […] travaille intensément le terrain socio-culturel ; le film d’horreur, précisément, nous paraît être une illustration du travail de ce qu’on pourrait nommer la fonction fétiche. »[21] Mais concernant plus précisément le vampire et cette fonction fétiche qui nous intéresse ici, que « […] puisque la menace vient du phallus maternel absent, que la défense principale est le sexe. Le vampire, marqué, fasciné par le pas-de-phallus maternel et s’identifiant à la mère archaïque, à défaut d’avoir un phallus, se fait phallus ; il transporte au plan d’un être illusoire une défaillance de l’avoir ; son impuissance, son inertie essentielles […] il les retourne […] »[22]

On ne saurait mieux dire ce qu’il en est d’Eli, garçon-fille vampire, se faisant phallus maternel pour Oskar, qui, de son côté, en passe ou en proie de perdre cette croyance, va revêtir Eli des habits maternels comme pour mieux dénier ce qui pourrait venir manquer à sa mère, et à lui-même.

Ce n’est plus sa mère qui serait susceptible de venir l’aider, désormais, c’est Eli le vampire. La dernière image du film nous montre Oskar dans un train, avec un bagage particulier, Eli dans un carton-cercueil, comme son objet fétiche, qui désormais l’accompagnera partout, et réciproquement. Cette fin nous montre ainsi un Oskar prenant la place du vieil homme qui veillait auparavant sur Eli, et lui offrait le sang de ses victimes, jusqu’au sacrifice de soi. Il n’est pas non plus anodin que dans le livre, cet homme soit dépeint comme un pédophile, ce que le réalisateur n’a pas voulu reprendre sous peine peut-être de voir son film devenir un peu trop dérangeant ?

Certains adolescents mettent en place certaines stratégies fétichiques[23] afin de négocier ce passage complexe qu’est la mise en place d’une sexualité génitale adulte, en faisant face à l’angoisse de castration ravivée. Ces stratégies sont généralement transitoires et participent du processus de subjectivation adolescent. On ne peut les assimiler au fétichisme en tant que tel, car elles sont normalement destinées à être abandonnées avec l’acceptation de la désillusion de l’omnipotence infantile et la soumission à la castration en tant qu’opération symbolique.

L’objet fétiche est donc cet objet qui doit à la fois porter l’affirmation de la reconnaissance de la perception de la réalité de la castration (c’est le sexe mutilé d’Eli qu’Oskar ne peut qu’apercevoir) et dans le même temps le déni même de cette perception (Oskar ne reconnaît jamais qu’Eli n’est pas une jeune fille ; il l’enveloppe des insignes maternels, et il bénéficie désormais de protection toute phallique d’Eli).

Oskar peut ainsi manipuler à souhait son fétiche qu’est Eli, en l’accompagnant et en la transportant dans son cercueil-carton, non comme une jeune fille, mais comme une jeune vampire réellement castrée mais phalliquement toute-puissante comme on le voit à la fin du film.

Si la puberté elle-même peut également avoir valeur de castration pour un sujet désormais adolescent, avec l’introduction d’une certaine rupture de continuité dans son existence, par le fait de la maturation génitale du corps infantile et de la prise de conscience de sa finitude, l’objet fétiche a, entre autres, la fonction de restaurer cette continuité qui s’effrite. « Dans l’objet qu’il a choisi, l’adolescent [il] trouve tout à la fois, la discontinuité : ‘Je suis mortel ‘ et le désaveu de celle-ci : ‘Je suis immortel’ » écrivent Stéphane Bourcet et Yves Tyrode[24]. Oskar demande à Eli si elle est déjà morte en tant que vampire (ce qui est le cas normalement dans la mythologie qui s’est instaurée à partir de Stocker), ce à quoi elle répond que sa présence dément le fait qu’elle puisse être morte. Néanmoins, le fait qu’elle ne vieillisse plus introduit l’immortalité dans son existence, même si elle peut effectivement disparaître sous certaines conditions (les rayons du soleil, un pieu dans le cœur ou entrer chez quelqu’un sans y être invitée). En choisissant Eli comme objet d’amour et objet fétiche, Oskar met en place une stratégie fétichique, afin de parer sa peur de grandir, de devenir adulte et d’avoir à assumer une sexualité génitale embarrassante, bref de se défendre contre tout ce qui ravive l’angoisse de castration.

Conclusion

Morse est donc un film initiatique, où l’esthétique joue son rôle à plein pour instaurer le climat propice à l’histoire qui nous est racontée.

Si le monstre des films d’horreur, que les adolescents apprécient tant, représente une tentative de figuration de l’arrivée du pubertaire, le vampire pourrait être une forme particulièrement « pratique » du fait des règles que le mythe de Bram Stocker a instaurées. Un mythe, celui du vampire, pour conjurer l’angoisse du réel pubertaire ?

Il serait intéressant d’analyser d’autres figures de monstres, ces Boogeyman tant prisés par les adolescents, quant à leur rapport avec « l’invitation » c’est à dire l’accord explicite ou implicite du sujet, nécessaire pour venir attaquer les adolescents mis en scène dans ces films.

