Handicap et psychanalyse – Dernière partie

Le handicap : du côté de l’enfant


Les obstacles à l’intérêt pour le champ du handicap


A un moment de l’histoire de la psychanalyse, les deux domaines que sont la psychose et l’enfant furent des domaines-limites pour les psychanalystes. Les débats théoriques concernant la causalité des troubles (organogenèse ou psychogenèse), qui avaient des conséquences importantes concernant les interventions thérapeutiques, ont également constitué des obstacles à l’investissement du champ du handicap par la psychopathologie et les psychanalystes.

L’aspect « inguérissable », car inscrit dans le corps, les gènes, a pu également désintéresser les « spécialistes du conflit psychique inconscient ».

Les identifications des soignants peuvent également constituer parfois des obstacles à s’intéresser au vécu subjectif de l’enfant handicapé. En effet, les adultes ont parfois tendance à s’identifier aux parents plutôt qu’à un enfant dont on préfère peut-être croire qu’il n’a pas les capacités pour penser la situation et ses conséquences, particulièrement dans la déficience mentale, alors qu’il n’est évidemment pas du tout certain que l’enfant ne soit pas conscient de ses différences avec les autres enfants, quelque soit son handicap.

Enfin, la part d’archaïque et peut-être d’informe mobilisée contre-transférentiellement dans cette clinique que l’on qualifie aujourd’hui de clinique de l’extrême, est importante. S’identifier à certains corps qui peuvent mettre à mal les limites de notre corps propre n’est pas toujours évident à supporter et peut générer de l’angoisse.

Rappelons un texte de Winnicott qui nous paraît avoir toute sa place ici : « Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant »[1]. Dans cet article, Winnicott prolonge la réflexion de Lacan sur le stade du miroir dans le sens où cela pourrait se résumer par sa phrase : « Le précurseur du miroir, c’est le visage de la mère ».

Il y montre que les échanges de regards entre la mère et son enfant sont primordiaux : lorsque le nouveau-né regarde sa mère, celui-ci attend une réponse et tente de la lire sur le visage de celle-là. Cette réponse, ce qu’il va y lire, sera, pour Winnicott, la base de son propre sentiment d’existence. Dans le cas contraire, c’est-à-dire « si le visage de la mère ne répond pas, le miroir devient alors une chose qu’on peut regarder, mais dans laquelle on n’a pas à se regarder. »[2]

On peut donc évoquer alors le problème de la reconnaissance, de l’identification des parents à l’enfant à l’aide d’une métaphore, celle de la Méduse : « Contraints de regarder en face ce qui ne saurait se voir, ils sont pétrifiés ou détournent le regard. »[3] Ce « miroir brisé » que peut devenir cet enfant présentant un handicap, nécessite alors l’intervention d’un autre miroir. Le regard d’un autre, d’un tiers, venant s’intercaler entre le regard rempli d’effroi du parent et l’enfant, peut permettre à ce parent de dépasser cette fascination mortifère, tel le bouclier de Persée qui lui avait permis de triompher de la Méduse.

La question de la conscience du handicap chez l’enfant

La question qui vient alors est celle de la construction de la personnalité de l’enfant, à partir du regard des autres, d’abord à partir de ses Autres primordiaux, mais également avec le regard que l’enfant handicapé va ensuite poser sur sa propre expérience du handicap. Comment va-t-il progressivement inscrire sa différence dans son identité.

Et dans un premier temps, l’enfant a-t-il conscience de son handicap ?

S’il s’agit de sortir d’une image idéalisée de l’enfance, on peut se demander si les enfants ne savent pas très tôt ce qui caractérise la spécificité humaine (langage, autonomie motrice, propreté). C’est l’hypothèse de Korff-Sausse dans « le miroir brisé » qui va il me semble à l’encontre de ce que l’on pense spontanément.

Comme par exemple Winnicott qui écrit selon un point de vue inverse, dans « La consultation thérapeutique et l’enfant », à propos du cas Iiro (page 15) :

« Il était effectivement improbable qu’il sût ce qu’il faisait ou qu’il eût utilisé consciemment le canard comme symbole de son infirmité. Je pense en fait qu’il était incapable de reconnaître sa syndactylie et de s’en accommoder »

Selon Korff-Sausse, les enfants sont capables de reconnaître leur handicap, mais comme pour Winnicott, les thérapeutes sont-ils parfois trop prudents, ou trop embarrassés pour aborder la question de front ?

