Alan Turing, sur les traces de l’IA : Episode 1

Paris, le 9 avril 2011.

Aspects biographiques


Voici donc cette fois une sorte de résumé des premiers chapitres du livre d’ Hodges, qui relatent les premières années de la vie d’Alan Turing, jusqu’à ses premiers travaux importants en mathématiques.

Le père d’Alan Turing, Julius Mathison Turing, naquit le 9 novembre 1873. Son propre père, John Robert Turing, meurt lorsque ce dernier a dix ans, en 1883. Ce dernier, le grand-père paternel d’Alan Turing, semble avoir eu quelque potentiel dans le domaine des mathématiques. Il « fit des études de mathématiques au Trinity College de Cambridge, et fut classé onzième de la promotion de 1848 avant de renoncer aux mathématiques pour recevoir l’ordination et devenir pasteur à Cambridge. »[1]

Le père d’Alan vécut son enfance dans un contexte social plutôt modeste et « sa vie de jeune homme fut longtemps un modèle de réussite. »[2] Il entre rapidement sur concours à l’Indian Civil Service, qui est à l’époque des colonies de l’empire britannique, « le service d’administration des Indes britanniques », et progresse rapidement dans la hiérarchie. En 1907, après dix ans passés en Inde, il revient en Angleterre. Sur le chemin du retour, il va rencontrer sa future épouse, et future mère d’Alan, Ethel Sara Stoney, qui était d’ailleurs née à Madras le 18 novembre 1881. La famille Stoney jouissait quant à elle d’une certaine fortune, mais « les quatre enfants Stoney furent […] renvoyés en Irlande pour y faire leur études, payant ainsi, comme beaucoup d’autres en Inde britannique, le prix de l’Empire en années sans amour ».

Ceci explique peut-être en partie que les parents d’Alan reproduiront finalement une partie de leur propre enfance avec leurs deux fils, John et Alan, en les envoyant en pension, tout en ne pouvant les voir qu’épisodiquement. En effet, tandis que Julius Turing vivait avec sa femme et travaillait en Inde, leur deux fils vécurent finalement une grande partie de leur enfance sans leurs parents, dans des familles d’accueil, puis dans des internats.

Ethel Stoney fut dans sa jeunesse très attirée par les arts, et notamment la musique, qu’elle tenta même d’étudier à Paris, à la Sorbonne. Leur couple appartenait finalement à « cette petite bourgeoisie britannique qui cherchait à tout prix, et quels que fussent ses moyens, à se hisser au rang de l’aristocratie. »[3] Et l’Inde ne devait pas, à leurs yeux, permettre à leurs fils d’acquérir la formation attendue d’un gentleman de la high society, le but ultime étant que leurs enfants intègrent sur concours les fameux collèges privés britanniques, les public school.

Ainsi le frère d’Alan, prénommé John, naquit en Inde, en septembre 1908, dans la demeure des Stoney, à Coonoor (une ville située dans le sud de l’Inde). Tandis qu’Alan, lui, vit le jour le 23 juin 1912, à Paddington en Angleterre, lors d’un congé de son père qui permit à la famille Turing de rester en Angleterre, jusqu’en mars 1913. Puis Julius Turing repartit dans un premier temps seul pour l’Inde, et laissa sa femme en Angleterre avec ses deux enfants. Celle-ci le rejoignit en septembre 1913, et laissa alors les deux enfants en Angleterre. Julius Turing pensait que ses deux fils souffriraient trop de la chaleur de Madras. L’enfance en famille d’accueil de ces deux garçons va donc être ponctuée par les allers retours de leur père et de leur mère entre l’Angleterre et l’Inde.

