Etude sur le courant de recherche des interactions précoces – première partie

Historique du courant de recherche sur les interactions précoces

L’observation et l’analyse des interactions parents-bébé ont une histoire plutôt courte, moins de soixante ans. Ce courant de recherche a été particulièrement fécond, tant d’un point de vue clinique, dans une visée préventive, que d’un point de vue théorique. Largement investi par une partie de la psychanalyse, l’observation du très jeune enfant et la confrontation de celle-ci avec les théories issues des reconstructions au sein des cures n’a cependant pas manqué de produire des polémiques dans le milieu analytique.

Nous allons dans un premier temps retracer les grandes étapes de ces recherches. On peut dire que c’est la convergence de plusieurs points de vue et la volonté de certains de les intégrer qui a finalement fondé ce type de recherches. Le nourrisson est devenu, selon l’expression de Serge Lebovici, le sujet exemplaire d’un « approche transdisciplinaire ». L’apport de la psychanalyse, on l’a dit, a été essentiel. Freud s’était en effet déjà intéressé à cette question des origines, et notamment celle des toutes premières représentations. Ce fut la théorie de l’étayage (Grossièrement, les origines des liens d’attachement de l’enfant à l’adulte soignant étaient conçues comme s’enracinant dans les expériences de satisfaction des besoins physiologiques tel que le nourrissage). De Sandor Ferenczi à Karl Abraham, en passant par Mélanie Klein, on trouve des tentatives dans la théorie psychanalytique de relier les débuts de la vie psychique à la biologie et de reconstruire ainsi les bases de ce que l’on nomme la construction de l’objet interne chez l’enfant.

Mais il faudra attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les premiers travaux d’Ernst Kris et d’Anna Freud mettent l’accent sur l’importance de l’observation directe de l’enfant, en parallèle de l’analyse de la mère. Lebovici et Stoléru parlent avec A. Freud des débuts d’une « psychologie psychanalytique du développement »[1] et relèvent que celle-ci accorde aux parents un rôle direct dans le développement du nourrisson par les modifications de leurs attitudes en corrélation avec le nouveau-né. Ce seront les travaux de Margaret Mahler, mais surtout ceux de René Spitz, qui établiront les modèles théoriques les plus féconds. Ce dernier n’a cependant pas observé le bébé en interaction avec sa mère, et a posé le concept de privation de la relation avec l’objet maternel plus que celui d’interaction. Citons enfin le travail de D.W. Winnicott qui a aussi affirmé que les bébés doivent être étudiés avec leur mère. « Pour lui, la nourriture n’était qu’un domaine important de l’interaction parmi d’autres. Il a mis en valeur l’importance de l’expérience de la réciprocité entre bébé et mère. »[2]

A ce stade de l’histoire, il faut citer les travaux importants de deux autres courants très importants. Ceux qui se sont développés en éthologie, avec à l’origine ceux de K. Lorenz[3] autour de la phase critique, l’empreinte et les mécanismes déclencheurs innés : le fait que « les comportements programmés du jeune sont déclenchés par la présence spécifique d’un objet dans son entourage »[4], et ceux de Tinbergen[5] autour des mécanismes internes de déclenchement de ces comportements dont l’objet ne serait pas nécessairement spécifique, un leurre pouvant opérer.

Mais aussi les approches qui ont été fécondées par la première cybernétique de Wiener et McCulloch, pour ne citer qu’eux, lors des fameuses « conférences Macy »[6]. La cybernétique, en passant par l’école de Palo Alto, avec Margaret Mead, Gregory Bateson et Paul Watzlawick, aboutit à ce que l’on nomme aujourd’hui l’approche systémique. Cette approche, centrée notamment sur l’étude de la communication, a fortement popularisé le concept d’interaction en promouvant un autre type de causalité désignée comme circulaire, transactionnelle et rétroactive ; le concept d’homéostasie d’origine biologique (introduit par W. B. Cannon) ; celui de système, composé d’éléments (dont la somme est bien évidemment plus que le tout) ne pouvant être décrits qu’en fonction de la totalité du système et qui sont eux-mêmes interactifs, car leur expression influence celles des autres qui les modifient rétroactivement.[7]

Enfin, citons les travaux issus de la psychologie expérimentale qui ont contribué d’une part à expliquer les interactions précoces avec les concepts d’imitation, de conditionnement positif et négatif mais aussi de renforcement, et d’autre part à mettre en évidence chez le bébé des compétences très précoces perceptives et cognitives ainsi que celles qui lui permettent d’interagir avec autrui.

