Pourquoi utiliser les jeux vidéo en psychothérapie : du jouet à l’objet culturel de médiation

Le jeu vidéo entre Mélanie Klein et Winnicott

Certaines réflexions dans les discussions autour de l’usage du jeu vidéo en séance me semblent souvent proches de ce que Mélanie Klein a pu dire des jouets qu’elle utilisait dans sa technique de jeu avec les enfants. Selon Claudine et Pierre Geissmann par exemple, Klein « affirme que le jeu ne doit pas être guidé par la nature des jouets, aucun jouet ne doit avoir de signification spéciale. Ainsi pas de téléphone ou de jeux qui imposent leurs règles. »1  Aussi, j’aimerais prendre son article « La technique de jeu psychanalytique : son histoire et sa portée » comme point de départ pour présenter la manière dont il me semble qu’on peut tout à fait accepter le jeu vidéo en séance, en tentant par ailleurs de replacer rapidement cette discussion dans les rapports Klein-Winnicott sur la technique du jeu.

Dans cet article, Klein montre combien pour elle le jeu est une action symbolique, équivalent de l’association libre chez l’adulte. Ce point est développé dans toute l’œuvre de Mélanie Klein, et plus encore chez Winnicott. Klein présente la mise en place de sa technique à travers les rencontres cliniques qui l’ont amené à user du jeu avec les enfants. Elle nous parle du matériel qu’elle a commencé à introduire avec l’analyse d’une petite fille de 7 ans trop inhibée pour parler ou dessiner. Elle introduit alors des « voitures, petites figurines, quelques briques et un train ». Elle décrira un peu plus loin tous les jouets : « Ce sont principalement : de petits hommes et femmes en bois, habituellement de deux tailles, des autos, des brouettes, des balançoires, des trains, des avions, des animaux, des arbres, des briques, des maisons, des clôtures, du papier, des ciseaux, un couteau, des crayons, des craies ou des peintures, de la colle, des balles et des billes, de la pâte à modeler et de la ficelle. »2

Elle insiste donc sur trois éléments concernant ces jouets :

1)      L’aspect « petits jouets »

2)      L’aspect non-mécanique

3)      L’aspect neutre, c’est-à-dire par exemple le fait que les personnages « n’indiquent aucune occupation particulière. »

Ces trois aspects permettent selon elle que l’enfant puisse les utiliser au maximum, dans des situations différentes. C’est l’expression la plus libre que Mélanie Klein vise ainsi. Et qu’un jouet présente ou induise déjà une certaine situation lui semble aller à l’encontre de cette liberté et donc à l’expression fantasmatique au travers du jeu.

1) Première remarque par rapport aux jouets neutres qui permettraient à l’enfant de poursuivre son jeu le plus aisément en lui donnant la possibilité d’exprimer la plus grande variété de ses fantasmes. On peut se demander si Klein n’oublie pas un aspect très important du jeu, à savoir le fait que tout comme les hackers avaient détourné l’ordinateur, lorsqu’un enfant se sert d’un jouet, il commence par le détourner tout d’abord de son usage fonctionnel pour en faire un objet pour son jeu. Et je relierai cet aspect de détournement, aux notions de créativité et de destructivité primaire chères à Winnicott. Ce dernier a insisté sur ce point dans sa théorie du jeu comme modalité de passage de l’illusion à la réalité extérieure. Cet aspect est résumé par le terme de malléabilité de l’objet que d’autres théoriciens comme Marion Milner et à sa suite René Roussillon ont continué d’explorer. Les jeux vidéo proposent certains aspects de cette malléabilité (à travers une certaine « transformabilité », liberté d’action au sein de l’espace du jeu, modification même de l’espace ou du personnage-avatar, une sorte d’ « indestructibilité », de « constance », etc.) qui peut prendre sens au sein d’une relation intersubjective.

