Maud Mannoni et la critique de l’institution

Qu’aurait pensé et dit Maud Mannoni (1923-1998) du discours du Président Sarkozy du deux décembre 2008 au centre hospitalier Erasme d’Antony1 , sur le thème de « l’hospitalisation en milieu psychiatrique », suite au fait divers dramatique qui s’était déroulé dans l’enceinte psychiatrique, un meurtre commis par un patient psychotique. Elle qui dénonçait la ségrégation et l’hostilité féroce à l’égard des enfants dits « inadaptés » et de leurs parents sur un plan politique, en pointait également les racines au cœur de chacun : « le problème de la ségrégation n’est pas un problème purement politique ; au cœur de chacun de nous, il y a place pour le rejet de la folie, c’est à dire pour le rejet de notre propre refoulé. »2.

La question récurrente de son parcours sera donc comment accueillir ces individus à la fois du point de vue individuel (en tant qu’analyste) et du point de vue institutionnel (ce sera l’expérience de Bonneuil). En effet, comment maintenir encore aujourd’hui des espaces d’accueil pour ceux que l’on désigne comme « fous donc dangereux », alors que toute réforme dans le champ de la santé mentale s’inscrit de plus en plus dans un contrôle sécuritaire accru des populations dites à risque ?

Je n’ai jamais été stagiaire à Bonneuil, ni à La Borde. Ainsi l’évocation de ces lieux a toujours produit chez moi un effet étrange. Ces noms de lieux évoquent, pour moi, des désirs singuliers. Ceux de tenter de construire des espaces institutionnels où précisément la référence au désir des sujets, aux « parlêtres » de Lacan, qui les fréquenteraient, garderait toute sa pertinence face à la dimension mortifère potentielle que porte toute institution de soin, a fortiori, psychiatrique. Mannoni ne cessera de le répéter tout au long de ses ouvrages : « La structure de toute institution (familiale, scolaire, hospitalière) a pour fonction la conservation d’un acquis (culturel, social, etc…), à des fins de reproduction de l’héritage ainsi reçu. » « Des structures sont ainsi mises en place, par quoi l’institution se défend contre les effets de toute parole dite libre. Dans la mesure où elle est entendue comme « pathogène » (le rejeté du patient), la parole « libérée » n’entre dans aucun processus de transformation. » 3. C’est aussi ce que Jean Oury a pu dire autrement : « Un hôpital, c’est d’abord un établissement. Il faut distinguer établissement et institution. L’établissement, c’est un bâtiment et un contrat passé avec l’Etat, un prix de journée, etc… […] L’institution, quand ça existe, c’est un travail, une stratégie pour éviter que le tas de gens fermente, comme un pot de confiture dont le couvercle a été mal fermé.»4

Je voudrais donc ici rendre compte d’un petit cheminement, d’un « trajet » (Mannoni utilise régulièrement ce mot de « trajet » pour décrire ce qui se passe pour les enfants de Bonneuil), que nous avons effectué à travers quelques traces qu’ont laissées Maud Mannoni et ses collaborateurs à propos de leur pratique clinique. Car, selon eux, cette pratique, dont Bonneuil comme lieu est finalement le nom, était inséparable d’un effort de théorisation. Mannoni se méfiait cependant de l’utilisation de la théorie à des fins de pouvoir, y compris et surtout dans le champ de la psychanalyse. Ce qui lui importait était, selon nous, de tenter de rendre compte des liens entre un désir, une pratique et ses effets. Ce qu’elle a donc fait dans plusieurs de ses livres. Education impossible, publié en 1973 ; Un lieu pour vivre, en 1976, D’un impossible à l’autre, en 1982.

Nous nous intéresserons aux multiples influences qui ont présidé à la création de ce lieu appelé « Ecole expérimentale de Bonneuil-sur-Marne ». Puis, nous ferons un rapide survol du principe de fonctionnement de ce lieu, à travers la notion d’ « institution éclatée ».

I – Les influences et les courants qui traversent Bonneuil

Nous sommes aujourd’hui peut-être bien loin de ce que certains courants, nés dans les années d’après-guerre ont cherché à faire. La psychothérapie institutionnelle (Tosquelles à Saint-Alban ; Oury à La Borde), et l’anti-psychiatrie (Laing et Cooper à Kingsley Hall en Angleterre ; Basaglia en Italie) ont en effet cherché à mettre en question la situation asilaire.

