Aux sources pulsionnelles de l’invention technique

La technique et l’inadaptation de l’être humain

Tentons ici une spéculation toute freudienne, dans le sens d’un essai de dérivation d’une activité humaine particulière, nommée technique, de ce concept fondamental en psychanalyse, à savoir la pulsion.

On pose souvent la technique comme cette part de la culture qui aurait permis à l’animal humain de se rendre maître de la nature. Autrement dit, lorsque l’on pense intuitivement au pourquoi de la technique, aux raisons de son émergence dans l’ordre humain, surgit souvent l’idée de protection de l’homme et de contrôle sur la nature, via la maîtrise du feu et l’extension des organes humains à travers des outils, ceci dans le but de résoudre certains problèmes ou d’améliorer son environnement.

Ainsi l’ordre de la technique serait le lieu où la question d’une possible adaptation de l’être humain à son environnement se poserait avec le plus d’acuité. La question de son adaptation ou plutôt de son inadaptation fondamentale, car finalement il n’y a pas de rapport adapté de l’homme à son environnement. Et c’est ce que nous indique paradoxalement l’ordre de la technique, et ce particulièrement avec la technique contemporaine si décriée aujourd’hui comme engendrant de multiples maux.

Freud rappelait déjà dans son “Malaise dans la culture” ce déséquilibre inhérent au rapport de l’homme à la technique.

“[...] voici que s’élève la voix pessimiste de la critique! La plupart de ces allégeances, insinue-t-elle, sont du même ordre que ce « plaisir à bon marché » prôné par l’anecdote connue : le procédé consiste à exposer au froid sa jambe nue, hors du lit, pour avoir ensuite le « plaisir » de la remettre au chaud. Sans les chemins de fer, qui ont supprimé la distance, nos enfants n’eussent jamais quitté leur ville natale, et alors qu’y eût-il besoin de téléphone pour entendre leur voix ? Sans la navigation transatlantique, mon ami n’aurait point entrepris sa traversée, et je me serais passé de télégraphe pour me rassurer sur son sort. A quoi bon enrayer la mortalité infantile si précisément cela nous impose une retenue extrême dans la procréation, et si en fin de compte nous n’élevons pas plus d’enfants qu’à l’époque où l’hygiène n’existait pas, alors que d’autre part se sont ainsi compliquées les conditions de notre vie sexuelle dans le mariage et que se trouve vraisemblablement contrariée l’action bienfaisante de la sélection naturelle ?»

C’est un passage que reprend Bernard Stiegler1 pour dire que finalement si la technique permet à l’homme de perfectionner ses organes, “au cours de ce perfectionnement, la technique vient sans cesse compenser un défaut d’être (dont parle aussi Valery) en provoquant à chaque fois un nouveau défaut – toujours plus grand, toujours plus complexe et toujours moins maîtrisable que le précédent. Ce désajustement constant induit frustrations, blessures narcissiques et mélancolie.”

La question que je voudrais me poser ici serait donc pourquoi un tel déséquilibre ou désajustement inhérent à la technique ?

Les contraintes de la pulsion et sa satisfaction

Dans son écrit “Pulsions et destins de pulsions” de 1915, Freud se livre à un travail difficile sur ce concept dont il pose dès le début qu’il est un des concepts fondamentaux de sa discipline. Il cherche à en tracer les lignes de forces, et il en arrive à faire une proposition d’une part à l’aide de la fameuse définition “[...] la pulsion nous apparaît comme un concept-frontière entre animique et somatique, comme représentant psychique des stimuli issu de l’intérieur du corps et parvenant à l’âme, comme une mesure de l’exigence de travail qui est imposée à l’animique par suite de sa corrélation avec le corporel”2  ; et d’autre part, à l’aide d’une combinatoire composée des quatre termes que sont la poussée, le but, l’objet et la source de la pulsion. A partir de cela, il décrira plusieurs destins des pulsions.

Mais ce qui me retient dans ce texte, c’est tout d’abord la discussion de Freud, en amont, pour séparer le concept de pulsion du concept de stimuli extérieur. “Quel est le rapport de la “pulsion” au “stimulus” ?”3. Il prépare dans un premier temps la distinction avec la notion de stimulus pulsionnel versus stimulus psychique. “La stimulus pulsionnel n’est pas issu du monde extérieur, mais de l’intérieur de l’organisme lui-même. C’est pourquoi aussi il agit différemment sur l’animique et exige, pour être éliminé, d’autres actions.”