C’est donc à ce carrefour, où les avancées théoriques, mais aussi et surtout méthodologiques (la place de l’observation est centrale, ainsi que celle de l’expérimentation), furent nombreuses, que l’œuvre de J. Bolwby se situe, en essayant d’intégrer les apports de la psychanalyse, de l’éthologie, de la cybernétique et des travaux sur le développement précoce du bébé, notamment ceux de Piaget. Bowlby, frappé par les travaux de H. Harlow sur les singes (qui remettent déjà en cause la perspective psychanalytique de l’étayage sur la satisfaction des besoins oraux), construira le paradigme de l’attachement pour définir la nature des liens qui unissent le bébé et sa mère. Il va l’ancrer sur une fonction biologique spécifique et sur la théorie de la néoténie, et ce faisant, remettre en question les modèles psychanalytiques en initiant un autre courant de recherche qui va s’intéresser à décrire les interactions sociales à partir de l’étude des comportements.

A ce titre, les recherches de l’éthologue Robert Hinde sont caractéristiques, et l’éthologie humaine par la suite, portée par H. Montagner par exemple, continuera d’explorer ce champ. M. Ainsworth, quant à elle, plus spécifiquement dans la lignée de Bowlby, prolongera la réflexion de ce dernier et formalisera les hypothèses de ce dernier sur les différentes modalités d’attachement à partir du fameux paradigme de la « Strange situation » pendant laquelle on observe les interactions de l’enfant amené à être séparé pendant quelques minutes de sa mère, pendant l’absence de cette dernière, et enfin pendant les retrouvailles. On peut citer également M. Main qui sera à l’initiative du AAI (Adult Attachement Interview), permettant d’établir une corrélation entre le discours des parents et le sentiment d’attachement des enfants, Tronick et Cohn qui mettront au point le paradigme expérimental du visage impassible (« Still face ») étudiant les comportements séquentiels du bébé en réaction à leur mère à qui l’on a demandé d’avoir une attitude de non-réponse aux sollicitations de ce dernier, et enfin A. Corboz-Warnery et E. Fivaz-Depeursinge qui ont mis au point une situation d’observation systématisée de la triade bébé-mère-père.

Pour conclure, notons que les neurosciences vont également venir enrichir ce nouveau courant d’observation et « démontrer les liens directs entre le développement du cerveau et les compétences du nouveau-né dont la description enrichit le répertoire des cognitions du bébé. Ces descriptions conduisent au riche catalogue des interactions essentiellement comportementales. »[8]

Les compétences et les états de conscience du nourrisson

Avant de détailler ce que l’on désigne par interactions précoces, il nous faut revenir sur l’un des partenaires de l’interaction sur lequel beaucoup de recherches de ces trois dernières décennies années ont porté, modifiant ainsi radicalement sa conception, à savoir celle du bébé.

Les deux points qui nous intéresseront pour l’étude des interactions sont le développement de ses compétences, et leur expression au travers des états de conscience. Ces états de vigilance apparaissent comme un véritable système régulateur de base plus ou moins à disposition du nourrisson.

Les compétences précoces du nourrisson

Les compétences que J. Cosnier définit comme « les aptitudes potentielles d’un système à capter et à intégrer l’information et à émettre lui-même des signaux ou à réaliser des comportements (des ‘performances’). L’information, ou le ‘stimulus’, ou le signal révéleront donc la compétence latente, mais le contraire n’est pas vrai : une compétence peut, en l’absence d’un milieu adéquat, rester muette. »[9] Et l’on sait aujourd’hui que « l’ordonnancement génétique de l’organisation commence dès cette période et se poursuit sans trêve après la naissance, sans que cet événement ne vienne vraiment modifier le cours de son évolution »[10]. Il existe ainsi des compétences fœtales qui s’expriment dans le goût et l’audition. On répertorie habituellement les compétences sensorielles du nouveau-né en :

-          capacités visuelles

-          capacités auditives

-          capacités olfactives

Ainsi que des compétences motrices et sociales (capacité à imiter autrui et à entrer dans ce que l’on désigne comme la synchronie interactionnelle).

