Autopsie du bug – introduction au glitch art

Je vous conseille d’écouter la très bonne émission hebdomadaire (le dimanche soir de 17h à 18h) Place de la toile sur France Culture, et plus particulièrement celle du 20 février 2011 sur le bug : Autopsie du bug

Les invités étaient Roberto Di Cosmo, Alexandre Fernandez-Toro et Gérard Berry. Où l’on apprend qu’il existe une chaire de Médecine légale du logiciel informatique…

Ces logiciels étant aujourd’hui les objets les plus complexes que l’homme n’aurait jamais fabriqués. Concernant la fabrication de ces programmes, nous passerions aujourd’hui d’une ère marquée par l’artisanat, à certaines possibilités d’industrialisation., avec des possibilités de vérifier les programmes par d’autres programmes.  Car il y aurait une multitude de petits bugs que les programmeurs auraient laissé passer il y a quelques années, faute de prendre le temps et sous la pression de livrer rapidement, et qui seraient susceptibles d’être exploités par des personnes malveillantes et qui couteraient ainsi une fortune aujourd’hui pour tenter de les corriger. Morale de l’histoire : « Un bug trouvé très tôt ne coûte pas cher, mais un bug trouvé très tard peut coûter abominablement cher »… Je vous passe les différentes méthodes pour essayer de retirer, ou d’éviter le maximum d’erreurs. Un des invités en arrive d’ailleurs à la conclusion que si les outils ne se sont pas franchement beaucoup développés, ce serait du à une sorte de dénigrement de la fonction du programmeur considéré comme simple implémentation du programme conçu en amont. La programmation n’aurait pas encore reçus ses lettres de noblesse… A un moment de cette émission, un autre invité, parlant de la quantité de programmes embarqué aujourd’hui dans le moindre de nos objets quotidiens, et en première ligne, nos chers téléphones, arrive à la conclusion, presque en s’étonnant, que finalement, les gens acceptent plutôt bien les bugs… Cela m’a un peu étonné. Car je ne saisis pas bien le choix que j’ai concernant le fait que mon téléphone peut planter régulièrement ? Et l’alternative que je pourrais avoir, mis à part le fait, de ne plus avoir de téléphone portable ?

Mais je voulais profiter de cette émission pour introduire ici une petite réflexion que je ne vais juste qu’entamer à peine aujourd’hui, précisément sur le bug, le glitch et autres « plantades », notamment dans leurs rapports avec l’art. Par ailleurs, plus tard cette fois, j’aimerais revenir sur ce que l’on nomme intelligence artificielle (la fameuse IA dont on parle également dans les jeux vidéo), et ce notamment à partir d’un retour au père de l’informatique, à savoir ce cher Alan Turing.

Pour introduire la question ici, vous trouverez une bonne revue de la question sur Wikipédia qui nous livre une première définition :

 » En informatique, un bug (de l’anglais bug, « insecte ») ou bogue (au Québec et recommandé en France par la DGLF) est un défaut de conception d’un programme informatique à l’origine d’un dysfonctionnement. La gravité du dysfonctionnement peut aller de bénigne (défauts d’affichage mineurs) à majeure (explosion du Vol 501 d’Ariane 5). Un bug peut résider dans un logiciel applicatif, dans les logiciels tiers utilisés par ce logiciel applicatif, voire dans le micrologiciel d’un composant matériel comme ce fut le cas du bug de la division du Pentium[3]. Un patch (terme francisé en « rustine ») est un morceau de logiciel destiné à corriger un ou plusieurs bugs. »

Le glitch bien qu’utilisé parfois comme synonyme de bug n’a pas la même origine. Si le bug correspond à un souci au niveau du software,  le glitch est un phénomène plutôt hardware. Je vous recopie la définition de Wikipedia :

 » Le terme glitch désigne une défaillance électronique ou électrique qui correspond à une fluctuation dans les circuits électroniques ou à une coupure de courant (une interruption dans l’alimentation électrique). Ce qui entraîne un dysfonctionnement du matériel informatique (hardware), qui occasionne à son tour des répercussions sur les logiciels (software). Le mot glitch en est venu à désigner tout type de problème en informatique. Cela explique également le fait que « bug » (bogue) et glitch soient souvent employés indifféremment, sans pour autant être de parfaits synonymes. Par extension, il est employé pour désigner un bogue dans un jeu vidéo, où un objet animé a un comportement erroné (par exemple : passage au travers des murs, « téléportation » inattendue), qui peut être exploité pour tricher ou pour finir un jeu le plus vite possible, comme dans les concours de speedrun et plus particulièrement ceux de tool-assisted speedrun. »