On peut situer Mannoni au croisement de l’anti-psychiatrie et de la psychanalyse. En effet, elle partage par exemple avec la première, l’idée de l’absence de place réservée par la société aux fous, et celle de l’opposition à l’idéologie médicale et son étiquetage diagnostique. Mais Mannoni s’en écarte par le fait que, selon elle, la psychose de l’enfant ne peut être le « simple » fruit d’agencements familiaux pathogènes ou de l’aliénation sociale. Concernant la psychose, la référence de Mannoni est donc essentiellement psychanalytique, même si elle a pu s’inspirer de l’école de Palo Alto à un certain moment. Et c’est en 1969 qu’avec Robert Lefort, Rose-Marie et Yves Guérin, elle va créer l’école expérimentale de Bonneuil-Sur-Marne. Notons d’ores et déjà que cette expérience d’anti-psychiatrie française s’est ainsi faite avec l’aide de la psychanalyse, alors que dans les autres pays, elle s’était plutôt déroulée contre la psychanalyse.

Elle fut une élève de Lacan, de Winnicott (Elle organisa en 1967 un colloque avec Ginette Raimbault sur les psychoses de l’enfant sous leur égide), sans oublier Dolto. Et c’est sa rencontre avec la psychose dans ses jeunes années de formation en Belgique qui va l’amener à être créative plus tard sur le plan institutionnel. Elle décrit par exemple les expériences où elle emmène des patients hors de l’hôpital, et les effets sur la parole de ses derniers. « Je me rends alors compte assez vite que le patient parle autrement hors de l’asile que dans les murs ».5

A partir de son premier livre, L’enfant arriéré et sa mère, publié en 1964, (puis dans divers ouvrages comme L’enfant, sa maladie et les autres, en 1967) elle va théoriser l’idée, qui aura un impact important dans toute la psychanalyse d’enfant française par la suite, de la prise de l’enfant dans le fantasme maternel et parental (le fantasme étant conçu là comme une parole entendue), et de ces conséquences quant à la structuration subjective. Cette idée lui vaudra par ailleurs l’accusation de culpabiliser les mères. Mais elle va traverser son œuvre (Outre les deux livres cités, on peut ajouter Le premier rendez-vous avec le psychanalyste, publié en 1965) et se retrouver dans son abord critique de l’institution, notamment par le fait de chercher à situer la place du « soigné » dans le fantasme du « soignant ».

Mannoni est en effet particulièrement méfiante envers l’institution et le fait que cette dernière puisse devenir le relais d’une demande sociale de normalisation et d’adaptation à tout prix. Plus encore, elle est méfiante envers le fait même d’introduire la psychanalyse comme pratique dans l’institution, comme une spécialité psychiatrique. Elle choisit alors de repenser l’articulation entre l’institution et la psychanalyse. Nous nous arrêterons sur ce point plus tard.

Pour le dire simplement, la création de Bonneuil s’effectue en partant de la question que se pose Mannoni : « Quel travail possible avec des patients psychotiques ? » et elle y répondra sur le plan de la création institutionnelle. « Bonneuil accueille, dit-elle, ‘les enfants troublés du système’ ; que ce soit le système économique, familial ou social. Les adultes qui s’occupent d’eux, comme moi-même, on pourrait les définir comme les adultes ‘troublés du système’: ils ne se supportent ni comme soignants dans les hôpitaux ni comme enseignants dans les lycées. »6 C’est donc au final « un lieu qui est ‘un lieu de vie’ avec des gens qui ne s’interrogent plus sur ce que c’est que la maladie mentale, sur ce que c’est d’être un enfant surdoué ou débile ; on ne sait plus qui est ‘fou’ ou qui ne l’est pas. »7 Elle conteste ainsi une certaine pratique psychiatrique du diagnostic. Ajoutons enfin que la critique de Mannoni de « l’administration de la folie » par la psychiatrie traditionnelle s’accompagne d’une critique de la pédagogie, et donc d’une conception de l’enfance. Car, selon elle, la ségrégation se joue également au niveau de l’enfance. Elle insistait sur la construction moderne « d’un monde de l’enfance », coupé de plus en plus du monde des adultes (Voir à ce sujet les études de Philippe Ariès L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime, publié en 1973), où le concept même d’enfant était venu à se créer pour y appliquer, de plus en plus sévèrement, toute une idéologie normative qui va s’employer à façonner le corps même de l’enfant par exemple.