Mais ces compétences ne peuvent apparaître dans n’importe quelle circonstance : « leur expression dépend étroitement de l’état de vigilance dans lequel se trouve le bébé. »[11]

Les états de vigilance ou états de conscience

Ces six états ont été décrits par Wolff (1959 ; 1966). Ils sont un élément primordial dans l’examen du comportement car toutes les réactions du bébé à toute stimulation dépendent de son état de vigilance au moment du stimulus. « Ces états sont le contexte nécessaire à la compréhension des réactions du nouveau-né. Selon l’état où se trouve le nouveau-né, la stimulation est ou n’est pas appropriée. »[12] Ce sont :

1-      Le sommeil profond

2-      Le sommeil rapide ou paradoxal

3-      L’état intermédiaire

4-      L’état de réveil alerte : c’est l’était d’éveil calme et attentif, l’état 4, celui où le bébé est disponible pour l’interaction dont les intervalles vont aller grandissant.

5-      L’état alerte mais furieux

6-      Les pleurs

Il faut noter que le bébé exerce un contrôle sur ses niveaux de vigilance, qu’il peut utiliser aussi à des fins défensives en réponse à des stimuli excessifs. Ainsi ce que l’on nomme l’habituation, souvent utilisée dans les expérimentations en psychologie afin de déterminer par exemple les possibilités de discrimination ou de catégorisation des nouveau-nés, est « une réaction protectrice, une fermeture du système nerveux devant une stimulation excessive de l’extérieur. »

Les réactions des nourrissons et l’ampleur de leur réponse tendent à diminuer devant la répétition d’un même stimulus : « Chez le sujet humain, l’habituation à des stimulations sensorielles est interprétée en termes cognitifs : une trace en mémoire se construit qui, à chaque essai, est comparée au stimulus ; quand trace et stimulus coïncident le sujet est habitué, et l’intensité de la réponse décroît jusqu’à une valeur de plancher. »[13]

La dynamique des interactions précoces et les modalités de leur observation

Comme le souligne J. Cosnier, « insister sur le fait que le nouveau-né est compétent, ne veut pas dire que le milieu est sans importance pour lui, mais au contraire cela souligne qu’il lui est sensible dès sa naissance et qu’il est donc prêt très précocement à établir avec lui des relations transactionnelles. »[14]

Aussi, le mot est lâché, afin de décrire ce processus dynamique d’adaptation mutuelle, nous nous réfèrerons à la théorie transactionnelle ou interactionnelle, qui définit un enchaînement complexe de processus bidirectionnels qui vont se développer en spirale : la fameuse spirale transactionnelle selon Escalona. A une époque, seul l’aspect quantitatif semblait intéresser les chercheurs; ces derniers, fidèles à un certain idéal scientifique, s’efforçaient de circonscrire leurs études aux aspects mesurables tandis que les cliniciens se réservaient l’aspect qualitatif du comportement et les « nuances plus profondes de significations qui échappent aux tentatives de quantification. »[15]

Cette division n’est plus aujourd’hui de mise. Les observations de plus en plus fines du comportement ont permis des avancées énormes sur les compétences subtiles et très précoces du nourrisson, et on peut s’accorder sur le fait que « la quantification du comportement révèle des tendances et fournit une base pour la qualification du comportement. L’objectivation du comportement interactionnel séquentiel apporte un éclairage sur les relations de ‘cause à effet’ entre des partenaires et entre des éléments de comportement distincts. » « Enfin la quantification peut aider à interpréter les ‘intentions’ ou les ‘significations’. » [16] Les techniques d’observation micro-analytiques utilisant la vidéo ont permis par exemple, contrairement à l’œil nu, de pouvoir observer certains comportements jusque-là restés invisibles.

Au sein de cette spirale transactionnelle, plusieurs dimensions existent dont certaines sont plus accessibles à la mesure que d’autres. Lamour[17] distingue au sein des interactions parents-nourrisson trois modalités interactives :

- Les interactions comportementales :

Elles sont définies comme « la manière dont le comportement de l’enfant et le comportement de la mère s’agencent l’un par rapport à l’autre » et cela, suivant trois registres :

1-      corporel (Outre les contacts cutanés, les caresses, il y a la manière dont est tenu le bébé et dont il est manipulé ; l’ajustement tonico-postural : H. Wallon avait mis en évidence le lien entre le tonus et l’émotion, et soulignait son importance dans les interactions mère-nourrisson, il parlait d’une relation tonico-affective que J. de Ajuriaguerra reprendra en parlant de « dialogue tonique » et en mettant en exergue la fonction du tonus dans la communication inter-humaine).