Avec cette émission, on peut également commencer à concevoir le bug comme le conflit entre la raison (disons ultra rigoureuse) de la machine et celle de l’homme, souvent défaillante , ou tout au moins, limitée et plus lente, il faut bien le reconnaître. Ainsi je trouve que, présenté de cette manière, il y a peut-être des analogies à tenter avec les outils psychanalytiques, outre évidemment, le fait que les logiciels, les programmes, sont du langage, et sont des parfaites illustrations du maniement de la fonction symbolique chez l’homme. La machine, selon un des invités, serait juste un amplificateur d’erreur, car il est évident que le souci, l’erreur, ou la défaillance, provient aujourd’hui du programme conçu par l’homme.

Pour revenir à mon introduction aux bugs, ou plutôt aux glitchs dans leurs rapports possibles avec l’art, cela m’avait surpris et avait excité ma curiosité. Je me demande comment interroger cette idéalisation de la failure, de la défaillance, du ratage, du dérèglement qui semble être à la base de cette tentative d’esthètisation. Pour reprendre le titre d’un article sur le sujet : Glitch la beauté fatale d’un raté. Car lorsque certains essaient d’en faire « un effet graphique sympa », cela précisément rate il me semble. Un exemple raté à mon sens d’utilisation de l’esthétique qui se dégage de ce mouvement est donc le clip de Kanye West « To Heartbreak » :

Ou encore le clip du groupe Chairlift – « Evident Utensil » :

Chairlift – « Evident Utensil » Music Video from Data Mosher on Vimeo.


GLITCH, PIXEL & ROCK'n ROLL par peanuts-film

Aussi pour avoir une meilleure idée de ce qu’est le glitch, cette vidéo de Takeshi Murata me semble être un bon exemple :

Un festival a eu lieu à Chicago en septembre 2010 la dernière fois (GLI.TC/H)

En tout cas, j’apprécie cette tentative. Esthétique du dysfonctionnement, mais aussi détournement de ces objets électroniques, technologiques (comme les jeux vidéos détournèrent l’utilisation des écrans de télévision)  qui ont maintenant colonisé notre quotidien. Détournement par rapport à ces objets censés nous délivrer des programmes standardisés, et surtout censés assurer leur rôles sans dérailler, sans « délirer ». Le glitch art, ce serait traquer et surtout changer notre rapport à l’irruption de l’imprévu au sein même d’un univers dont nous fantasmons la solidité, l’assurance de bon fonctionnement. A ce sujet, j’ai toujours été surpris par le fait que les programmes informatiques, implémentés sur toutes ces couches d’électronique, que l’on trouve partout, mais par exemple, et surtout dans ce PC grâce auquel j’écris ceci, fonctionnaient si bien. Comment toute cette machinerie, et il suffit de s’amuser à « bidouiller » un peu sur un PC pour saisir combien c’est un assemblage de bric à brac, fonctionne-t-elle, arrive-t-elle à fonctionner, tant bien que mal…

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11 réponses à “Autopsie du bug – introduction au glitch art”

  1. #1. dis-gust, femme de nerd le 26 février 2011 à 16 h 33 min

    J’aurais une question à faire, qui touche au partage raison/machine vs raison imparfaite ou déraison / homme. En fait j’aurais deux remarques. 1) Le partage ne serait-il pas plus juste en ces termes : rigueur / raison ? Je ne développe pas, mais on voit dans quel sens je veux aller – d’une définition précisément non mécaniste de la raison. 2) Le glitch n’est-il pas l’exemple d’une autre distribution des termes du partage ? Car si je lis bien la définition généreusement importée de Wikipédia ici, il est dit que le glitch est dû à une défaillance de la machine, non de l’homme.
    Je suis enfin très intriguée aussi par les possibilités plastiques de cette utilisation (canalisation, aiguillage ?) du bug électrique. A suivre donc, merci de cette page !

