Alan Turing, sur les traces de l’IA : Episode 6
Paris, le 03/06/2011
Nous avons dit à la fin de l’épisode 4, que les travaux de Turing étaient une étape importante dans l’histoire de la manipulation des signes. Nous essaierons de poursuivre une autre fois cette piste avec l’ouvrage de Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures, langue, nombre, code, dans lequel elle interprète les premiers travaux de Turing comme les débuts d’une troisième révolution dans le domaine de l’écriture, « celle de l’écriture informatique et réticulaire »[1], après celle qui aurait consisté en « l’invention de l’écriture des langues », et celle que fut « l’écriture monétaire arithmétique ».
Et nous étions arrivés à la fin de l’épisode 5 sur le fait que cette histoire avait été bouleversée en amont par les travaux du grand mathématicien, Hilbert.
Je voudrais tenter ici de donner quelques points de repères quant au contexte mathématique dans lequel Turing va se former, puis produire ses premiers travaux. Je m’excuse d’emblée du fait que ce qui suit me semble après-coup un peu flou. Cela est dû à mes propres lacunes en mathématiques.
David Hilbert
David Hilbert (1862 – 1943) était un grand mathématicien allemand, qui fonda en Allemagne, à Göttingen, une école de pensée autour de ce qu’on a appelé « l’axiomatique formelle ».
On pourrait dire que la formalisation est le processus qui consiste à mettre en forme un contenu, tandis que le formalisme serait, lui, l’exclusion même de ce contenu, au profit de la seule forme. Ainsi, dans le formalisme, et dans cette « axiomatique formelle », on cherche idéalement à ne démontrer uniquement qu’à partir de signes, c’est-à-dire, que l’on détache totalement les entités des objets réels (une droite, un point, un nombre, une chaise ou une table, etc.), qu’ils sont supposés désigner. C’est par ailleurs ce que Frege, autre logicien de génie contemporain de Hilbert, redoutait, car il y voyait quant à lui l’élimination de toute référence possible à la vérité.
Afin de mieux saisir Hilbert et son fameux programme, on se reportera également au travail de Cassou-Noguès[2] sur le mathématicien. Cassou-Noguès commence en effet son ouvrage sur la vie et l’œuvre de Hilbert avec cette phrase : « Avant tout, l’œuvre de Hilbert est le développement de la méthode abstraite, qui caractérise les mathématiques modernes ».[3] En effet, en poussant cette méthode, Hilbert a également lancé « un programme de fondement » : le formalisme en mathématiques, qui a également une portée philosophique.
Nous avons vu la dernière fois que les recherches de Lacan sur des mathèmes qui seraient capables d’écrire certains concepts psychanalytiques, et ainsi de soutenir une transmission théorique de la psychanalyse, n’étaient peut-être pas si éloignées des recherches en mathématiques qui aboutirent au formalisme.
Cassou-Noguès écrit que « les mathématiques comportent des raisonnements qui ne relèvent pas de l’évidence immédiate. Ils exigent une autre garantie, une autre justification. Ainsi se pose le problème des fondements des mathématiques. »[4] J’ai le sentiment que l’on pourrait dire la même chose de la psychanalyse. Qu’est-ce que l’évidence en psychanalyse… Comment fonder l’existence de l’inconscient, qui précisément déjoue la plupart du temps nos évidences intuitives immédiates ? On pourra répondre que la garantie ou la justification que l’on a à apporter n’est peut-être pas la même ? Et pourtant, pourquoi Lacan a-t-il associé logique et réel…
Pour en revenir à Hilbert, à la fin du 19ème siècle, mu par un souci de généralisation toujours plus grande en vue d’une économie croissante dans les raisonnements, le développement de la théorie des ensembles amène les mathématiciens à s’interroger sur les fondements de leur discipline. « […] la théorie des ensembles énonce pour la première fois l’unité de principe des mathématiques. Le fait de pouvoir – en principe seulement, mais c’est énorme – ramener toutes les mathématiques à des constructions ensemblistes, nous permet d’utiliser indifféremment des méthodes d’analyses ou d’algèbre […] pour résoudre un problème : elles ne se contrediront pas. »[5]
A ce sujet, on peut distinguer deux voies dans ces recherches. La première, représentée par Poincaré et Brower, va viser le raisonnement mathématique avec une réflexion engageant des questions sur la conscience, en somme sur le mathématicien en tant que sujet qui raisonne en mathématique. Cette réflexion amènera par exemple Poincaré à des développements philosophiques qui peuvent être finalement considérés comme extérieurs aux mathématiques.