Terminons avec le lien que l’on peut faire entre le monstre pubertaire et le discours des adultes à son sujet dans ces films. Nous pensons par exemple à la figure de Freddy Krueger créée par Wes Craven dans les Griffes de la nuit[25] (1985). Monstre réactualisé sans cesse au sein d’une série (huit films en tout), et notamment dans Freddy vs. Jason (2003).

Dans ce dernier film, Freddy a été oublié de tous les adolescents. Il est donc véritablement mort car les adultes de Springwood ont enfin réussi à effacer toutes les traces de leur faute. Mais il réussit à renaître en utilisant un autre monstre issu d’une autre grande série de slashers, celle des Vendredi 13 (douze films à son actif, dont le dernier vient de sortir, et presque trente ans au compteur). Les adolescents finissent donc par devoir faire face à deux monstres au lieu d’un seul !

Ainsi plus les adultes tentent d’effacer, de refouler les traces de leur « faute », autrement dit, de leur propre rapport honteux à la sexualité et peut-être plus particulièrement de ce moment pubertaire, plus le monstre pubertaire renaîtrait (ici se dédoublerait même), mais sous une autre forme…

Bibliographie

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Brice Courty, « Adolescence film d’horreur », Adolescence, 2004, n°49.

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Eric Dufour, Le cinéma d’horreur et ses figures, PUF, 2006.

Jean Laplanche, « Pulsions et instincts », in Adolescence, 18.

Marika Moisseeff , « Le monstre comme symbole de l’horreur maternelle », Adolescence, 2002, vol. 20, n° 4.

Marika Moisseeff , « Le loup-garou ou la virtualité régressive du pubertaire masculin », Adolescence, 2004, vol. 22, n° 1.

Marika Moisseeff, « Une variante sur la métamorphose pubertaire, Un adolescent qui fait mouche », Enfances&Psy, 2005, n°26.

Philippe Gutton, Le pubertaire, PUF, 1991.

Philippe Gutton, « Du mal en adolescence », Revue Topique, 2005, n°91

Sous la direction de Philippe Gutton et Stéphane Bourcet, La naissance pubertaire, l’archaïque génital et son devenir, Dunod, 2004.

Roger Dadoun, « Le fétichisme dans le film d’horreur », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°2, 1970.

Serge Lesourd, Adolescences… Rencontre du féminin, Erès, 2002.

Sigmund Freud, « L’inquiétant », in Œuvres complètes, tome XV, PUF, 2002.

Sigmund Freud, « Le fétichisme », in Œuvres complètes, tome XVIII, PUF, 2002.

Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain contemporain, Klincksieck, 2003.


[1] « Alors qu’au même moment le cinéma européen, et singulièrement le cinéma français, auscultent l’entrée dans l’âge dans adulte, la difficulté à s’intégrer à celui-ci, à sortir de l’adolescence, Américains et Asiatiques se penchent avec une certaine fébrilité sur un monde qui donne toutes les apparences de fonctionner à l’écart de ce monde adulte, en opposition même par rapport à lui, en tout cas dans une autonomie culturelle, affective et sociale extrêmement marquée. », Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain contemporain, Klincksieck, 2003, p.160.

[2] Philippe Gutton, Le pubertaire, PUF, 1991.

[3] On peut renvoyer le lecteur vers l’excellent livre d’Eric Dufour, Le cinéma d’horreur et ses figures, PUF, 2006. Déplaçant le regard d’une manière originale, le philosophe évite les apories d’une analyse classique de type historique ou typologique, et réussit une approche du genre, via les dispositifs visuels (ce qu’il nomme les figures) qui régissent l’esthétique du cinéma d’horreur. Cette notion de figure, qui s’attache donc au langage cinématographique et non au contenu même des films, permet ainsi de revoir les classiques, de Carpenter à Cronenberg, d’un œil nouveau, mais également de saisir l’utilisation de l’horreur au-delà du genre, jusqu’à Bresson et Lars von Trier.

[4] Brice Courty pose, à très juste titre il nous semble, que la structure filmique et scénaristique des films d’horreur peut illustrer les processus adolescents et certaines angoisses typiques de ces sujets. « Adolescence film d’horreur », Adolescence, 2004, n°49. Et il l’analyse au travers d’un sous-genre, le slasher, pour aboutir à l’hypothèse que le film d’horreur est « un rituel d’initiation dégradé ».

[5] Sigmund Freud, « L’inquiétant », in Œuvres complètes, tome XV, PUF, 2002, p.151..