Subjectivation du handicap

Aussi, l’enfant aurait de son côté un travail de deuil à effectuer. Celle de sa « normalité », de son autonomie. Dans le cas d’Iiro décrit par Winnicott, ce sera par exemple celui de jouer du piano par exemple.

La question est souvent celle de l’avoir ou de l’être. Ici, ce serait : avoir un handicap ou être handicapé ?

La logique à laquelle a affaire l’enfant handicapé suit le même principe, dois-je être semblable aux autres et tenter d’annuler ce handicap ?

Suivre cette logique peut le mettre en grande difficulté et devoir finalement nier ce qu’il est.

Ou bien, une autre logique pourrait être : suis-je complètement différent des autres ?

Et dans ce cas, l’enfant pourrait être amené à se sentir radicalement autre vis à vis de ses pairs et par là s’identifier complètement à ses manques, ses déficiences.

Comment sortir d’une identité trop réductrice ?

L’enfant handicapé comme le montre bien Korff-Sausse peut chercher un miroir, tout en refusant de s’y reconnaître.

L’enfant handicapé ne va pas cesser de rencontrer des déceptions quant à ses possibilités qui vont être source de frustrations.

Une question importante à ce sujet va être d’aider l’enfant dans les renoncements qu’il devra accepter sans chercher nécessairement à les imposer de manière forte, en ramenant par exemple les paroles de l’enfant toujours à une réalité censée lui rappeler sa condition. Ceci afin d’éviter d’une part son effondrement, une éventuelle dépression, qui pourrait se déclencher face à la perte. Mais d’autre part c’est également en quelque sorte une question de survie de la vie fantasmatique de l’enfant qui est en jeu, si on ne cesse de lui refuser d’imaginer, même ce qu’il ne sera jamais en mesure de faire. Cela ne signifie pas qu’il faille laisser s’installer pour autant l’illusion d’une toute-puissance. C’est un délicat positionnement à trouver, à construire avec l’enfant.

Nous avons vu un aperçu de ce que l’annonce du handicap représentait du côté des parents. On peut aisément comprendre que les interactions avec l’enfant subissent les conséquences de ce traumatisme. Comment donc reconstruire ce miroir brisé ?

Comment l’enfant va se positionner par rapport à la blessure des parents, la culpabilité de ses géniteurs ainsi que leurs éventuels souhaits de mort ?

Cela peut aboutir pour l’enfant à des attitudes d’opposition, saines par ailleurs, de révolte et de reproche de l’avoir conçu ainsi, ou des attitudes de perpétuelle excuse du simple fait d’être là. On peut trouver ainsi des défenses maniaques contre les affects dépressifs et le travail du deuil vis à vis des pertes auxquelles l’enfant a affaire.

Conclusion

Après l’enfant, la psychose et le somatique, c’est un domaine clinique en pleine expansion, qui peut apporter aux autres domaines cliniques en retour.

Je pense qu’il y a tout de même aujourd’hui une meilleure pris en compte de l’aspect fantasmatique des interactions, dans la perspective d’une prévention d’éventuels troubles de la parentalité et de troubles psycho-affectifs de l’enfant

On peut citer une étude : « Répercussions du diagnostic périnatal de malformation sur l’enfant et ses parents : approche métapsychologique à partir de l’étude longitudinale de 30 familles » un article de Anne-Marie Rajon, Isabelle Abadie et Hélène Grandjean.

Ou encore renvoyer aux études sur les interactions précoces parents-nourrisson dans l’organisation du développement de l’enfant lorsque celui-ci naît avec un handicap.

Dans le travail avec les parents, après avoir utilisé le paradigme du « deuil de l’enfant imaginaire », il est temps de proposer d’autres paradigmes pour penser ces situations afin de d’aider au mieux parents et enfants.

Nous avons vu qu’il ne fallait pas oublier les pères, et aider les familles à partager cette expérience douloureuse afin de diminuer les impacts tant sur les parents et leurs éventuels sentiments de persécution que sur l’enfant et sa culpabilité. Mais nous pourrions ajouter qu’il ne fait pas oublier les frères et les sœurs de l’enfant handicapé qui peuvent se retrouver abandonnés devant la polarisation psychique des parents que provoque cette arrivée inattendue.

A ce sujet, on peut lire l’article : « Frères et sœurs psychiquement oubliés », neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 2003, n°51, toujours de Korf Sausse, Et enfin les grands-parents qui vont se sentir concernés au travers de la question de la transmission.

Enfin, il faut continuer de soutenir ardemment l’idée qu’il faut écouter ces enfants et se laisser enseigner par eux, au risque de perdre nos certitudes et d’être embarrassé face à leurs questions, particulièrement lorsqu’elle aborde leur handicap.