2-      visuel (Le regard mutuel et l’importance des temps de regard réciproque) et le vocal (Les cris et pleurs du bébé favorise le rapprochement entre mère et bébé, et ce que l’on nomme le « motherese » à savoir le langage de la mère avec sa prosodie particulière ainsi que son intonation chargée d’affects)[18].

3-      les comportements de tendresse étudiés par Ajuriaguerra et Casati et nommés comme : l’embrassement-étreinte, le baiser, les blottissements, les caresses. Ce sont donc les interactions réelles qui ont été étudiées principalement par les psychologues et l’éthologie humaine à l’aide de l’observation.

- Les interactions affectives :

Elles sont définies comme « l’influence réciproque de la vie émotionnelle du bébé et de celle de sa mère ».

C’est en somme la tonalité affective générale de l’interaction. Cependant, comme le précise Lamour, elles « se ressentent mais ne se laissent pas facilement décrire, en raison peut-être de la difficulté des adultes de lier des affects archaïques du bébé à des représentations »[19].

On peut observer également l’évolution de ce type d’interactions au travers de l’évolution du discours maternel : le contenu est principalement affectif jusque cinq-sept mois (la mère commente et donne du sens à l’état émotionnel de l’enfant) et devient plus informatif par la suite (commentaires sur l’activité du bébé et les évènements extérieurs).

Avec D. Stern, on parle d’harmonisation affective et « d’accordage affectif », permettant aux deux partenaires de partager leurs expériences émotionnelles. Celui-ci atteint son développement vers neuf mois, pour désigner une expérience subjective où « le partenaire reproduit la qualité des états affectifs de l’autre sur un autre canal sensori-moteur. »[20] L’accordage se produit donc par la mise en relation d’une conduite de l’adulte différente de celle de l’enfant : elle reprend un paramètre de l’expression émotionnelle de l’enfant mais elle ne reprend pas matériellement le comportement expressif de l’enfant, au contraire, elle le traduit dans une autre modalité de comportement.Cette conduite de traduction montre que d’un côté, l’adulte cherche à reprendre le comportement émotionnel de l’enfant, et du côté de l’enfant, elle lui permet de délier l’état émotionnel de son expression et de mettre au travail les formes d’expression de ses propres émotions.

Enfin avec R.N. Emde ou encore les travaux de Campos et Feinman, on parle de référence sociale. A la fin de la première année (mais les expressions émotionnelles de l’adulte sont utilisées par l’enfant dès 9/10 mois), l’enfant devient capable d’utiliser l’expression émotionnelle d’autrui pour modifier son interprétation et, éventuellement, son action dans des situations ambiguës. Ainsi dès la fin de la première année, le bébé considère autrui comme éprouvant des états émotionnels et est capable d’utiliser l’expression d’autrui comme ressource pour sa propre activité interprétative et évaluative.

- Les interactions fantasmatiques :

Elles sont définies comme « l’influence réciproque de la vie psychique de la mère et de son bébé ».

Cette notion a été introduite par Kreisler et Cramer, ainsi que Lebovici, afin d’insister sur le fait que la vie mentale des deux partenaires était à prendre en compte si l’on voulait aborder de façon satisfaisante les autres dimensions des interactions. Les interactions fantasmatiques, en somme, donnent sens aux interactions comportementales et sont, à ce titre, indispensables en clinique.

Outre ces trois dimensions, il nous faut terminer cette rapide présentation des interactions par certaines notions qui jouent un rôle important au sein de ces dernières et qui vont nous aider quant à voir plus clair dans ce qui s’y déroule.