  2. #2. Yann Leroux le 3 mars 2011 à 10 h 10 min

    Il est donc possible de commenter ! ;-)
    Ces glitches me font davantage penser à des rôts qu’a des ratages. La seconde image qui me vient est celle de déchirements. Je pense au texte superbe laissé par Anzieu après sa rencontre avec Bacon : des images de corps distendus, déchirés. Il y a dans ces glitches quelque chose de dégoûtant, d’obscène, qui indique à mon avis que l’image du corps est révulsée.

    A creuser ! Je vais lire le Glitch Manifesto !

  3. #3. jcdardart le 3 mars 2011 à 10 h 25 min

    ça me rappelle un site qui se moque des débutants en informatique et dont le slogan est que le premier bug se situe derrière l’ecran et le clavier ;)

    Je pense qu’il y aurait pas mal de chose à dire sur le rapport à la machine car cette dimension est centrale et on ne peut que penser au travaux de Searles sur l’environnement non humain et précisément je pense à certaines angoisses que sollicitent typiquement l’informatique chez nombre d’utilisateur.
    Je fais là un rapide passage mais je commenterais de façon plus détailler plus tard.
    Sinon pour télécharger l’émission en question http://rf.proxycast.org/m/media/296096201420/c=vie+pratique/p=PLACE+DE+LA+TOILE_10465/l3=20110220/l4=/http://media.radiofrance-podcast.net/podcast09/10465-20.02.2011-ITEMA_20269911-0.mp3
    C’est en fait lien du fichier mp 3 contenu dans le flux du podcast et qui est très mal indiqué sur le site

  4. #4. admin le 3 mars 2011 à 11 h 43 min

    @Yann
    Oui oui il est possible de commenter !! ;o))
    En fait, j’avais récupérer un thème WordPress qui me plaisait bien, mais dont toutes les fonctions des commentaires avaient été supprimées dans le code… Donc il m’a fallu un peu de temps pour comprendre comment les remettre…
    Une image du corps distendu, morcelé ?
    En perpétuelle transformation surtout j’ajouterai.
    Mais je ne les trouve pas obscène par contre.
    Mais, c’est surtout lorsque ces glitches sont tout à fait abstrait que je les trouve parfois vraiment hypnotiques.
    Pour filer d’Anzieu-Bacon, je glisserai (glitcherai…) vers Anzieu-Beckett pour reprendre le mot fameux de l’écrivain, car j’y vois une tentative d’idéaliser ce qui ne peut pourtant que clocher à un moment, peut-être d’un rapport entre l’homme et la machine qui tombe d’un statut idéalisé (que l’on souhaiterait harmonieux, comme dans la notion d’accordage où j’ai l’impression peut-être, à creuser, qu’elle sous-tendrait un rapport harmonieux possible ) se met à rater :
    « try again, fail again, fail better »

    @JC
    Merci JC pour le lien.
    J’essaierai également peut-être de mettre l’émission sur ce blog.
    Effectivement, c’est précisément sur ce rapport humain-machine que je voudrais tenter de travailler actuellement. Au sujet des jeux vidéo par ex., je voudrais essayer de voir ce que l’on peut dire avec la notion de jouissance qui me paraît intéressante dans l’articulation qu’elle permet entre le sujet et son organisation pulsionnelle et l’Autre et sa jouissance.
    A suivre…


  5. [...] voir l'article : Autopsie du Bug, par Vincent le Corre : Autopsie du bug, ou le glitch art [...]

  6. #6. Zeboute le 1 mai 2011 à 11 h 00 min

    Bonjour,

    Travaillant dans l’informatique, cet article est lumineux, et donne un éclairage plein de sens.
    Cela m’a inspiré un billet :http://zeboute.wordpress.com/2011/04/30/le-bug-erreur-esthetique-semiologie/

    J’ai bien sûr fait référence à votre article !