Alan a donc finalement trois mois lorsque sa mère le laisse, avec son frère, qui lui a quatre ans, « en pension chez un couple de militaires à la retraite, le colonel Ward et sa femme. »[4]

C’est dans ce premier lieu de vie qu’Alan commença à montrer sa singularité, attirant par exemple l’attention par certains commentaires, mais d’un point de vue général, plutôt « réfractaire aux obligations de l’enfance ». Ce trait semble se retrouver régulièrement dans le reste de la vie d’Alan, tel qu’Hodges la dépeint, c’est-à-dire à chaque fois qu’il doit se soumettre aux règles d’un milieu. Cependant « les deux garçons Turing ne tardèrent pas à décevoir Mrs Ward : ils n’avaient ni l’un ni l’autre de goût pour la bagarre, les jouets guerriers ou les modèles réduits de cuirassés. Mrs. Ward finit même par écrire à Mrs. Turing pour se plaindre de ce que John ne levait pas le nez de ses livres […] »[5]

Le couple Turing revient régulièrement en Angleterre pour retrouver leurs fils. En 1916, Alan a alors quatre ans, et son père part pour trois ans (il ne reviendra qu’en 1919), tandis que sa femme reste en Angleterre pendant un temps. En 1917, son frère, John qui a maintenant 10 ans, fut envoyé dans une école préparatoire du Kent, et Alan, lui, fut envoyé, un peu plus tard, en 1918, dans une école privée, pour apprendre le latin, matière indispensable pour l’entrée dans une des public school. Sa mère resta donc seule avec Alan jusqu’en 1919, mais elle repartit avec son mari en décembre.

Alan apprit cependant tout seul à lire, « grâce à un manuel intitulé ‘La lecture sans larmes’. Les chiffres lui posèrent encore moins de problèmes […] »[6]. Il disait vouloir devenir médecin. Une de ses grandes passions était les cartes géographiques, qu’il s’amusera à établir lui-même quelques années plus tard. Mais seul, dans cette pension, son instruction prenait tout de même du retard, et autour de ces dix ans, il semble que son état, renfermé et un peu mélancolique, commença à inquiéter sa mère, lorsqu’elle revint en 1921. Elle s’occupa alors de son éducation elle-même pendant un moment, avant de finalement l’envoyer dans la même école que son frère John.

Cette étape dans l’instruction d’Alan fut un peu chaotique, « Alan ne tarda pas à considérer le programme de l’école comme une simple distraction »[7] mais également à le remettre en cause. Il découvrit la Science en 1922 à l’aide d’un livre qui le marqua, Les merveilles de la Nature que tout enfant devrait connaître, où l’auteur, Brewster, traite des liens entre sciences naturelles et sexualité, évacuant ainsi les notions d’âme et toute intervention divine, et comparant le corps humain à une machine. Ce livre fournira à Alan matière à pensées…

Lorsque le père d’Alan et de John démissionna de l’Indian Civil Service, il choisit de ne pas rentrer tout de suite en Angleterre afin de pouvoir continuer à profiter du privilège de ne pas payer d’impôts. Les Turing s’installèrent alors en France, à Dinard, ce qui permit à Alan d’apprendre le français. Le train de vie de la famille se réduisit alors considérablement. L’inactivité de Julius finit cependant par attaquer la vie de couple des Turing qui devint peu à peu particulièrement ennuyeuse. Tandis que Julius tentait de combler ses journées par la pêche et des parties de bridge, tout en méprisant les embryons d’aspiration à la science d’Alan, Ethel gardait certaines ambitions intellectuelles et artistiques qu’elle avait à cœur d’essayer de transmettre à Alan.

Alan se découvrit alors une véritable passion pour la chimie, qui se poursuivra longtemps dans sa vie d’étudiant par ailleurs. Il se montra alors particulièrement curieux et inventif lors d’expériences qu’il menait seul. Il écrivit un jour à ses parents : « […] Je suis en train de faire une série d’expériences dans l’ordre que je me suis fixé. J’ai l’impression de toujours vouloir faire des choses à partir de ce qu’il y a de plus commun dans la nature et avec la moindre perte d’énergie possible. »[8]

Mais une certaine inquiétude chez ses parents pesait fortement sur l’avenir de cet enfant peu sociable, et à l’allure atypique. Pourrait-il finalement entrer dans une de ces écoles privées ? Tandis que son père semblait être fixé sur cette étape qui lui apparaissait constituer la seule possible pour l’avenir de son fils, son frère et sa mère s’inquiétaient plutôt pour Alan lui-même quant à la manière dont il pourrait vivre cette étape. Après un concours d’entrée, Alan entra finalement dans le collège privé de Sherborne dans le Dorset (une des plus anciennes public schools d’Angleterre), en 1926, à quatorze ans, et il fut affecté à l’internat Wescott.