La seconde, dont Hilbert est le représentant, vise cette fois une solution interne aux mathématiques. Hilbert va donc essayer de créer une « théorie de la démonstration » qui va tenter de proposer « une théorie mathématique du raisonnement mathématique et un fondement pour les mathématiques relevant des mathématiques. »[6] C’est le point de départ du programme de Hilbert, le programme que l’on nommera après lui, formaliste (C’est d’ailleurs Brouwer qui proposera ce terme, par opposition à ses propres recherches qui s’appuient sur l’intuitionnisme en mathématique), et que Hilbert va développer dans les années 1920. Ce programme va se développer également à partir de ses travaux sur ce qu’on appelle « la méthode abstraite », et qui deviendra l’axiomatisation.
L’axiomatique formelle
L’axiomatisation n’appartient pas à Hilbert. On pourrait dire qu’elle prend sa source dans les « Eléments » d’Euclide, qui cherchent à « présenter la totalité des connaissances selon une organisation déductive et unifiée. »[7] Lassègue en donne par exemple une définition : c’est un « groupe de propositions [ce sont ces propositions qui seront nommées axiomes] suffisant pour engendrer de façon logique toutes les autres propositions du domaine en question. »[8] Ce groupe est constitué de deux sous-groupes, dont le premier contient les « notions logiques contenues dans toutes les sciences (par exemple, que le tout est plus grand que la partie) »[9], et le second « des propositions non démontrées ou postulats propres au domaine de la géométrie […] »[10]. Longtemps la géométrie euclidienne restera LE modèle d’axiomatique non-contradictoire.
Si vous souhaitez une histoire précise de cette axiomatisation de la géométrie, l’ouvrage de Cassou-Noguès sur Hilbert est tout à fait clair.[11] Je vais tenter d’en donner les grandes articulations.
La méthode abstraite de Hilbert est fait issue d’une partie des travaux de Dedekind qui avaient eux-mêmes porté sur la reconstruction génétique de l’algèbre. L’axiomatisation selon Hilbert va consister « à poser entre des objets, dont on ne précise pas la nature, des relations possédant certaines propriétés. Ces propriétés sont explicitées dans les axiomes. Les axiomes ont le même rôle que les énoncés qui, en algèbre, fixent les lois que vérifient les opérations arithmétiques […] L’axiomatisation exprime, comme l’algèbre, un primat de la structure.»[12] Et la place de cette structure est encore plus importante dans l’axiomatisation.
Les théories mathématiques ne deviennent ainsi que des enchaînements de formules, elles-mêmes composées de purs symboles, vidés de signification, régies par des règles définies et explicites, dont on s’assure finalement qu’il n’existe pas de contradiction interne possible.
Mais c’est à l’époque moderne et donc à partir des travaux d’Hilbert sur la géométrie, que cette méthode va largement s’imposer. Hilbert publia en 1899, Les fondements de la géométrie. La géométrie est en effet un domaine important dans l’histoire des mathématiques. Chez les Grecs, avec Thalès, ce fut le domaine de référence, « la mesure de la Terre », inventée a priori pour les besoins de l’arpentage, donc pour des problèmes pratiques d’urbanisme et d’architecture. Au milieu du XIXème siècle, elle a perdu son statut de référence, au profit des travaux sur le nombre. La géométrie fut en effet « malmenée », et sa cohérence, sa consistance, fut remise en question à partir de l’examen du cinquième postulat d’Euclide, connu sous cette forme : « Une droite et un point étant donnés, il passe par le point une parallèle et une seule à la droite. »[13]
En quoi l’axiomatique de Hilbert se différencie-t-elle par exemple de l’axiomatique d’Euclide ?