La rythmicité et la synchronie

En effet, dans ces premiers mois d’existence, le bébé est un organisme immature donc soumis à des exigences physiologiques qui sont difficiles à réguler seul. L’adulte doit être là pour l’y aider, et pour ce faire, il doit adapter son propre comportement à l’égard du rythme de l’enfant afin de « trouver les techniques qui aident le bébé à réduire ou à contrôler les réponses motrices qui pourraient interférer avec la capacité de faire attention. »[21]

La synchronie interactionnelle a été particulièrement décrite par Condon et Sander. La notion fut empruntée aux études appliquées aux interactions conversationnelles entre adultes, et appliquée aux observations de la dyade mère-bébé qui révélèrent « une synchronisation très fine entre l’organisation des mouvements de l’enfant et l’émission parolière de l’adulte, et ceci dès les premiers jours de la vie. »[22]

D. Stern a également proposé le modèle de la valse pour décrire ce moment où « chacun des partenaires connaît les pas et la musique par cœur et peut donc évoluer exactement en même temps que l’autre. »[23] En effet, très tôt les bébés se forment des attentes et commencent à anticiper des évènements. C’est pourquoi le paradigme du conditionnement ne suffit plus. Si l’on associe à événement A (une pression du doigt à gauche sur son front), un événement B (une goutte d’eau sucrée du côté où il a reçu la pression), « ils ne se contentent pas de tourner la tête du bon côté, ils expriment de la détresse, lorsque B ne se réalise pas »[24]. J. Nadel va jusqu’à proposer alors à ce sujet l’hypothèse d’une capacité très précoce à traiter l’intentionnalité de la mère.

La réciprocité

C’est une notion importante qui a permis de déplacer le regard des observateurs qui se centrait sur, soit la mère, soit le bébé. La focale a été mise sur le lien qui se met progressivement en place entre le comportement du nourrisson qui va donc être considéré comme communicatif et la réponse associée de la mère, puis vice versa.

Les points majeurs de cette notion concernent les questions suivantes : « Chaque partenaire perçoit-il les messages de l’autre ? En tient-il compte ? Comment les prend-il en compte et comment affectent-ils son propre comportement et ses propres attitudes ? »[25]

C’est surtout grâce à certaines techniques d’observation micro-analytique employé notamment par Brazelton et son équipe que l’analyse très fine des comportements d’engagement  ou de retrait durant les interactions a pu être mise au point. Vinrent ensuite des situations plus expérimentales. En mettant précisément en cause cette réciprocité, on a pu mettre en évidence son rôle dans la dynamique interactionnelle.

C’est, au départ, le paradigme de Tronick et Cohn, que nous avons déjà cités (la « still face » ou le visage impassible) qui a fourni des observations importantes sur le fait que le bébé est d’une part à l’origine de sollicitations envers sa mère, par le regard, le sourire ou l’ébauche d’un geste, et d’autre part, qu’il est « capable de détecter des variations dans la qualité affective du comportement maternel. »[26] En effet, si sa mère ne répond pas à ses tentatives d’engager une interaction, (ce que fait la mère dans l’expérience de Tronick), il se retire et se renferme. Sur une période de temps plus longue, si ces tentatives de rentrer en contact avec la mère n’aboutissent jamais, elles cesseront définitivement.

T. Field prolonge ce paradigme en l’appliquant à des mères déprimées et montre que les enfants de mères non-déprimées sont plus perturbés devant le changement affectif de leur mère et réajustent leur comportement face à celui-ci, tandis que les enfants de mères déprimées ne perçoivent quasiment plus le changement affectif qui peut se produire : ils ne sont devenus que très peu sensibles aux changements chez leur mère. « La réciprocité soutient donc fortement l’interaction »[27].

Enfin, il faut citer les études de D. Stern sur les situations dites de « jeu libre » concernant des bébés de trois à quatre mois et leur mère. Ces situations n’ont d’autre but que l’intérêt et le plaisir mutuel, ou en termes expérimentaux : « le maintien mutuel d’un niveau d’attention et de vigilance à l’intérieur d’un intervalle optimal au sein duquel le bébé peut manifester des comportements de relation positifs tels que des sourires et des vocalisations »[28].

Stern conçoit alors ce type de situation comme une structure hiérarchisée de quatre niveaux se décomposant en unités de comportement qui se combinent à chaque niveau pour former des unités plus grandes. Aux actes élémentaires maternels (vocalisations, gestes, sourires, …) répondent ou non une série d’actes du bébé. Au niveau supérieur, il désigne des périodes d’attention visuelle mutuelle qui décrivent, pour le bébé, une séquence où il observe une série d’actes maternels en maintenant son attention. Le troisième niveau sera celui des jeux (games) qui consistent « en une série d’épisodes d’attention mutuelle au cours desquelles l’adulte utilise de manière répétitive un ensemble de comportements avec seulement des variations mineures d’un épisode d’attention mutuelle à l’autre. »[29] Le dernier niveau sera celui de la séquence totale de jeu (play period) incluant des différentes séquences de jeux.