  7. #7. marcuz le 1 juillet 2011 à 0 h 40 min

    intéressant votre article mais y a un souci… Le « langage informatique » n’est pas un langage… c’est seulement un bout du langage, et le plus pauvre…
    Le « langage » de la programmation sont seulement des « ordres »… c’est à dire un langage univoque, hors de la symbolisation, puisqu’il ne renvoie à rien d’autre qu’à lui même (ex : « c’est comme ça parce que c’est comme ça »)… On est au degrés zéro du symbolique. Désolé, mais c’est comme ça…

    Par contre assimiler le bug à un acte manqué peut être davantage pertinent et renvoie à quelques questions :
    - que signifie une erreur dans un logiciel ?
    - que signifie le fait d’écrire une erreur dans un robot ?
    - que signifie le fait pour un programmeur d’écrire une erreur dans un programme destiné à faire fonctionner une machine calculant comme un cerveau.. et même « mieux » qu’un cerveau… ?

    Avant de commencer à répondre, je voudrais attirer votre attention à ce que disent les ingénieurs qui nous « reprochent » de ne pas réfléchir aussi vite qu’une machine…même ironiquement… N’oublions pas que le temps de la pensée et l’activité psychique sont autrement plus complexes et symbolisateurs qu’une machine… Autrement dit, programmer une machine est certes excessivement complexe… mais le cerveau, sans parler de la pensée, reste au delà de tout cela, y compris de la logique.

    Il existe une hypothèse psychanalytique que la science fiction traite déjà très bien : s’il y a des bug, c’est que les hommes qui les font veulent humaniser les machines. Qu’est ce qu’un acte manqué ? C’est une « vrai-fausse erreur », c’est à dire un sabotage inconsciemment volontaire…

    Un bug, cela revient, en somme, à rendre la perfection (inhumaine, par définition) impossible. Cela revient à humaniser ce dieu, parfait, surhumain et à le maintenir dans son statut de robot, c’est à dire d’esclave dit l’étymologie…

    voilà pourquoi, il faut des bugs, il y en aura toujours, et c’est tant mieux.

    Salut !

  8. #8. admin le 1 juillet 2011 à 17 h 19 min

    Bonjour Marcuz,
    Oui, vive les bugs et les glitchs ! Et surtout merci de votre participation ici !

    Concernant le langage informatique, je n’ai pas voulu dire qu’il était équivalent au langage humain, au langage dit naturel et ses équivoques.

    Si l’on écarte une définition du symbolique comme on peut la trouver chez Jung, lorsque j’ai écrit « Ainsi je trouve que, présenté de cette manière, il y a peut-être des analogies à tenter avec les outils psychanalytiques, outre évidemment, le fait que les logiciels, les programmes, sont du langage, et sont des parfaites illustrations du maniement de la fonction symbolique chez l’homme. » j’ai voulu souligner le fait que selon moi, dans le langage informatique, on peut retrouver précisément quelque chose du fonctionnement du symbolique, si on le prend au sens de Lacan, c’est-à-dire, quelque chose d’assez « bête », quelque chose comme un réseau fonctionnant selon une combinatoire pure.

    Et je suis tout à fait d’accord qu’il ne s’agit que d’une suite d’instructions interprétables de manière univoque par une machine, mais également qu’il serait bien réducteur de rabattre d’une part le fonctionnement de la pensée sur le fonctionnement du cerveau, car on manquerait alors l’essentiel.
    Le langage ne se rabat pas sur le fonctionnement du symbolique, car l’imaginaire y joue son rôle. Néanmoins, pour comprendre le symbolique, la logique peut aider.

    Enfin concernant l’hypothèse psychanalytique du bug qui serait une tentative pour humaniser la machine, elle est intéressante. C’est tout à fait vrai que tout autant que l’homme cherche à se penser comme mécanique, il cherche à humaniser la machine.
    Selon vous, une machine qui n’aurait pas de bug serait alors « parfaite », « surhumaine » ? Cela me fait penser qu’il me semblait que justement, pour Lacan, Dieu est en somme le sujet supposé savoir, inhérent au fonctionnement de notre langage humain, celui qui serait censé détenir le sens des signifiants, le lieu même en somme où les mots peuvent prendre sens. La machine « se moquant » bien du sens, elle pourrait donc incarner ce Dieu selon vous ? Là encore, cela me rappelle cette série Battlestar Galactica, qui est un bon exemple de ces relations homme-machine, où les machines sont devenues croyantes…

    Mais au final j’ai tout de même un peu de mal avec cette hypothèse d’acte manqué. Il est vrai qu’un bug peut être dû à une « simple faute d’inattention », assimilable alors à l’acte manqué. Mais au travers de la pratique de la programmation que j’ai pu avoir, j’ai plutôt l’image, en un sens toujours freudienne, du bug comme conflit entre différentes tendances. C’est-à-dire que les programmes se complexifiant, le bug apparaitrait finalement là où différentes nécessités, différents fonctionnalités du programme par exemple, viennent se rencontrer, et finissent par former un « imprévu », car elles ne seraient pas nécessairement compatibles au premier abord.