2) Seconde remarque. Il me semble que la présentation des objets que propose Klein est liée d’une part à la fonction du jeu qu’elle promeut dans l’analyse (l’expression des fantasmes de l’enfant et donc une première possibilité de symbolisation), et d’autre part à sa conception de l’interprétation. Et c’est, entre autres, à ce niveau que Winnicott critiquera Klein et développera sa propre pensée du jeu tant dans l’analyse que dans le développement psychique qu’il relie par ailleurs à l’aire culturelle dans laquelle le sujet vit.  Ce qui est important dans une psychothérapie avec un enfant, c’est certes ce qui se transfère des enjeux inconscients dans le jeu que cet enfant va réussir à déployer en séances. Mais avec Winnicott, on pourrait ajouter que ce qui peut être opérant en séance, ce sera de tenter de relancer ce qu’il y a de potentiellement thérapeutique dans l’activité même de jouer, et qui a trait avec cette activité de symbolisation et la créativité. Cet aspect du jeu rejoint d’ailleurs les propos de Mélanie Klein, qui présente dans son article ses interprétations comme ayant pour but premier de permettre à l’enfant de continuer de jouer et donc de produire du matériel clinique supplémentaire3. On sait combien Winnicott était méfiant envers l’interprétation qu’il pouvait même désigner comme l’expression du désir de l’analyste de paraître intelligent. C’est pourquoi certains analystes lacaniens dénoncent en retour les winnicottiens de finir par n’être potentiellement que des « nounous » qui jouent avec leurs patients. Sur ces points, l’usage du jeu vidéo permet à la fois de produire du matériel tout à fait intéressant pour le clinicien, mais ils induisent également à travers l’immersion dans un espace de jeu simulé, une situation qui se prête à être parfois un excellent support transférentiel à partir duquel le clinicien choisira d’interpréter comme Klein, ou pas (trop) comme Winnicott…

3) Troisième remarque. Dans son article Mélanie Klein insiste sur l’inhibition de certains enfants à jouer, qu’elle relie à la présence d’angoisses trop fortes venant interrompre le jeu et prenant leur source dans des fantasmes agressifs alimentant de ce fait une importante culpabilité. L’utilisation du jeu vidéo pourrait être intéressante précisément lorsque l’angoisse et l’inhibition empêchent certains sujets de jouer avec des objets matériels dans un premier temps. La scène du jeu vidéo comme scène virtuelle peut ainsi permettre de contenir l’expression de ces fantasmes agressifs. Détruire des éléments du jeu, faire du mal, tuer certains personnages. Les enjeux y sont pour ainsi dire refroidis. En proposant certaines représentations, ainsi que la possibilité d’agir à l’intérieur ou avec ces représentations, cela protégerait le temps nécessaire le sujet de la peur de représailles, tout en lui offrant la possibilité de continuer à rendre manifeste ces aspects de sa réalité psychique.

4) Enfin, j’ajouterai que la présentation des jouets que fait Klein s’inscrit dans un recouvrement ou une sorte de refoulement de ce que représentent ces objets d’une part pour le clinicien, et d’autre part dans l’aire culturelle de l’enfant ou de l’adolescent. Ainsi reconnaître tout d’abord la place de ces objets dans la culture me paraît important, et particulièrement pour le travail avec les adolescents qui usent et parfois abusent de ces objets. Saisir la place des jeux vidéo dans leur histoire et leur fonction dans la culture actuelle peut induire des interprétations différentes sur le jeu excessif. D’autre part, je pense que le désir du clinicien envers tel ou tel objet de médiation n’est pas sans avoir des incidences dans l’usage qu’en fera le patient. Et c’est pourquoi il est intéressant de parler non plus de jouets, qui serait le seul domaine de l’enfant, mais d’objets de médiation ayant donc certaines propriétés spécifiques que le clinicien doit essayer de cerner afin de les replacer dans cette activité de jouer potentiellement thérapeutique, et en conséquence dans ses interventions. Car on est mieux à même d’intervenir que l’on se repère en incluant les propriétés des objets (ludiques ou pas) de médiation qui peuvent supporter des enjeux de la dynamique inconsciente des sujets. Ici, c’est un domaine de recherche qui s’ouvre.

  1. C. et P. Geissmann, Histoire de la psychanalyse de l’enfant, Bayard, 2004, p. 255 []
  2. M. Klein, « La technique de jeu psychanalytique : son histoire et sa portée », in Le transfert et autres écrits, PUF, 1996, p.31 []
  3. « J’ai des raisons de croire que si je n’avais pas interprété que les jouets qui se tamponnaient étaient des personnes, il aurait pu ne pas produire le matériel qui émergea dans la deuxième séance. », M. Klein, « La technique de jeu psychanalytique : son histoire et sa portée », in Le transfert et autres écrits, PUF, 1996, p.37 []

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