Canguilehm, le philosophe héros de la résistance et médecin dans le maquis, avait travaillé pour dépasser une opposition normal/pathologique en se fondant sur Auguste Comte et Claude Bernard.

Il avait examiné tout d’abord la question : l’état pathologique n’était-il qu’une modification quantitative de l’état normal. Mais il va démontrer que le pathologique obéit à une normativité qui lui est propre. Ainsi, être malade, c’est encore vivre, et vivre, c’est toujours fonctionner selon des normes, même restreintes, et parfois selon une normativité tout nouvelle.

Il défend ainsi un caractère relatif de la différenciation qualitative entre normal et pathologique dépendant des relations même de l’organisme avec son milieu et il montre que le fond du problème posé par les définitions du normal et du pathologique réside dans la connaissance de la vie (qui n’est ni un simple équilibre, ni une auto-régulation). Ainsi, plutôt que normale, la vie est normative, c’est-à-dire constitutive de ses propres normes auxquelles le pathologique participe.

On ne peut que souhaiter des changements au niveau des représentations de la normalité. Mais la question serait, dans quel sens ?

Celui du déni ou celui qui remet au travail nos fantasmes ?

Les jeunes enfants n’auraient par exemple apparemment pas de souci avec le handicap, ceci tant qu’ils n’ont pas acquis une certaine conception de la mort. Ils considèrent alors le handicap comme guérissable.

Cela rejoint ce que dit Olivier Grim sur les pulsions de mort ravivées par le handicap. Bien que nous ne puissions vivre en pensant sans cesse à la mort, notre société a tendance à accepter de moins en moins tout ce qui touche à la mort, en refoulant et déniant tout ce qu’elle peut apporter et faire travailler psychiquement. Tout affect négatif n’a plus de droit de cité, et la tolérance signifie à nos yeux aujourd’hui l’indifférence. « Je te tolère tant que tu ne viennes pas me déranger ». Or le handicap dérange d’emblée, et notre premier mouvement est de supprimer ce qui nous dérange.

Un enjeu de société sur lequel nous pourrions travailler serait de faire en sorte que ces drames puissent se partager collectivement, et que la société puisse prendre toujours mieux en charge quelque chose de cette souffrance. Ne pas laisser le handicap devenir une affaire purement individuelle est un enjeu considérable pour nos sociétés.

Avec la psychanalyse, et la découverte de l’inconscient, l’étranger en soi, c’est le lieu de l’Autre qui s’est trouvé ré-ouvert de manière originale. Il s’agit, aujourd’hui, plus qu’hier encore, de persévérer à le maintenir ouvert.

« L’altérité d’autrui ne peut être reconnue qu’à condition de trouver un lieu intérieur pour être ressentie, investie et discutée, au prix d’affronter l’ambivalence foncière liée à la dépendance originelle vis-à-vis de la psyché de l’autre. Ce lieu intérieur à l’œuvre dans tout lien, ce lieu de l’intériorité est donné et toujours à construire avec la parole, issue du façonnage par les mots de l’autre. ». Ces phrases sont issues d’un éditorial du numéro de la revue Le Coq Héron, « Figures de l’autre en soi ».

Le psychiatre Lucien Bonnafé rappelait que le comportement d’une société avec ses fous était un des meilleurs témoignages de son degré de civilisation. Cette phrase pourrait être adaptée à la conduite envers les handicapés.

BIBLIOGRAPHIE

-          Sous la direction de Lecuyer Roger, Le développement du nourrisson, Dunod, 2004.

-          Sausse Simone, Le miroir brisé, l’enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste, Calmann-Levy 1996.

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-          Guidetti Michèle & Tourrette Catherine, Handicaps et développement psychologique de l’enfant, Armand Colin, 2002.

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-          Lebovici Serge. et Stoléru Serge, La nourrisson, la mère et le psychanalyste – les interactions précoces-, Bayard 1994.

-          Lamour Martine et Lebovici Serge, « Les interactions du nourrisson avec ses partenaires : évaluation et modes d’abord préventifs et thérapeutiques », in Psychiatrie de l’enfant n°34, 1, 1991.

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-          Bollack Jean, La naissance d’Œdipe, Gallimard, 1995.


[1] Winnicott D. W., Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant, in Jeu et réalité, p. 153

[2] Winnicott D. W., Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant, in Jeu et réalité, p. 156

[3] Sausse S., Le miroir brisé, l’enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste, Calmann-Levy 1996, p.34

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