Une anecdote est racontée souvent pour montrer les capacités de cet enfant, tout en soulignant sa singularité. Alan profita d’une paralysie des transports due à une grève générale dans le pays, pour s’offrir une dernière parenthèse de liberté sur le chemin de cette école, en faisant le trajet jusqu’à l’école à vélo. Et comme il était allergique, il portait un masque à gaz pour se protéger. Une belle promenade en solitaire de deux jours, avec nuit dans un grand hôtel qu’il réussit à obtenir gratuitement en attendrissant ses hôtes, avant une descente aux enfers…

Car l’univers de Sherbrone, véritable « Grande-Bretagne en miniature et fossilisée, où maîtres et serviteurs connaissaient leur place respective »[9] Une tradition continuait par exemple d’être pratiquée, celle des prefets et des fags[10]. Les préfets sont des garçons plus âgés désignés pour faire régner la discipline sur les plus jeunes. Cet univers s’opposait donc de manière radicale aux habitudes du jeune Turing, et pire encore, excluait en pratique ses aspirations. Les objectifs de l’école étaient, selon le directeur, de « se familiariser avec les notions d’autorité, d’obéissance et de coopération, de loyauté et de s’habituer à placer son internat et son collège au-dessus de ses désirs personnels… »[11] Autant de règles qui paraîtront aussi stupides que des plus compliquées à intérioriser pour le jeune Turing, qui peu à peu se renfermera jusqu’à vivre de manière très solitaire.

Rapidement, « la pire crainte de Mrs. Turing se réalisait : Alan ne s’adaptait pas à la vie des public schools. […] Aucun des dix-sept enseignants qui se succédèrent au cours de cette première année à Sherbrone n’aima ni ne comprit ce garçon rêveur.»[12] Aussi, tandis que son frère embrassait une carrière de notaire, Alan ne comprenait pas trop pourquoi on l’obligeait à suivre cette formation qui lui paraissait bien trop coûteuse pour ce qu’il en retirait personnellement. Cependant, en 1927, Alan commença à montrer certaines aptitudes en mathématiques. Il réussit en effet à trouver seul et sans aucun manuel « la suite infinie de la fonction tangentielle inverse en partant de la formule trigonométrique de tg. 1/2x. »[13] Il me semble que c’est un résultat qu’avait démontré Leibniz, et que le jeune Turing avait réussi à retrouver tout seul.

C’est également au cours de cette année 1927, où Alan atteint l’âge de quinze ans, que les métamorphoses de la puberté commencèrent à devenir pour lui sources de questionnement plus impérieux sur son désir. Alan prit alors conscience, dans cet univers masculin des collèges privés, qu’il ne se sentait « attiré et séduit que par ceux de son propre sexe. »[14]

La scolarité d’Alan à Sherbrone ne sera donc qu’une lutte permanente contre ce qu’on tenta de lui inculquer. Et il passa de classe en classe, toujours sur un fil, en étant toujours classé parmi les derniers. Cependant, son goût pour les sciences physiques et les mathématiques ne cessèrent de s’affirmer. Il découvrit Einstein et la théorie de la relativité, qu’il étudia directement d’après les comptes rendus du physicien, et y apprécia un élément important que l’on retrouvera dans ses travaux ultérieurs : la possibilité de remettre les axiomes en question. Il écrivit même un petit carnet sur les articles d’Einstein qu’il remit à sa mère.