L’axiomatique d’Euclide fut considéré en effet comme un modèle jusqu’au XIXème siècle. Mais l’axiome des parallèles finit par poser un problème aux mathématiciens, dans le sens où ils n’arrivent pas à la déduire des autres axiomes. Dans cet effort, des géométries non-euclidiennes (les géométries elliptiques ou encore hyperboliques) sont ainsi définies par Gauss, Lobatchevski, Riemann et finalement définitivement établies par Klein. Enfin, on doit à Moritz Pasch, et ses Leçons sur la nouvelle géométrie, d’introduire la problématique logique de la déduction, dans une réflexion qui mixte cependant encore un certain empirisme au formalisme. « Pasch n’explicite pas les règles logiques, nécessaires à la déduction des théorèmes à partir des axiomes. Mais il précise que la déduction est formelle, de sorte que l’on peut faire abstraction du sens des termes contenus dans les propositions. »[14] Car, en effet, la grande différence entre l’axiomatisation de Hilbert et les précédentes tient au fait qu’Hilbert abandonne la référence à l’expérience, autrement dit, « […] est rompu le lien, problématique, entre le système et l’expérience. Fonder un système d’axiomes, ce n’est pas mettre en relation les notions du système avec des objets de l’expérience, ce n’est pas justifier l’évidence des axiomes, c’est d’abord démontrer que les axiomes sont consistants. »[15]
Hilbert voulait en somme remplacer le détour par l’expérience comme preuve, par un détour qui reste interne aux mathématiques, ce qui revenait, pour tester la non-contradiction d’une axiomatique, à la remplacer par une autre axiomatique plus fondamentale, et ainsi de suite. D’où les travaux sur l’arithmétique et le nombre, qui sont considérés comme la base. Pour ce faire, Hilbert distinguera deux sortes d’axiomatiques. « L’axiomatique à contenu – celle qui s’était toujours pratiquée, chez Euclide pour la géométrie ou chez Peano pour l’arithmétique – et l’axiomatique formelle. » L’axiomatique formelle est alors censée offrir un espace où l’on peut répliquer les axiomatiques à contenu dont il était difficile de prouver la non-contradiction.
Et, d’un point de vue philosophique, cela modifie évidemment l’abord de notions telles que la vérité ou celle d’existence mathématique. « Un axiome est vrai non pas en tant qu’il traduit un fait d’expérience mais en tant qu’il s’insère dans un système consistant. Un objet, ou une notion, existe non pas en tant que donné dans une intuition mais en tant que défini par des axiomes consistants.»[16] Hilbert finit donc par articuler la notion d’existence en mathématiques à la notion de non-contradiction. Et c’est un point essentiel dans le sens où les mathématiciens vont alors pouvoir s’engager dans des réflexions épistémologiques sur ce qui fonde leur activité même, soit en gardant un lien avec l’expérience en tant qu’activité intellectuelle du mathématicien, soit, et ce sera la cas de Hilbert, en transformant ce souci de fonder les mathématiques en une question purement logique « susceptible d’une solution par démonstration. »[17]
Mais comment s’est opéré le passage de la méthode axiomatique au programme formaliste à proprement parler ?
Je ne peux suivre ici pas à pas les étapes qui ont mené Hilbert de ses travaux sur la méthode abstraite, vers ce programme formaliste. Mais ce passage est lié à la mise en évidence de trois paradoxes, qui vont secouer l’édifice qu’avaient construit les mathématiciens dans le sens où ils mettent d’une certaine façon en question la façon de raisonner, c’est-à-dire le raisonnement mathématique lui-même. Le premier est le paradoxe de Burali-Forti en 1897. Le second est plus connu et a été avancé par Russel. Il a été vulgarisé par la fameuse version : « Dans un village, le barbier rase les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes. Se rase-t-il lui-même ? »[18] Enfin, le troisième a été découvert par Richard en 1905.
René Roussillon a montré tout l’intérêt de l’étude des paradoxes pour les psychanalystes dans son recueil d’articles, Paradoxes et situations limites de la psychanalyse[19]. Et comme le souligne Jean-Luc Donnet dans sa préface, « […] si le conflit apparaît comme l’axe de la relation d’objet, le paradoxe se donne comme celui du narcissisme. »[20] Roussillon étudie en effet le paradoxe du point de vue logico-mathématique, du point de vue pragmatique au sens de Bateson et de l’école de Palo Alto, pour aboutir à son approche psychanalytique des paradoxes.