Le modèle économique de Freud est celui de l’homéostasie à l’intérieur d’un système, autrement dit la nécessaire éconduction de l’énergie qui peut s’accumuler à l’intérieur du système. Il faut que ce dernier puisse liquider la tension afin de garder l’énergie au plus bas niveau. “L’action appropriée” par rapport au schéma-réflexe est donc celle qui “soustrait la substance stimulée à l’action exercée par le stimulus et l’éloigne du domaine de l’action du stimulus.”4

Alors la pulsion est-elle une catégorie de stimulus qui agirait sur le psychique ?5 Freud commence donc par comparer une notion d’ordre physiologique, le stimulus (Reiz), avec ce que pourrait être la pulsion. Mais il précise tout de suite que l’on ne peut équivaloir pulsion et stimulus psychique car il y a certains stiumuli qui agissent sur le psychique sans que l’on puisse dire qu’ils soient d’ordre pulsionnel, comme “lorsqu’une forte lumière frappe l’oeil.”6

Ainsi la première distinction entre le stimulus pulsionnel et le stimulus physiologique est sa localisation, “le stimulus pulsionnel n’est pas issu du monde extérieur, mais de l’intérieur de l’organisme lui-même.”7 Cela a comme conséquence le fait que l’organisme aura d’autres actions appropriées que pour le stimulus physiologique pour éconduire l’énergie accumulée.

Après sa localisation, la seconde distinction concerne le rythme, la modalité d’action du stimulus sur l’organisme. Le stimulus (Reiz) agit de manière ponctuel rappelle Freud, contrairement au stimulus pulsionnel qui exerce une poussée constante. Cela engendre également certaines conséquences sur la façon dont l’organisme-système va pouvoir éconduire l’énergie en une action appropriée. A une action ponctuelle pour se soustraire au stimulus physiologique, impossible de fuir pour l’organisme-système devant le stimulus pulsionnel.

Comme ce dernier exerce sa pression, une pression constante, sur le sujet, depuis l’intérieur, le sujet ne peut fuir la source du stimulus pulsionnel. Ce sont donc des contraintes toutes particulières. Et une autre conséquence est que ce qui supprime le stimulus pulsionnel, ce sera pour Freud “la satisfaction”8.

Ces contraintes, que Freud place d’ailleurs comme une première possibilité offerte au sujet de pouvoir constituer une distinction entre un dedans et un monde extérieur. (“La substance perceptive de l’être vivant aura ainsi acquis, dans l’efficacité de son activité musculaire, un point d’appui pour séparer un ‘à l’extérieur” d’un ‘à l’intérieur’”9 ) me semblent donc importantes pour aborder la question des origines de la technique depuis la psychanalyse, et saisir ainsi le pourquoi de ce déséquilibre qui se ressent au niveau du rapport à la technique.

la pulsion, véritable moteur de la culture

En effet, à partir de ces contraintes pulsionnelles impossibles à fuir, Freud peut dire alors que ce sont les pulsions, “et non pas les stimulus externes, qui sont les véritables moteurs des progrès qui ont porté le système nerveux, à ce point infiniment performant, au degré de son développement présent.”10

Cela peut donc être interpréter comme le fait que l’homme a du développer sa culture technique en raison de ces contraintes pulsionnelles. Cette culture technique serait ainsi les actions appropriées à faire au niveau du monde extérieur afin d’apporter satisfaction à ces stimuli pulsionnels en provenance de l’intérieur de l’organisme, donc impossibles à fuir.

“[...] l’introduction des pulsions complique le schéma-réflexe physiologique simple. Les stimuli externes n’imposent que la seule tâche de se soustraire à eux [...]. Les stimuli pulsionnels, faisant leur apparition à l’intérieur de l’organisme, ne peuvent être liquidés par ce mécanisme. Ils soumettent donc le système nerveux à des exigences beaucoup plus élevées, ils l’incitent à des activités compliquées [...] qui apportent au monde extérieur ce qu’il faut de modification pour que celui-ci procure la satisfaction à la source-de-stimulus interne, et ils le forcent avant tout à renoncer à son intention idéale de tenir à distance les stimuli, puisqu’ils entretiennent un apport de stimulus inévitable et continu.”11

L’impossible satisfaction et le déséquilibre

Mais malheureusement, la question de la satisfaction des pulsions n’est pas aussi simple. Certes, si l’on s’en tient aux pulsions dites d’auto-conservation (faim, soif), cette satisfaction reste concevable. Mais si l’on aborde le champ des pulsions sexuelles, le champ de la satisfaction se complique.