    Amicalement,
    VLC.

  9. #9. marcuz le 3 juillet 2011 à 0 h 39 min

    Bien le bonjour

    Puisque vous utilisez les catégories de Lacan… une hypothèse, juste comme ça…

    Si, selon Lacan, l’individu n’accède au langage et au symbolisme que s’il a d’abord perdu la chose, on peut alors se poser les questions suivantes :
    - quel manque, quelle perte vient compenser le « langage » informatique ?
    - d’où vient ce besoin de parler ainsi aux machines ?
    - d’où vient ce désir d’ordonner à ces nouveaux esclaves ?
    - d’où vient cette attente que « ça marche » ?
    - pourquoi les robots sont-ils supposés obéir ?

    Peut-être parce que nous sommes en Démocratie, qu’il n’y a plus d’esclaves et qu’aucun citoyen n’accepterait qu’on lui parle comme nous parlons à nos machines… programmées pour obéir. On n’insulte guère plus, aujourd’hui, que nos machines les yeux dans… l’écran.

    Le robot : ce nouvel objet de nos fantasmes sadico-paranoïaques ?! … haha

    Et tous ces films de Science Fiction, de Terminator à I-robot, en passant par Blade Runner, Matrix et Ghost in the Shell (et j’en passe) prennent une nouvelle couleur : ils disent tous, plus ou moins explicitement, qu’il y aura peut-être un jour davantage d’humanité dans nos machines (qui se rebellent et tyrannisent leurs anciens maîtres) que dans ces humains dociles qui les conçoivent … et les désirent dociles.

    Pour répondre plus directement à vos questions, lorsque je parlais de « Dieu » c’était davantage pour renvoyer à un certain imaginaire, celui qui transpire dans certaines remarques que font les intervenants de l’émission de radio dont vous parlez au début de l’article. Il y a une « chasse au bug » et une utopie du programme parfait que je trouve un peu inquiétante, cette tentation de construire un langage transparent et totalement performatif… Certes, comme il est dit dans l’émission, il est évident qu’un bug est tragique lorsqu’il s’agit de logiciels de pilotage d’avions. Il faut donc légitimement tenter de se rapprocher du code parfait en créant des programmes sans « bruit », ni possibilités d’ordres contradictoires. De même, il est bien évident que la carrière d’un programmeur dépend de sa capacité à optimiser ses programmes…

    Pourtant la philosophie « critique » nous prévient que tout cela risque de nous mener à une anti-utopie… Baudrillard, Virilio, ou par exemple Lyotard (in La condition postmoderne) qui pensait que la prégnance grandissante de l’informatique et de la pensée cybernétique amènerait peut-être à une assimilation du langage à un code binaire… et donc mènerait à assimiler toute information métaphorique, connotée, ambivalente ou poétique à du bruit : une info qui ne passerait plus dans les tubes. Un bruit… à éradiquer.

    Il n’y a qu’à voir ce que donne le MP3 avec la musique… ou le JPEG avec les peintures de Rothko : en compressant les couleurs pour que le tableau circule sur internet, la représentation numérisée tue l’objet, son sens, qui réside précisément dans les nuances de couleurs, ces frontières indécises où les blocs de couleurs « respirent », se dilatent ou rétrécissent… Suffoquent ? On ne sait… On hésite. Avec le JPEG…on ne voit que des carrés de couleurs. On ne se pose pas de questions.