II –Le lieu et les grands axes de son fonctionnement

Bonneuil a donc été créé comme un lieu de vie, et non une institution soignante. C’est un « lieu de passage », « un lieu d’expériences » (des expressions qui reviennent souvent sous la plume de Mannoni) où les enfants effectuent des ‘trajets’. Une notion a été forgée afin de caractériser les principes à la base du lieu : c’est « l’institution éclatée ».

Qu’est-ce que « l’institution éclatée » ? C’est donc d’une part le fait d’avoir des lieux d’accueil, notamment en province, différenciés et éparpillés, où les enfants seront, pendant une période définie, au contact d’adultes qui vont souvent les initier à des pratiques professionnelles artisanales. Mais « l’institution éclatée », c’est d’autre part un éclatement du discours vis à vis de l’enfant. Ceci afin d’éviter de reproduire une relation que l’on retrouve entre les enfants psychotiques et leur mère, c’est à dire entre le sujet et un Autre qui se positionnerait comme tout-puissant face auquel ce sujet ne pourrait se séparer au risque de représailles ou de faire « éclater » cet Autre. L’institution ne doit pas se mettre en place de savoir ce qui est bon ou bien pour l’enfant. Position radicale dans le champ éducatif.

Ce qui intéresse Mannoni, c’est donc le fait que l’institution ne puisse se placer en aucun cas en position de toute-puissance, inattaquable, incontestable. Les enfants doivent pouvoir la remettre en cause, la contester et l’attaquer. Bref, c’est l’institution qui doit prendre en charge son possible éclatement.

Un autre point important de cette notion d’éclatement est la mise en place de l’alternance entre la présence et l’absence de l’enfant à Bonneuil. L’idée est d’essayer d’organiser une séparation (toujours difficile avec les enfants psychotiques) qui puisse s’effectuer sur le plan symbolique et non uniquement dans le réel. Autrement dit, que du côté de l’enfant, comme des adultes, la séparation signifie pouvoir penser l’absence, la présence de l’autre absent.

Comme nous l’avons dit plus haut, l’approche critique de Mannoni concernant l’institution, pose que ce n’est pas le système social seul qui est responsable de la violence et de la ségrégation au cœur des relations humaines, sans négliger bien entendu l’aliénation sociale dans laquelle sont plongés les sujets psychotiques. Sur ce point, Mannoni s’inspire de l’enseignement de Lacan qui éclaire les sources de l’agressivité dans le rapport imaginaire de l’homme à son semblable, dans l’aliénation structurale du moi dans l’autre.

La notion d’institution éclatée entend donc essayer de déjouer la mise en place d’un rapport duel imaginaire, entre l’enfant et l’institution. Si, précisément, pour l’enfant psychotique, ce serait l’entrée dans un ordre symbolique qui poserait problème, alors l’oscillation entre un ici et un là-bas, au cœur de cette pratique, est la tentative de faire (re)naître du sujet, et donc du désir, chez des enfants, généralement captés, englués, dans des relations où toute séparation, faute de s’effectuer sur le plan symbolique, représente un danger mortel. (Lire sur ce point Education impossible, le chapitre « Une pratique théorique », mais également D’un impossible à l’autre, le chapitre « Présence – Absence »).

Enfin, en permettant et organisant cette séparation, cette notion d’éclatement vise à tenter de dévoiler la fonction occupée par un enfant auprès des autres, et notamment la fonction que peut occuper cet enfant quant à l’angoisse de ces Autres primordiaux. On retrouve là ce que Mannoni a théorisé sur la place de l’enfant dans le fantasme de l’Autre. L’institution se doit donc selon elle de prendre à sa charge cette angoisse, en acceptant de ne pas être désirant à la place de l’enfant. Une manière d’essayer de décoller les enfants de leurs identifications. « C’est parce que l’institution accepte sa propre mort que s’instaure pour le patient une possibilité de reprendre ailleurs un désir à son compte », écrit-elle dans Le symptôme et le savoir :Soutenance,8.