Lacan, dans le commentaire qu’il donne du texte de Freud dans son séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, parle de cette satisfaction notamment en ces termes :

“[...] l’usage de la fonction de la pulsion n’a pour nous d’autre portée que de mettre en question ce qu’il en est de la satisfaction.”12

Dans son séminaire, Lacan pose donc que le destin de la sublimation pour la pulsion sexuelle objecte à tout abord simple de cette question de la satisfaction de la pulsion.

Cette mise en question de la satisfaction de la pulsion sera d’ailleurs une entrée par rapport au concept de jouissance, mais aussi à celui de symptôme, car c’est bien au niveau du symptôme que se pose le plus concrètement et le plus péniblement pour les patients le paradoxe de la satisfaction de la pulsion sexuelle.

Il me semble que c’est aussi à travers cette mise en question de la satisfaction de la pulsion en tant qu’aucun objet ne puisse satisfaire cette pulsion qu’on peut revenir à notre question de départ, à savoir ce déséquilibre inhérent à l’ordre technique. Le “stimulus pulsionnel” contraint donc le sujet à modifier le monde pour tenter de faire taire cette exigence de travail, en tentant de satisfaire la pulsion qu’il ne peut fuir (contrairement aux stimuli externes qu’il pourrait fuir). Les “besoins” que l’homme chercherait à satisfaire en transformant le monde par la technique sont avant toute chose d’ordre pulsionnel.

L’hypothèse serait donc que la technique, en ce qu’elle peut avoir d’excessif justement, c’est à dire ne correspondant a priori à aucun besoin physiologique humain, prendrait source dans cette dimension des pulsions sexuelles humaines, et non dans un ordre instinctuel, a fortiori de survie.

Il y a enfin une phrase de Lacan concernant son commentaire du texte de Freud que je retiendrais ici par rapport à la question de la technique :

“L’intégration de la sexualité à la dialectique du désir passe par la mise en jeu de ce qui, dans le corps, méritera que nous le désignions par le terme d’appareil – si vous voulez bien entendre par là ce dont le corps, au regard de la sexualité, peut s’appareiller, à distinguer de ce dont les corps peuvent s’apparier.”13

Cette phrase résonne éminemment avec le texte de Victor Tausk sur lequel il faudra se pencher, à savoir « De la genèse de “l’appareil à influencer” au cours de la schizophrénie » (1919)

Tausk y décrit la tentative du schizophrène, dans le délire, pour se délester de ses pulsions sexuelles qui l’embarrasse dans la création d’une machine qui en retour l’influence. Cette machine a aussi la fonction d’un double, ou plus précisément, “elle fait fonction de corps”14.

Nous y reviendrons une autre fois.

Prométhée

Enfin la question de la technique et de son origine fait partie de la mythologie grecque, avec son héros, le Titan Prométhée. Il faudra donc se pencher sur la mythologie à partir d’un texte, plutôt méconnu, de Freud, à savoir “La prise de possession du feu”. C’est ce que nous ferons plus tard.

  1. B. Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue – De la pharmacologie, p.32 []
  2. S. Freud, “Pulsions et destins de pulsions” in Oeuvres complètes, Tome XIX, p.169 []
  3. Ibid., p.166 []
  4. Ibid., p.166 []
  5. “[...] le pulsion serait un stimulus pour le psychique.”, p.166 []
  6. Ibid., p.166 []
  7. Ibid., p.166 []
  8. Ibid., p.167 []
  9. Ibid., p.167 []
  10. Ibid., p. 168 []
  11. Ibid., p. 168 []
  12. J. Lacan “Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse”, p.186 []
  13. J. Lacan “Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse”, p.198 []
  14. S. Mendelsohn, “Quand le corps se laisse interroger par la machine”, in Champs psychosomatique, n°39, p.128 []

mot(s)-clé(s) : , , , , , ,

You can leave a response, or trackback from your own site.

Répondre