Handicap et psychanalyse – Première partie

La déficience, l’incapacité, le handicap et ses représentations inconscientes

Si l’on en croit le professeur Claude Hamonet : « Les activités de recherche, directement centrées sur le handicap, sont relativement peu nombreuses si on les compare à d’autres domaines de la santé et des sciences humaines. » [1]

Rappelons pour commencer la définition de l’OMS de 1980 pour laquelle « est handicapé un sujet dont l’intégrité physique ou mentale est passagèrement ou définitivement diminuée, soit congénitalement, soit sous l’effet de l’âge, d’une maladie ou d’un accident, en sorte que son autonomie, son aptitude à fréquenter l’école ou à occuper un emploi s’en trouvent compromises. »

Comme le précisent Guidetti et Tourette[2] il existe trois dimensions dans cette définition du handicap :

  • Une dimension organique qui renvoie à la notion de déficit (« perte de substance ou altération d’une structure ou fonction psychologique, physiologique ou anatomique »).
  • Une dimension fonctionnelle qui renvoie à la notion d’incapacité (« réduction [résultant d’une déficience] partielle ou totale de la capacité d’accomplir une activité donnée de la façon ou dans les conditions considérées comme normales pour un être humain »).
  • Une dimension sociale qui renvoie enfin à la notion de handicap (« désavantage qui, pour un individu donné, résulte d’une déficience ou d’une incapacité qui limite ou interdit l’accomplissement d’un rôle normal [en rapport avec l’âge, le sexe, les facteurs sociaux et culturels] »).

Ainsi, selon Guidetti et Tourette, « Il est donc important de relever l’aspect dynamique de la distinction déficience/incapacité/handicap » car dans cette perspective, « un enfant déficient n’est pas forcément handicapé »[3], dans le sens social du terme ainsi défini.

Cette définition dynamique du handicap est somme toute assez récente, et elle met l’accent, comme on le voit, sur l’aspect social, peut-être au risque de perdre le point de vue individuel et singulier ? Toujours est-il, dans le même ordre idée, que nous allons vers une euphémisation toujours plus importante quant à toutes les expressions qui touchent au handicap : d’aveugle à malvoyant, de sourd à malentendant ou de paralytique à personne à mobilité réduite.

Henri-Jacques Stiker l’interprète comme la visée de « démédicalisation des personnes et du secteur au profit des actions et des acteurs de l’insertion sociale et professionnelle »[4]

Mais, avec Olivier Grim, on peut le voir également comme les signes d’une tentative individuelle et collective de refouler en somme quelque chose de l’ordre de l’inconscient qui tend toujours à déranger. Et ce quelque chose aurait partie liée avec la pulsion de mort, qui dans l’exclusion est particulièrement visible, mais qui agit également plus subtilement dans les pratiques qui visent l’intégration.[5]

Pour résumer en reprenant les mots de Korff-Sausse[6] qui définirait le handicap plus simplement comme « une atteinte invalidante de l’intégrité somato-psychique » : « plus on en parle, moins on en fait ».

A la question si les handicapés sont des exclus, Korff-Sausse répond oui et non, car comme nous le verrons avec Stiker, ils sont plutôt du côté de la limite, du seuil, dans des hors lieux. En tout cas, le handicapé, comme d’autres figures telle la prostituée ou encore le clochard, inquiète et fascine. Le clochard transgresse l’ordre social en donnant l’apparence d’être libre, tandis que le handicapé donne l’impression d’avoir transgressé l’ordre biologique. Mais constater l’exclusion serait du domaine des sociologues, et la combattre appartiendrait de manière privilégiée au champ politique, la psychanalyse doit essayer de saisir les enjeux psychiques de cette exclusion.