Pour revenir à Hilbert, ces paradoxes ont d’une certaine manière ouvert le champ à des tentatives de mise en œuvre de la méthode axiomatique dans le but d’essayer de rendre plus consistantes les théories mathématiques (comme celle de la théorie des ensembles ou encore l’arithmétique), afin de pouvoir éviter de créer des contradictions du type des trois paradoxes cités. C’est également dans un débat avec les mathématiciens rattachés à l’intuitionnisme développé par Brouwer que s’est constitué le formalisme d’Hilbert. Et au cœur de ce débat, se trouve entre autres la question de l’infini.
Vers l’infini et au-delà…
Pour tenter de mieux saisir la nécessité de ce programme, il nous faut faire un détour, en passant par les notions d’infini et d’ensemble.
Une des particularités des mathématiques est de considérer des ensembles d’objets, et surtout, des ensembles d’objets infinis, comme celui par exemple des entiers naturels N = { 0,1,2,…}. Manipuler des ensembles infinis, donc arriver en quelque sorte à penser ces ensembles infinis n’est pas évident précisément.
La notion d’ensemble abstrait est née en mathématiques au XIXème siècle, avec Bolzano (1781 – 1848) et Riemann (1826 – 1866) notamment. Elle est devenue le centre des recherches théoriques via les travaux de Dedekind (1831 – 1916), élève de Riemann, qui visait à essayer de fonder les mathématiques à l’aide de cette notion d’ensemble. Ces recherches ont finalement abouti à certains paradoxes, aujourd’hui bien connus, comme les paradoxes de Russel (1872 – 1970). Dedekind, avec ce qu’on considère comme le premier exposé d’un traité de théorie élémentaire des ensembles, « Que sont et à quoi servent les nombres ? », influencera par la suite son contemporain et ami, Cantor, mais aussi Peano (1858 – 1932), Zermalo (1871 -1953) et enfin Hilbert. Peano axiomatisera par exemple l’arithmétique en 1889, grâce aux travaux de Dedekind. Hilbert fera de même, en 1905, et s’inscrira complètement dans la conception des mathématiques qu’avait Dedekind. L’ouvrage « Que sont et à quoi servent les nombres ? », présente en effet une théorie de l’arithmétique « où l’ensemble des entiers naturels est défini par des conditions qui en caractérisent la structure, dans un style qui anticipe celui d’Hilbert. »[21]
Revenons maintenant à la notion d’infini.
Dans la théorie des ensembles, il existe deux façons de considérer l’infini :
1) L’infini potentiel
L’infini potentiel est finalement assez « intuitif », car il possède une sorte d’évidence. On peut arriver à se le représenter par exemple lorsqu’on imagine une suite d’objets qui se déroulerait de façon à ce que chaque objet arrive et se place à la suite des autres. On peut se figurer ainsi une sorte de « processus indéfini », qui survient par exemple lorsqu’on essaie de construire une suite de nombre, comme une suite d’entiers naturels. Cassou-Noguès prend l’exemple du genre humain : « écarté le risque de quelques cataclysme, les descendants de Lucie, la première femme, constituent une suite infinie. »[22]
2) L’infini actuel
L’infini actuel est un infini « en tant que totalité achevée ». On le dit en acte, car on considère cette fois qu’il existe bel et bien, comme une entité manipulable. Contrairement à l’infini potentiel, qui, lui, n’est, par définition, jamais achevé. On pourrait prendre l’exemple des étoiles. Mais pour poursuivre l’exemple de Cassou-Noguès sur le genre humain, « […] en second lieu, nous pouvons considérer l’infini comme une totalité achevée, une collection d’objets réalisée et existant en soi à la façon d’une collection finie. »[23] Cet infini actuel pose des soucis, car il ne nous est pas possible de nous assurer d’une façon quelconque de son existence réelle. Finalement, « nous ne pouvons l’appréhender que comme infini potentiel ». Ce ne peut être qu’une hypothèse en fin de compte, donc une hypothèse que l’on peut tout aussi bien refuser d’admettre.
Les problèmes en mathématiques commencent donc lorsqu’on se met à raisonner et à tenter de démontrer quelque chose grâce à l’existence en acte de l’infini.