Au travers des descriptions de Stern se dessine ainsi une structure temporelle rythmique qui ne doit rien au hasard. Au niveau des actes élémentaires maternels, il décrit alors de véritables phrases vocales ou kinétiques, qui sont utilisées par la mère, mais aussi par le père, au cours d’épisodes ayant chacun un rythme particulier et propre à l’adulte.

La contingence

Ce mot a été directement adapté de l’anglais « contingency » « et traduit l’adaptabilité réciproque dans les successions interactives. »[30]

Ce concept englobe en quelque sorte le précédent et permet de qualifier le comportement des différents protagonistes : « C’est un concept synthétique, portant à la fois sur la perception des signaux, leur déchiffrage et l’adéquation des réponses. »[31] Il est donc très utile pour qualifier les interactions observées, qui deviendront harmonieuses dans le cas où la contingence domine.

Notons que dans cette optique, ce sera l’harmonie qui va devenir l’idéal de la relation avec l’enfant et il nous semble alors peut-être important de nuancer cette vision qui peut rapidement s’imposer. C’est ce qu’ont bien vu Tronick et Gianino, à notre avis, en faisant l’hypothèse que « l’expérience de réparation est un caractère permanent et essentiel de l’interaction. »[32] En effet, les interactions normales ne sont jamais complètement harmonieuses : 70% des interactions ne seraient pas contingentes selon Lamour, mais 34% des « erreurs » seraient corrigées dans le temps suivant de l’interaction.

Nous pensons que ces « erreurs » n’en sont peut-être pas, dans le sens où elles sont peut-être nécessaires afin d’introduire un espace où le bébé puisse faire l’expérience de ce non-ajustement, de cette dysharmonie, et que ces expériences participeraient à la construction de sa propre subjectivité. En somme, une certaine dialectique harmonie/dysharmonie serait nécessaire.

Pour conclure, notons également avec Brazelton et Berry l’importance des états de conscience quant à la contingence des interactions : « jusqu’à l’accomplissement de l’homéostasie, tout signal peut devenir aussi bien une surcharge qu’une sollicitation. L’effet des signaux d’un parent est contingent sur l’état d’attention du bébé et sur ses besoins, tout comme les propres signaux du bébé. »


[1] Lebovici S. & Stoléru S., La nourrisson, la mère et le psychanalyste – les interactions précoces-, Bayard 1994, p.27

[2] Brazelton B. & Cramer B., Les premiers liens, Calmann-Levy, 1991, p.115

[3] Lorenz K., L’agression, une histoire naturelle du mal, Flammarion, 1969.

[4] Lebovici S. & Stoléru S., La nourrisson, la mère et le psychanalyste – les interactions précoces-, Bayard 1994, p.47

[5] Tinbergen N., L’étude de l’instinct, Payot, 1953.

[6] J.-P. Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, La Découverte, 1999.

[7] Lebovici S. & Stoléru S., La nourrisson, la mère et le psychanalyste – les interactions précoces-, Bayard 1994, p.15

[8] Lamour M. & Lebovici S., « Les interactions du nourrisson avec ses partenaires : évaluation et modes d’abord préventifs et thérapeutiques », in Psychiatrie de l’enfant n°34, 1, 1991, p.177

[9] Cosnier J., « Observation directe des interactions précoces ou les bases de l’épigenèse interactionnelle », in Psychiatrie de l’enfant, n°27, 1, 1981, p.109

[10] Lamour M. & Lebovici S., « Les interactions du nourrisson avec ses partenaires : évaluation et modes d’abord préventifs et thérapeutiques », in Psychiatrie de l’enfant n°34, 1, 1991, p.181

[11] ibid. p.183

[12] Brazelton B. & Cramer B., Les premiers liens, Calmann-Levy, 1991, p.84

[13] Pêcheux M.-G., « Les méthodes de la psychologie du développement », in Psychologie du développement et psychologie différentielle, nouveau cours de psychologie sous la direction de Ionescu et Blanchet, PUF, 2006, p.126