C’est pourquoi, l’approche psychanalytique apporte un éclairage intéressant en permettant peut-être de comprendre d’où proviennent les invariants anthropologiques qui traverseraient les rapports entre le handicap et les différentes cultures, autrement dit « il convient de s’interroger sur le statut de la personne handicapée et sur le sort qui lui est fait, à partir d’une analyse des représentations inconscientes qui sont à la source des attitudes persistantes de rejet ou, pire, d’indifférence. »[7]

Un peu d’histoire sur les corps infirmes au regard de la société

Henri-Jacques Stiker, dans son ouvrage « Corps infirmes et société » propose un essai d’étude interculturelle, dans une perspective généalogique foucaldienne. Il pose ainsi qu’il est nécessaire, pour aborder cette question du handicap dans notre société, de faire une histoire des systèmes de pensée ayant eu cours à différentes époques (et non une histoire du handicap à proprement parler) afin de révéler les manières sociales et culturelles de considérer ce que nous nommons aujourd’hui le handicap. Stiker nous rappelle ainsi que «  les hommes ne se sont jamais bien accommodés de ce qui leur apparaît difforme, raté, cassé. Parce qu’ils n’ont jamais su qui était fautif ? »[8]

En effet, est-ce une conséquence de nos pêchés ? Du fatum, de notre destin ? Ou encore la faute de « la société » ? Statistiques aidant, une conséquence de la loi des grands nombres ? Nos gènes seraient-ils fautifs ? Ou bien sont-ce nos attitudes psychologiques, nos désirs inconscients ou encore nos conduites irresponsables ? Bref, cette irruption accidentelle du réel a été traitée différemment dans les systèmes de représentations, de catégories de pensées, qui ont eu cours au fil des siècles, et qui généraient des manières sociales de se comporter vis à vis de ces « hors du commun ».

Stiker étudie alors les cinq « époques » que sont :

  1. La culture et la société juive jusqu’à l’ère chrétienne.
  2. L’antiquité classique, grecque et romaine (la seconde source avec le judaïsme de l’Occident).
  3. Le ou les Moyen-Age (la culture médiévale).
  4. Les sociétés classiques du 16ème siècle au 19ème siècle : l’époque classique.
  5. Et enfin la manière culturelle et sociale d’aborder l’infirmité qui va se développer à partir de la première guerre mondiale avec la naissance de la ré-adaptation.

Nous retiendrons pour exemple deux moments : celui de l’antiquité grecque et celui du 19ème siècle.

Les sociétés antiques

Les sociétés antiques sont considérées comme hétéronomes, c’est à dire fondées sur un rapport avec un ailleurs, une transcendance, un divin. L’infirmité de naissance était alors considérée comme un message des dieux comportant une demande de réparation pour une faute commise par le groupe social dans lequel était né l’individu porteur de la malformation. De cette représentation découlait la pratique d’exhibition de ces enfants et leur exil hors du territoire afin de les laisser au bon vouloir des Dieux.

Le mythe d’Œdipe est à cet égard un bon exemple. Comme l’a montré Jean Bollack, la famille des Labdacides est considérée comme fautive (Laïos est coupable même s’il est difficile de cerner de quoi, mais sa dynastie s’en trouve condamnée), et la naissance d’Œdipe à la fois confirme et achève la transgression de Laïos : « Le sacrilège n’est pas dans la volonté de tuer l’enfant ; il est dans la naissance que l’exposition tendait à neutraliser. »[9]

Je vous conseille de lire également la lecture que fait Korff-Sausse du mythe d’Oedipe dans son livre « Figures du handicap » qui est particulièrement intéressante lorsqu’on travaille dans ce champ. Les chapitres deux et trois sont consacrés à Oedipe et sa mère Jocaste…

La tragédie peut alors commencer… Ainsi Œdipe naît damné et infirme (Œdipe signifie « pied gonflé ») et sera exposé puis abandonné afin que l’oracle ne puisse s’accomplir. La malformation du corps réveille cette peur ancestrale. Le groupe doit alors exorciser cette dernière en protégeant ses propres frontières, celles qui lui permettent de se définir comme humain. L’infirme a transgressé ces frontières, il faut accuser réception du message des Dieux et se protéger. Le souhait d’une race pure, le sentiment eugénique, est au cœur de l’humain, et peut-être au cœur de la constitution de toute communauté.