[6] Pour une tentative à partir de deux films, Saw et Norway of life, on pourra se reporter au texte suivant : « Bonheur, devoir et corps supplicié, Saw, un nouveau cycle cruel » :

http://www.oedipe.org/fr/spectacle/cinema/saw

[7] Et on peut également citer les articles de Marika Moisseeff : « Le monstre comme symbole de l’horreur maternelle », Adolescence, 2002, vol. 20, n° 4, p. 871-879 ;  « Le loup-garou ou la virtualité régressive du pubertaire masculin », Adolescence, 2004, vol. 22, n° 1, p. 155-171 ou encore « Une variante sur la métamorphose pubertaire, Un adolescent qui fait mouche », Enfances&Psy, 2005, n°26.

[8] Rappelons la fameuse phrase de Laplanche : « Chez l’homme, le sexuel, d’origine intersubjective donc, le pulsionnel, le sexuel acquis vient, chose tout à fait étrange avant l’inné. La pulsion vient avant l’instinct, le fantasme vient avant la fonction ; et quand l’instinct sexuel arrive le fauteuil est déjà occupé. » Jean Laplanche, « Pulsions et instincts », in Adolescence, 18, 149-168.

[9] Philippe Gutton, Le pubertaire, PUF, 1991, p. 274.

[10] Colette Lhomme-Rigaud, L’adolescent et ses monstres, Erès, 2002.

[11] Invasion Los Angeles, est un film de John Carpenter, réalisé en 1989, présentant un monde ayant été envahi par des extra-terrestres monstrueux. Via la technologie, ces derniers ont massivement détourné les médias pour imposer une idéologie consumériste et écraser toute révolte. La résistance passera donc par la création des possibilités d’une perception des aliénations, à l’aide notamment de paire de lunettes spéciales.

[12] « ‘Je suis le mal’, ‘je le personnifie, je ne suis rien d’autre que le mal’ […] L’identification toujours projective du mal pubertaire porte sur le corps et sur tel ou tel autrui ; plutôt que de subir archaïquement le monstre, créons du monstre ». Philippe Gutton, « Du mal en adolescence », Revue Topique, 2005, n°91, p.115.

[13] Philippe Gutton, « Du mal en adolescence », Revue Topique, 2005, n°91. Gutton y analyse trois statuts que va prendre « le Mal Pubertaire », qui vont devenir finalement trois modes de réponse de l’adolescent face à cette « invasion pubertaire ».

[14] Voir la représentation d’une autre éternelle enfant interprétée par Kirsten Dunst, dans Entretien avec un vampire, réalisé par Neil Jordan en 1994.

[15] « Eli est un petit garçon, comme on peut le comprendre en voyant sa cicatrice au bas-ventre, mais cette confusion des genres est assez anecdotique. » écrit David Doukhan dans le Mad Movies de février 2009, p.46.

[16] Serge Lesourd, Adolescences… Rencontre du féminin, Erès, 2002.

[17] Sigmund Freud, « L’inquiétant », in Œuvres complètes, tome XV, PUF, 2002, p.164 et 165.

[18] Roger Dadoun, « Le fétichisme dans le film d’horreur », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°2, 1970.

[19] Sigmund Freud, « Le fétichisme », in Œuvres complètes, tome XVIII, PUF, 2002.

[20] Sigmund Freud, « Le fétichisme », in Œuvres complètes, tome XVIII, PUF, 2002, p.125 et 126.

[21] Roger Dadoun, « Le fétichisme dans le film d’horreur », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°2, 1970, p.227.

[22] Roger Dadoun, « Le fétichisme dans le film d’horreur », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°2, 1970, p.244.

[23] « L’adolescence nous semble être un moment riche en simple variation de la pulsion sexuelle dans lequel la fétichisation de certains objets permet, sous un certain couvert du déni de la castration, que s’installe une sexualité à but normal. », Stéphane Bourcet et Yves Tyrode, « Les stratégies fétichiques », in La naissance pubertaire, l’archaïque génital et son devenir, sous la direction de Philippe Gutton et Stéphane Bourcet, Dunod, 2004, p. 42.

[24] Stéphane Bourcet et Yves Tyrode, « Les stratégies fétichiques », in La naissance pubertaire, l’archaïque génital et son devenir, sous la direction de Philippe Gutton et Stéphane Bourcet, Dunod, 2004, p. 57.

[25] Freddy Krueger est un personnage mythique des films d’horreur qui a la particularité de sévir dans les rêves de ses victimes adolescentes. Prenant le contrôle de leurs rêves, il les tue virtuellement pourrait-on dire, non sans humour noir, tandis que les adolescents meurent réellement dans leur sommeil. Ne cessant de mourir lui-même à chaque opus, il revient à la vie, toujours au même endroit, marquant peut-être là quelque chose comme un réel chez l’adolescent ? Craven invente ce personnage « tueur d’enfants » réel, qui aurait été lui-même tué par les adultes de la ville de Springwood, où il sévissait. Ces adultes voulaient faire justice eux-mêmes. Freddy obtient, comme en réparation d’avoir été tué sans avoir droit à un vrai procès, le pouvoir de revenir dans les rêves des adolescents. Freddy finit par incarner la mauvaise conscience des adultes, par devenir une sorte de secret honteux, métaphore de leur sexualité à cacher à leurs enfants.

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