Bonneuil, comme institution, s’est donc construite comme « lieu expérimental » entendu, comme le dit Mannoni, « comme un lieu où quelque chose d’autre peut se jouer à partir de la place laissée vide à l’imprévu. »9 Mannoni veut ainsi lutter contre les aspects conservateurs de toute institution, ceci afin de donner une chance à une parole un peu plus libre, afin qu’elle soit entendue d’une part, et qu’elle puisse entrer dans un processus de transformation d’autre part, ce qui aboutirait à la véritable naissance d’un sujet désirant chez ces enfants.

Conclusion

Pour conclure ce « trajet » au travers de l’œuvre de Mannoni, je voulais m’arrêter sur ce qu’elle m’a apporté. En effet, comme je l’ai précisé en introduction, il me semble que la question de l’accueil de la folie et de l’enfance, reste cruciale et particulièrement d’actualité. Rappelons-nous par exemple la publication en 2005 de l’expertise de l’Inserm sur « le trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent ». L’ouvrage du collectif « Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans ! », 2006, avait témoigné de prises de position critiques quant à l’approche réductionniste et scientiste de cette approche médicale et sécuritaire de la question éducative et sociale, de ce qui « fait désordre dans l’ordre social », qui tend à s’imposer dans nos sociétés libérales. L’idéologie du rendement et de l’efficacité, que Mannoni pointait, s’est plus que jamais étendue.

« L’institution semble offrir ainsi à l’homme les possibilités soit d’un enrichissement personnel, soit de l’appauvrissement le plus radical. » écrit-elle dans Le psychiatre, son ‘fou’ et la psychanalyse,10

Face à ce constat et comme nous l’avons vu, Mannoni a mis en oeuvre une pratique théorique qui partait des polémiques de l’antipsychiatrie sur les compromissions idéologiques et pseudo-scientifiques de la psychiatrie. Car comme l’écrivait Fédida dans « Psychose et parenté »,  dans son livre Le concept et la violence, publié en 1977, à partir du lien privilégié de la psychiatrie avec la médecine, « il en est résulté une éthique de la norme qui valait aussi bien pour la santé que pour la morale et pour l’ordre sociale et politique. »

Mais ce que Mannoni dénonce également, notamment dans Le psychiatre, son ‘fou’ et la psychanalyse, c’est que la simple présence des psychanalystes en institution ne règle pas le problème. Leur action ne peut se penser qu’avec une réflexion qui doit se prolonger au niveau institutionnel, et politique.

Et c’est à ce niveau que je tiens pour stimulante la réflexion de Maud Mannoni. Il est important de maintenir ouvertes les questions qu’elle a posées.

Par exemple, je pense qu’il faut prendre au sérieux le fait qu’« aucun diplôme (aucune formation universitaire ou technique) ne peut donner à l’adulte l’assurance qu’il affrontera en toute sérénité, et même avec compétence, son rapport à l’enfant dit handicapé (spécialement s’il s’agit d’un enfant psychotique) […] le trajet que l’adulte a à effectuer avec un enfant en difficulté est un trajet qu’il effectue d’abord avec lui-même (c’est à dire avec l’enfant en lui) »11.

Et d’autre part, je crois également qu’ « on ne peut repenser l’institution que si l’on met d’abord en cause et en question l’origine de son existence même. » Et pour ce faire il est nécessaire à la fois de se plonger dans les références théoriques que Mannoni convoque (antipsychiatrie, psychothérapie institutionnelle, enseignement de Lacan, etc …) et de poursuivre une approche critique des idéologies actuelles.

  1. http://www.dailymotion.com/video/x7lj27_allocution-de-n-sarkozy-a-antony_news []
  2. « Le psychiatre, son ‘fou’ et la psychanalyse », 1970, p. 243 []
  3. « Education impossible », p.73 []
  4. Jean Oury, Marie Depussé, A quelle heure passe le train, conversations sur la folie, 2003 []
  5. « Ce qui manque à la vérité pour être dite », 1988, p.18 []
  6. Un lieu pour vivre, p.15 []
  7. « Un lieu pour vivre », p.15 []
  8. Le symptôme et le savoir :Soutenance, 1983, p. 21 []
  9. Un lieu pour vivre, p.49 []
  10. Le psychiatre, son ‘fou’ et la psychanalyse, p. 13 []
  11. Un lieu pour vivre, p. 227 []

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