    « Mes tableaux peuvent avoir deux caractéristiques, soit leur surface se dilate et s’ouvre dans toutes les directions, soit elle se contracte et se referme dans toutes les directions. Entre ces deux pôles, se trouve tout ce que j’ai à dire… A ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface »…

    Etrange codage du JPEG, en ce sens très symbolique : une perte de l’objet, oui… qu’il faut pourtant bien accepter…? Que dirait Lacan face à L’origine de monde « jipeguisée »…? ;)

    Bref, on va pas rejouer les Romantiques contre les Modernes, mais le rapport que nous avons avec nos machines pose peut-être problème…
    N’y a-t-il pas un malaise dans le bug ?

    Peut-être faut-il se demander ce qu’est vraiment un bug, si cela a un sens de vouloir le définir, et, surtout, s’il n’y a pas des enjeux inavoués qui sous-tendent toute définition et éradication du bug. La définition de l’erreur est-elle si objective et impartiale..?

    Par exemple, l’émission de France culture commençait par présenter un bug radiophonique : Skyrock n’arrivait pas à diffuser une chanson aussi débile que les présentateurs à l’antenne… Rappelons que l’ordinateur de la radio ne lance pas Sefyu (ce que la musique pour adolescents vient de générer de plus décérébrant) et l’animateur, colérique, s’en prend alors à tout son petit monde : il fait le petit chef, il ordonne, se plaint d’être seul aux manettes et de ne pas avoir sous la main le CD (tiens tiens, on en vient à regretter le CD…). Bref, il manque d’humour, de distance, d’initiative… Dépendant de sa machine, de son programme, il..buggue. Curieux mimétisme… non ?

    Ne peut-on pas alors se réjouir du bug… ?! Comment ne pas se réjouir que la machine ne réponde pas à la bêtise de l’ordre…?! Ironie de la machine, inconsciente, littéralement « irresponsable » de l’erreur…? Personnellement, j’ai beaucoup rigolé.
    Des bugs comme cela, il en faudrait davantage.

    Peut-être faut-il aborder le bug ainsi d’une autre manière… L’acte manqué survient lorsque « l’attention », la veille du surmoi se met inconsciemment « en suspens » afin que s’exprime la volonté « profonde » de l’individu, son désir « inavouable » mais qui sera pourtant dit. Il y a un acte manqué justement lorsque le conflit (surmoi/ça) devient insupportable : en terme cybernétique, lorsque les informations sont contradictoires (double bind). L’acte manqué devient alors la seule issue possible et « logique » : c’est un choix que l’on peut assumer, responsable mais pas coupable de « l’accident », cet espace de « liberté » où l’individu peut assumer son désir sans passer pour un pervers, égoïste amoral aux yeux des autres et à ses propres yeux. L’acte manqué est donc un signe de bonne santé mentale, le signe qu’il existe un Moi se défendant contre les injonctions contradictoires et tyranniques du surmoi et du ça. Il permet le choix et l’action, il évite la folie.

    Or, les ordres univoques ne peuvent s’appliquer qu’aux tâches simples. Il y aura donc toujours des bugs car les activités complexes doivent toujours faire face à des incompatibilités et des contradictions. La machine stoppe son activité car elle n’est pas dotée d’un Moi qui élimine certaines infos (jusqu’à l’aveuglement, afin de se préserver…), qui tranche les informations contradictoires, les conflits, en fonction de son intérêt propre, de ses valeurs personnelles, de ses désirs, etc… Si les programmeurs surmontent cette « difficulté » (qui n’en est pas vraiment une…), en fait, ils créeront une machine dotée du libre arbitre : un robot qui n’en sera plus un. Ses bugs ne seront plus des bugs, ce seront des décisions humaines, « imparfaites », relevant de choix orientés en valeurs et en affects, non plus seulement en finalité.

    La question renvoie donc au début : nous voulons des esclaves synthétiques. Mais ils buggent, plantent, attendant l’ordre… incapables qu’ils sont de trancher. Ces questions renvoient donc à la possibilité même de la domination : nos sociétés ont déclaré l’esclavage illégal et amoral (voilà pourquoi nous créons des machines, pour assouvir nos fantasmes de domination en toute impunité morale sur des substituts) mais il s’avère peut-être aussi que nos fantasmes de domination deviennent de surcroit inutiles et contre-productifs… puisque nous désirons en même temps que les machines accomplissent des tâches complexes et pensent par elles-mêmes.