Stiker distingue ainsi trois types de peur : la peur de la mort, celle de la maladie et celle de l’infirmité, de la monstruosité. Il souligne que ces trois peurs se rejoignent dans le désir de meurtre. Ainsi « les systèmes sociaux sont plus ou moins meurtriers, c’est à dire plus ou moins astucieux à dévier et canaliser la violence spontanée et sauvage. »[10]

A partir du 19ème siècle

Le second moment peut être mis au jour vers le 19ème siècle avec l’assomption de la notion de dégénérescence promue par Bénédict-Augustin Morel (1809-1873). Combinée avec l’idée d’hérédité, les êtres naissant anormaux représentent alors une dégénérescence dans l’espèce humaine, mais également une possible dégénérescence de l’espèce humaine. L’avertissement ne provient plus des Dieux, mais trouve là encore à s’exprimer : les aïeuls ont fauté, une tare existe dans la famille et se transmet : le danger s’exprime dans ces êtres déviants. L’essor du darwinisme social de l’époque profitera largement de cette notion de dégénérescence, et finira par inclure ces handicapés dans son classement hiérarchique des groupes sociaux sur l’axe d’une évolution avec force d’échelles d’humanité.

Sur un autre terrain, Marcel Gauchet et Gladys Swain dans leur ouvrage « la pratique de l’esprit humain », s’opposent aux thèses foucaldiennes, et décrivent la mutation anthropologique qui a eu lieu au 19ème siècle. Selon eux, le malade mental et l’enfant handicapé vont être désormais pris en compte à partir de cette époque. Le premier va devenir soignable car la folie n’est plus considérée comme totalement incurable, et le second éducable. Il y a donc un changement dans le rapport à l’altérité dans « ce moment 1800 » pour reprendre l’expression de Gauchet, et qui est corollaire à l’émergence du savoir psychiatrique et l’avènement de l’institution scolaire.

Pour conclure sur ce petit survol historique, ce que montre bien Stiker, c’est le statut intermédiaire du corps infirme qui sous-tend l’évolution des représentations de ces corps. D’animalo-humain dans l’antiquité, il passera au statut d’entre-deux : n’appartenant pas tout à fait à l’humanité, ils seront voués (et plus particulièrement les déficients intellectuels) à être rejetés dans la condition d’une catégorie intermédiaire, d’une catégorie-frontière entre l’humain et « un autre chose ». C’est ce qu’on entend par « liminalité » en anthropologie (un concept repris de Van Gennep dans ses études sur les rites d’initiation) ou en sociologie et qui rend bien compte de ce que peut produire le déni de la réalité du handicap.


[1] Un groupe international de recherche interdisciplinaire sur le handicap : le G.I.R.I.H., pour la promotion de
la recherche sur le handicap et la réadaptation, HAMONET Claude, http://claude.hamonet.free.fr/fr/art_girih.htm

[2] Guidetti M.& Tourrette C., Handicaps et développement psychologique de l’enfant, Armand Colin, 2002, p.8

[3] Guidetti M.& Tourrette C., Handicaps et développement psychologique de l’enfant, Armand Colin, 2002, p.9

[4] Stiker « Handicap, handicapé, handicap et inadaptation. Fragments pour une histoire : notions et acteurs », Alter.

[5] Olivier Grim « Aux confins de l’humanité, la galaxie Freaks. Anthropologie et psychanalyse de l’infirmité », Champ psychosomatique 2007, n°45.

[6] Simone Korff-Sausse, « Images et identités de la personne handicapée dans la société actuelle », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 2008/06, n° 4-5.

[7] Simone Korff-Sausse, « Images et identités de la personne handicapée dans la société actuelle », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 2008/06, n° 4-5.

[8] Stiker H.-J., Corps infirmes et sociétés, Aubier Montaigne, 1982, p.13

[9] Bollack J., La naissance d’Œdipe, Gallimard, 1995, p. 221

[10] Stiker H.-J., Corps infirmes et sociétés, Aubier Montaigne, 1982, p.17

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