Par exemple, lorsqu’on effectue certaines démonstrations sur les entiers, on peut, à certains moments supposer que tous les entiers possèdent telle propriété P, et ensuite démontrer que cette hypothèse était fausse, en concluant qu’il existe tel entier qui ne possède pas cette propriété P. Et bien, pendant ce type de raisonnement, qui semble aller de soi, « nous admettons que les entiers forment une collection existant en soi, analogue aux collections finies et possédant des propriétés déterminées, P ou non P. Autrement dit, nous pensons comme actuel l’infini de la suite des entiers. Notre raisonnement par l’absurde repose sur l’hypothèse, problématique, d’un infini actuel. De tels raisonnements sont dits transfinis. » [24]
Pourquoi est-ce problématique ?
Car il faut bien, à un moment ou à un autre, s’assurer, pour l’exigence du raisonnement mathématique, de la validité de cette hypothèse de l’existence en acte d’un infini. Ce qui n’est pas possible… Car seul l’infini potentiel possède un caractère d’évidence immédiate, comme nous l’avons vu.
Ainsi, ce sont ces types de raisonnement qui ont conduit des mathématiciens comme Hilbert, à s’interroger finalement sur les fondements des mathématiques.
En effet, certains mathématiciens, comme Hilbert, voulaient continuer à utiliser l’infini actuel et les possibilités qu’il offre pour les démonstrations, ce qui revient à la question : comment « trouver le moyen de contrôler le transfini à partir de règles finies. »[25]
Autrement dit, « le programme de Hilbert est de justifier les raisonnements qui supposent un infini actuel au moyen d’autres raisonnements appartenant à la théorie de la démonstration et n’utilisant qu’un infini potentiel. »[26] Le but étant donc de se passer de cette hypothèse problématique, non évidente d’un infini auquel il faudrait accorder une existence en soi, une réalité ontologique. « Cela permettrait de conduire des raisonnements transfinis, sans reconnaître l’existence en acte de l’infini. »[27]
Ce programme formaliste, qui est aussi un programme de fondement, apparaît à la fin de l’œuvre de Hilbert. Il vise finalement à recréer l’édifice des théories mathématiques sur des raisonnements purement symboliques, qui lui permettent de faire intervenir la notion d’infini de manière simplement fictive, sans lui accorder de réalité ontologique. « On peut accorder que l’expérience ne contient pas de totalités infinies et que nulle part n’est réalisé en acte un infini. On se contente de représenter les propositions, qui font référence à des totalités infinies, par des formules vides de sens et enchaînées selon des règles explicites. »[28]
Ce programme comporte deux niveaux :
1) D’une part, il vise à axiomatiser les théories mathématiques. Autrement dit, à isoler des propositions fondamentales à partir desquelles, dans un second temps, on construit par induction les théorèmes. Mais il vise également à « exploiter les règles de la déduction, qui figurent un point aveugle dans l’axiomatisation. Ainsi, la formalisation énonce les axiomes, les prémisses, et les règles de la déduction. »[29]
En formalisant de la sorte, on évite ainsi de faire appel à toute interprétation des termes eux-mêmes, ou des notions que l’on mobilisera. Ces termes, ou notions, ne seront donc plus considérés que comme des signes, et les démonstrations, des manipulations sur ces signes, « selon des règles convenues ». Celles-ci « indiquent comment transformer une formule pour en déduire une autre formule. »[30] Tout se joue à présent à l’aide d’un jeu de signes. Les règles du jeu permettent ainsi à chacun de saisir comment on passe d’une étape de la démonstration à la suivante, sans se soucier du sens. « Toute théorie mathématique est transformée en un stock de formules enchaînées selon des règles explicites. »[31]
2) Le second niveau est celui de la vérification qu’à aucun moment de la démonstration, il n’y ait contradiction. Autrement dit, pour arriver véritablement à une théorie formalisée, on ne doit pas avoir, à l’intérieur de ce jeu de transformation de signes, de propositions qui viendraient contredire un des axiomes. Et c‘est un point particulièrement important pour notre recherche sur les travaux de Turing, c’est ce que l’on nomme la consistance des théories formalisées.