    Ainsi, l’incohérence, ce n’est plus tellement le bug… c’est de continuer à vouloir créer des esclaves tout en leur demandant d’être libres !
    En un mot, si on continue dans ce sens, plus on voudra résoudre de bugs, plus on en créera…

    Tout système moral ou religieux est un ensemble de prescriptions qui tendent à la cohérence mais comportant de nombreuses contradictions internes. Mais ce n’est pas un « défaut » selon les théologiens, puisqu’ils considèrent que la décision individuelle de faire le « mauvais » choix entre deux impératifs, faire « le Mal », est inhérent à la notion de responsabilité et de libre arbitre. En poussant l’analogie, ne peut-on pas envisager que créer des programmes informatiques et vouloir en même temps que les machines résolvent les bugs reviendrait à leur conférer un libre arbitre tout en les assignant à leur fonction d’esclave ? Une machine qui ne commettrait plus de bug (l’inaction, le blocage…), ferait donc des choix libres et responsables, partiaux et autodéterminés. Elle ne ferait plus « d’erreurs », elle ferait « le Mal », le propre de l’homme…

    Il y a donc peut-être des « problèmes » qui ne se résolvent pas mais qui se gèrent. L’art du bug signifie peut-être cela…

    ps : Lorsqu’un journaliste demanda à Heidegger pourquoi il en avait autant contre la technique et ces machines qui fonctionnent pourtant globalement bien, il répondit : « le pire… c’est que ça marche ! »

    à bientôt (promis, je ferais moins long la prochaine fois, ha ha)

  10. #10. admin le 7 juillet 2011 à 10 h 58 min

    Bonjour Marcuz,

    Tout d’abord, un grand merci pour votre contribution ici !
    Ensuite, que de questions ! Et non des moindres…

    De l’art du bug comme de l’art d’assumer notre imperfection. J’aime beaucoup…

    Je pense que, en le disant rapidement, le robot comme figure de la machine la plus « aboutie » pour ressembler à l’humain, est une sorte d’émanation de notre narcissisme. Autrement dit, que la machine est faite à notre image. C’est-à-dire encore, que la machine, le robot, est censée être nous, moins l’élément qui nous pose le plus problème en tant qu’être humain, à savoir la pulsion.
    Il y a un texte de Victor Tausk, « De la genèse de l’appareil à influencer au cours de la schizophrénie » qui peut être lu comme une solution trouvée dans la schizophrénie pour faire face à l’irruption de la pulsion sexuelle.

    Le « langage informatique » me semble être, comme vous l’avez dit, un langage réduit pour être univoque. Mais il s’inscrirait cependant dans le même mouvement de l’accès au langage par l’être humain. Au langage, mais finalement, peut-être pas à la parole ? A creuser…

    Parler aux machines m’évoque le fait que nombre de nos congénères aiment parler aux animaux. Certes, un animal n’est pas une machine. Tiens cela me fait penser que Lacan dit à un moment dans le séminaire 2 qu’en fait les animaux sont des machines bloquées, et que la machine est plus libre que les animaux, car c’est le milieu extérieur qui détermine l’animal. Il ajoute « C’est en tant que, par rapport à l’animal, nous sommes des machines, c’est à dire quelque chose de décomposé, que nous manifestons une plus grande liberté, au sens où liberté veut dire multiplicité des choix possibles. »

    Donc, pour revenir à mes humains qui parlent aux animaux, ils disent même parfois préférer parler à leur animal domestique, qu’à un être humain… Pourquoi ? Il y a de fortes chances que ce soit parce que ce dernier ne leur répondra pas… Donc il répondra toujours comme on l’attend. « Il me comprend mieux que les êtres humains », puisqu’il ne dit rien qui me laisse penser autre chose, ou qui me décevra… La machine aura peut-être accès au langage, mais à la parole…