[14] Cosnier J., « Observation directe des interactions précoces ou les bases de l’épigenèse interactionnelle », in Psychiatrie de l’enfant, n°27, 1, 1981, p.111

[15] Brazelton B. & Cramer B., Les premiers liens, Calmann-Levy, 1991, p.121

[16] Brazelton B. & Cramer B., Les premiers liens, Calmann-Levy, 1991, p.121

[17] Lamour M., Stratégie adaptatives précoces : une approche interactive de la psychopathologie du nourrisson, in « Le développement du nourrisson », p. 459

[18] Lamour M. & Lebovici S., « Les interactions du nourrisson avec ses partenaires : évaluation et modes d’abord préventifs et thérapeutiques », in Psychiatrie de l’enfant n°34, 1, 1991, p.192

[19] Lamour M. & Lebovici S., « Les interactions du nourrisson avec ses partenaires : évaluation et modes d’abord préventifs et thérapeutiques », in Psychiatrie de l’enfant n°34, 1, 1991, p.195

[20] ibid., p.196

[21] Brazelton B. & Cramer B., Les premiers liens, Calmann-Levy, 1991, p.151

[22] Cosnier J., « Observation directe des interactions précoces ou les bases de l’épigenèse interactionnelle », in Psychiatrie de l’enfant, n°27, 1, 1981, p.112

[23] Lamour M. & Lebovici S., « Les interactions du nourrisson avec ses partenaires : évaluation et modes d’abord préventifs et thérapeutiques », in Psychiatrie de l’enfant n°34, 1, 1991, p.202

[24] Nadel J., L’humain version bébé., in « Le développement du nourrisson », p. 355

[25] Lebovici S. & Stoléru S., La nourrisson, la mère et le psychanalyste – les interactions précoces-, Bayard 1994, p.172

[26] Lamour M., Stratégie adaptatives précoces : une approche interactive de la psychopathologie du nourrisson, in « Le développement du nourrisson », p. 462

[27] Lamour M., Stratégie adaptatives précoces : une approche interactive de la psychopathologie du nourrisson, in « Le développement du nourrisson », p. 462

[28] Lebovici S. & Stoléru S., La nourrisson, la mère et le psychanalyste – les interactions précoces-, Bayard 1994, p.179

[29] ibid., p.180

[30] Lamour M. & Lebovici S., « Les interactions du nourrisson avec ses partenaires : évaluation et modes d’abord préventifs et thérapeutiques », in Psychiatrie de l’enfant n°34, 1, 1991, p.212

[31] Lamour M., Stratégie adaptatives précoces : une approche interactive de la psychopathologie du nourrisson, in « Le développement du nourrisson », p. 462

[32] ibid., p. 463

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5 réponses à “Etude sur le courant de recherche des interactions précoces – première partie”

  1. #1. celine b le 29 mars 2011 à 14 h 47 min

    Je trouve votre article très intéressant car il apporte un bonne compréhension des interactions précoces dans une double dimension recherche et clinique.


  2. [...] développement d’un intérêt des psychanalystes pour l’observation directe des enfants. Lire ici et ici sur le courant d’étude des interactions [...]


  3. [...] du robot. En effet, Ishiguro a mis au point un système complètement inspiré des recherches sur les interactions précoces développementales qui passent par le sourire de la personne en charge du [...]

  4. #4. Anne LORIN de REURE le 15 octobre 2012 à 9 h 32 min

    Bonjour,
    Si je souhaite vous citer à partir de cet article, comment dois-je le faire. Année ? Publié également dans une revue ?
    Merci de votre réponse et merci pour ces écrits très intéressants !

  5. #5. admin le 15 octobre 2012 à 20 h 06 min

    Bonsoir,
    Non, rien de cela n’a été publié dans une revue. C’est une recherche personnelle, qui date de cinq ou six ans…
    Si vous voulez citer, le plus simple c’est peut-être de le faire avec l’adresse web.
    Et il me semble que la pratique consiste à mettre la date de votre consultation de l’adresse.
    Quelque chose comme :
    V. Le Corre, « Etude sur le courant de recherche des interactions précoces – première partie », http://vincent-le-corre.fr/?p=418, (accédé le XX/XX/XX)

    Merci à vous de votre lecture et de votre commentaire !

    VLC.

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