Dans ce but, « Hilbert met en place une théorie de la démonstration, dont les objets sont les dessins de démonstration à l’intérieur des théories formalisées, et dont les raisonnements n’utilisent qu’un infini potentiel, ce qui leur donne une évidence immédiate. »[32]
Là où l’on peut déjà faire un pont avec les travaux de Turing, c’est avec la nécessité pour Hilbert de « […] maîtriser l’infini par le biais du formel entendu au sens de la métamathématique […] »[33]. Hilbert veut utiliser en quelque sorte l’axiomatique formelle pour continuer à utiliser des raisonnements sur l’infini actuel, tout en s’assurant qu’il existe un nombre fini d’étapes dans ces raisonnements. En usant des axiomatiques formelles au lieu des axiomatiques à contenu, il déplace ainsi le problème. Mais il en arrive à la nécessité de poser « la thèse philosophique selon laquelle l’esprit humain fonctionne de façon effective, ‘finitiste’ […] C’est ce finitisme de la pensée […] qui fait le fond de la pensée formaliste de Hilbert. […] la racine de l’identification de l’esprit à une procédure effective ‘finitiste’ est une conséquence nécessaire de la stratégie métamathématique telle qu’elle a été définie par Hilbert.»[34]
Turing et l’axiomatique formelle
Les espoirs de Hilbert quant à l’axiomatique formelle se situaient au niveau de trois questions :
1) La complétude de l’axiomatique formelle, autrement dit « toute formule peut y être démontrée ou réfutée »[35].
2) La consistante de l’axiomatique formelle, « au sens où aucune formule contradictoire ne peut y être engendrée à partir des axiomes »[36].
3) La décidabilité de l’axiomatique formelle, « au sens où il existe une méthode effective pour décider si une formule quelconque est vraie ou fausse »[37].
Turing, mais aussi Gödel, se sont attaqués à ces questions, car c’est sur ce système formel qu’est l’axiomatique selon Hilbert, et non plus directement sur les axiomatiques à contenu comme celui d’Euclide, qu’il fallait désormais raisonner, pour ensuite répercuter les résultats. « […] la stratégie de Hilbert consistait à tenter de produire une preuve d’impossibilité : on supposait l’existence d’une contradiction entre les axiomes du système formel et on montrait que cette supposition était elle-même contradictoire. C’est justement par des preuves d’impossibilité que deux jeunes mathématiciens, chacun à peine âgé d’à peine vingt-cinq ans, Gödel et Turing, mirent à mal les buts ultimes de la stratégie métamathématique […] »[38].
La prochaine fois, nous aborderons la méthode employée par Turing pour répondre à la troisième question, celle de la décidabilité. Ce qui nous amènera à la fameuse machine de Turing.
[1] Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures, langue, nombre, code, Gallimard, 2007.
[2] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001.
[3] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.11.
[4] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.13.
[5] Jean-Yves Girard, « Les fondements des mathématiques », in Université de tous les savoirs, Les Mathématiques, Odile Jacob, 2002.
[6] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.14.
[7] Georges Barthélémy, 2500 ans de Mathématiques, l’évolution des idées, Ellipses, 1999, p.33.
[8] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 47.
[9] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 47.
[10] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 47.
[11] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.54 à 58 : « l’axiomatisation de la géométrie au XIX ème siècle ».
[12] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.59.
[13] Georges Barthélémy, 2500 ans de Mathématiques, l’évolution des idées, Ellipses, 1999, p.85.
[14] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.57.
[15] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.66.
[16] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.66.
[17] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.67.
[18] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.68.
[19] René Roussillon, Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, PUF, 2005.
[20] René Roussillon, Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, PUF, 2005, p.9.
[21] Jean-Pierre Belna, Histoire de la théorie des ensembles, Ellipses, 2009, p.56.
[22] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.12.
[23] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.12.
[24] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.13.
[25] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 46.
[26] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.14.
[27] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.14.
[28] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.107.
[29] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.50.
[30] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.50.
[31] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.50.
[32] Pierre Cassou-Noguès, Hilbert, Les Belles Lettres, 2001, p.50 et 51.
[33] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 53.
[34] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 53 et 54.
[35] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 54.
[36] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 54.
[37] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 54.
[38] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p. 54.
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