    Votre interprétation de nos rapports à nos machines en tant de Démocratie est tout à fait intéressante. Et effectivement, la science-fiction n’a cessé de traiter le thème du robot se révoltant, et reprenant le contrôle sur son ancien maître (D’où les trois lois de la robotique avec lesquelles Asimov s’amuse !).
    Mais j’ai l’impression que la pulsion étant vécue par l’homme comme sa part maudite, la source du Mal, le robot peut être fantasmé comme l’homme, sans cette part de sadisme notamment, sans cette « capacité » à prendre du plaisir à faire ou voir souffrir, à asservir l’autre, etc. Donc potentiellement, comme cet Autre capable de « devenir plus humain » que l’homme. Et là, je pense à cette série de SF dont je parlais, Battlestar Galactica…
    C’est pourquoi, même si je suis d’accord avec ce que vous dites sur le devenir des machines à qui l’on pourrait donner quelque chose comme une faculté de libre-arbitre (tout en continuant à leur assigner la place d’esclave de l’humanité, d’où l’imagination qu’elles se rebelleront forcément un jour), j’ai l’impression que la source du Mal chez l’homme est plus à chercher dans son rapport à la pulsion que dans le mauvais choix.

    J’aime aussi beaucoup votre hypothèse du bug comme point de départ d’une future décision possiblement humaine chez la machine. Nos choix seraient ainsi nos solutions face à nos possibles « bugs personnels » ?
    En tout cas, il est certain que lorsque ce bug survient, c’est l’arrêt d’un type de relation que l’homme établit avec la machine, celui d’une relation où la machine me semble être devenue une partie de cet homme. Alors, lorsqu’elle ne fonctionne plus comme prévu, cette partie manque, et l’homme (comme ce présentateur de Skyrock) le vit plutôt mal.

    Mais concernant notre désir de créer ces machines, je ne sais pas si c’est, au final, pour assouvir ce désir de domination. J’aurai plutôt tendance à relier ce désir avec un désir de reproduction, non sexuée. Comment se reproduire, sans passer par la sexualité. Un autre moi-même, à l’identique.

    Malaise dans le bug ?… J’aime beaucoup la citation de Mark Rothko !
    Concernant ce que vous dites sur la « jipeguisation » de « l’origine de monde », (ou du monde tout court d’ailleurs… ), les équivoques du langage et ce mouvement qui fantasme « un langage parfait », un langage purement logique, cela me fait penser par exemple à Wittgenstein et l’évolution de sa pensée. Du Tractatus à ses Recherches philosophiques, et dans ses rapports tendus avec le Cercle de Vienne, on peut y voir l’abandon de cet idéal. Effectivement, si la théorie de la communication à la Shannon a conquis nos imaginaires. Et nous (et particulièrement dans les entreprises, où l’on répète à l’envi qu’il faut plus et mieux communiquer pour enfin lever tout malentendu !) nous mettons à rêver de relations où il n’y aurait pas de perte dans « nos échanges d’informations ».

    Mais malheureusement, parler à un Autre signifie accepter « cette perte d’information » qui est introduite d’emblée par le fait que nous ne parlons définitivement pas la même langue, même si nous arrivons à nous comprendre… à peu près.
    Cela dit, Lacan s’est beaucoup intéressé à la cybernétique. Tout son second séminaire est une longue discussion avec ce qu’il a saisi de cette discipline. Il s’en sert pour mettre au travail ses auditeurs sur les questions de la parole et du langage justement. J’aimerais tenter une lecture de ce séminaire pour revenir sur ce lien que Lacan fait.

    Pourrait-on faire une analogie avec les types de discours hez Lacan, entre le discours du maitre et le discours analytique ? Et dire par exemple que le bug pourrait être vu effectivement comme une erreur relativement à un idéal de fonctionnement. Un fonctionnement « qui tourne », un peu comme ce discours du maître peut-être ?
    Et le discours analytique tentant de faire un peu bugger le système…


  11. [...] Tout est plus clair désormais dans mon esprit, grâce aux explications de « Syl ». Satisfaite, je pars de chez lui avec une idée devenue soudainement obsessionnelle : démonter mon aspirateur Dyson (le DC 37 Root Cyclone and Ball qui coûte 409 euros chez Darty) pour tenter d’en faire un transformateur de voix comme mon nouveau pygmalion avec ses sèche-cheveux. La défaillance a donc du bon, tu vois, dans ce monde déjà givré… et puis on dit bien que l’erreur est humaine, non ? Dans le cas où tu souhaiterais toi aussi te plonger dans les sinuosités (très prononcées je dois l’admettre) du Glitch Art, tu trouveras dans cette rubrique un certain nombre de sources pour te driver. Pour mieux comprendre le bug :  http://vincent-le-corre.fr/?p=345 [...]

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