Je m’arrête là pour ce premier épisode, et nous retrouverons plus tard les aventures du jeune Turing et surtout de ses travaux en mathématiques, au regard des questions et des problèmes qui étaient sur le devant de la scène mathématique de son temps.


[1] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 15.

[2] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 15.

[3] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 19.

[4] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 18.

[5] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 18.

[6] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 19.

[7] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 21.

[8] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 28.

[9] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 31.

[10] « […] La tradition des préfets et des fags et celle des corrections infligés dans la salle de bain y régnaient déjà comme si elles étaient des lois de la nature. », p.31

[11] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 30.

[12] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 32.

[13] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 33.

[14] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, Payot, 1983, 1988, p. 36.

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8 réponses à “Alan Turing, sur les traces de l’IA : Episode 1”


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  3. #3. Alex le 6 mai 2012 à 15 h 51 min

    bonjour,
    j’aurais aimé avoir deux informations précises sur Alan Turing
    1) souffrait-il de bégaiement ?
    2) Comment a été son éducation chez les militaires ? Le frappait-il ? Le punissaient-il?

    Merci !

  4. #4. admin le 6 mai 2012 à 17 h 08 min

    Bonjour Alex,

    A priori Turing avait quelques soucis au niveau articulatoire. Bégaiement ? Exactement, je ne sais pas bien…
    Son éducation chez les militaires ? Il n’a pas été éduqué chez les militaires, mais dans une public school anglaise, où effectivement les punitions physiques existaient.
    Ce que le jeune Alan ne supportait pas. Même lorsqu’il est devenu « prefet » (une sorte de surveillant en quelque sorte).
    Les informations que j’ai au sujet de la biographie proviennent essentiellement du livre d’Andrew Hodges que je vous invite à lire : « Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence » !

  5. #5. Alex le 7 mai 2012 à 11 h 58 min

    Bonjour,
    je parlais en fait du « couples de militaires » chez qui il a été placé à l’âge de trois mois : le colonel Ward et sa femme… Je cherchais à savoir s’il avait subi de leur part des châtiments corporels . …

    Il était gaucher, certainement contrarié et de ce fait, très certainement bègue.

  6. #6. admin le 7 mai 2012 à 15 h 28 min

    Bonjour,

    Ok…
    Je ne sais pas. Il n’y a pas beaucoup de détails dans sa bio concernant ce point. Mis à part que ce M. Ward était un homme bourru et peu accessible…
    Peut-être que dans la version original de la bio, en anglais, il y a plus de détails cependant. Car la version française, allez savoir pourquoi, toute une partie de l’enfance de Turing a disparu !
    Turing avait un rapport au langage assurément spécial, et on pourrait faire des hypothèses sur le fait que son travail théorique l’a porté à examiner et montrer certaines impossibilités à ce niveau, au niveau symbolique. Il y a le livre du psychanalyste Gabriel Lombardi qui travaille dans ce sens : « L’aventure mathématique, liberté et rigueur psychotique »…

  7. #7. Alex le 13 mai 2012 à 9 h 00 min

    Bonjour,
    vous voulez dire que le livre en français ne correspond pas au livre en anglais ???? Que la traduction française a « amputé » une partie du livre d’Andrew Hodges ???
    Si j’ai bien compris, cela ne m’étonne pas plus que cela. Je suis confrontée au problème sans arrêt . L »enfance n’intéresse pas les auteurs, surtout si celle-ci a été violente… on couvre, on minimise voire on n’en parle pas . On commence à s’intéresser à l’individu au sortir de l’adolescence, comme s’il n’existait rien avant…. A creuser .

  8. #8. admin le 13 mai 2012 à 9 h 14 min

    Oui vous avez bien compris.
    Je ne l’ai découvert qu’après-coup. En lisant certains articles de Jean Lassègue sur Turing qui développait sur certains fantasmes de Turing en se basant précisément sur l’édition anglaise, car dans la française, le matériel biographique n’y est pas…
    Refoulement de l’enfance …
    C’est très dommageable effectivement.

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