Alan Turing, sur les traces de l’IA : Episode 3

Paris, le 17 avril 2011.

Entre Biologie et Mathématiques, la reconstruction physique et mentale de l’être humain

Avant de poursuivre sur la biographie de Turing, mais aussi sur le contexte mathématique de l’époque, revenons un moment sur les intérêts scientifiques de l’homme.

Il en eut en effet de très variés : « mathématiques pures (calcul des probabilités et statistiques, théorie des nombres, théorie des groupes), logique mathématique (décidabilité, calculabilité) cryptologie, construction effective des premiers ordinateurs et morphogenèse »[1].

Si l’on ne retient souvent de Turing que le fait qu’il soit considéré comme le père de l’informatique, il ne faut pas oublier, comme je l’ai dit en introduction, que les questions qui découlent de l’opposition classique « corps-esprit » n’ont cessé de le travailler.

Pour Jean Lassègue[2] qui adopte une approche psychobiographique de l’œuvre de Turing, et que je suivrai dans sa lecture ici, ce serait plus profondément les liens possibles entre la logique et la biologie qui seraient à considérer comme le véritable objet des recherches personnelles de Turing.

Turing lui-même mettait sur le même pied d’égalité au niveau de leur originalité, les deux articles suivants. L’article fameux de 1936 : « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision »[3] où il fonde une théorie logique de la calculabilité à partir de son concept de machine, sur lequel nous reviendrons plus tard. Et un article moins connu, daté de 1952 : « Le fondement chimique de la morphogenèse »[4], où il cherche comment « rendre compte des différentes formes présentes dans l’organisation des êtres vivants.

Avec ces indications issues des écrits de Turing, Jean Lassègue considère que l’article le plus connu de Turing, « Machine à calculer et intelligence »[5] (car il contient la description du fameux « test de Turing ») tente donc précisément d’établir ce lien entre la biologie et la logique. Lassègue veut ainsi reposer le cadre biomathématique dans lequel il pense que Turing a écrit cet article qui date de 1950, et que ce dernier ne se comprend qu’à le mettre en perspective avec les recherches que Turing avait effectuées sur la morphogenèse.

Vous trouverez ici un article qui expose ce qu’est la morphogenèse : http://www.automatesintelligents.com/echanges/2004/jan/morphogenese.html

Dans cet article de 1950, il tente en effet d’étudier les processus cognitifs via l’étude de leur possible modélisation informatique, avant le démarrage officiel des recherches sur l’Intelligence Artificielle, qui aura lieu l’été 1956, deux ans après sa mort, lors de conférences au Dartmouth College où étaient présents, entre autres, Alan Newell, Herbert Simon, John McCarthy et Marvin Minsky. Pour Jean-Gabriel Ganascia, l’Intelligence Artificielle, comme nouvelle discipline, « se définit en opposition avec les courants scientifiques qui l’ont précédée. En rupture avec la cybernétique, d’où sont issus beaucoup de chercheurs qui, tel Minsky, se ‘convertiront’, l’IA abandonne l’étude de l’évolution aléatoire de systèmes complexes pour se consacrer à la structure a priori de cette évolution. Plus généralement, l’IA renonce à la modélisation de phénomènes complexes telle qu’elle est proposée par la théorie des jeux ou par la recherche opérationnelle, pour en venir à une modélisation de la prise de décision, teintée de psychologisme. »[6] Howard Gardner situe quant à lui les débuts des sciences cognitives cette même année 1956, grâce au témoignage de George A. Miller[7], que l’on considère comme un des fondateurs de la psychologie cognitive, et qui a travaillé pour mettre en relation la cognition humaine et les systèmes de traitement de l’information. Miller situe en effet cette naissance des sciences cognitives le 11 septembre 1956, lors d’un symposium sur la théorie de l’information, pendant lequel il est intervenu et a proposé un article sur la capacité de la mémoire à court terme, qui est devenu un classique : « Le nombre magique sept, plus ou moins deux : quelques limites à nos capacités de traitement de l’information »[8]. Mais sont intervenus également, encore une fois, Alan Newell et Herbert Simon avec leur « Logic Theory Machine » (la machine théorique logique) qui fut « la première démonstration complète d’un théorème exécutée par une machine informatique ».[9] Mais aussi Noam Chomsky qui présenta « Trois modèles de langage », en opposition à une approche du langage avec le modèle de Claude Shannon qui s’inspire, lui, de sa théorie de l’information.

Mais laissons pour le moment ces débuts de l’IA, pour rester sur les travaux de Turing

Au final, Turing aurait ainsi cherché à « déterminer les causes chimiques » dans les organisations des formes biologiques, mais aussi « les causes du comportement intelligent ». On aboutit ainsi, selon Lassègue, en mettant en relation ces trois articles[10], à « la possibilité de cette reconstruction physique et mentale de l’être humain qui constitue le fond du projet scientifique de Turing. »[11]

Turing aurait été rattrapé par les enjeux de son temps, seconde Guerre Mondiale, puis guerre froide, et n’aurait pu consacrer que peu de temps aux recherches qui lui tenaient le plus à cœur. « Turing ne s’est jamais intégré à un groupe ou à une institution […]. Il est resté un solitaire qui ne s’est guère soucié de trouver un public scientifique ou de fonder une école. »[12]

Nous aurions donc également ainsi un début de réponse quant à notre question de départ : « Pourquoi Alan Turing n’est-il pas plus connu du grand public ? ».


[1] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p.15.

[2] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998.

[3] Alan Turing, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995.

[4] «The chemical basis of morphogenesis» est un article écrit par Alan Turing en 1951 qui propose un modèle quant au processus naturel d’apparition de non-uniformité au sein d’un milieu de distribution spatiale uniforme et homogène à l’état initial. Sa théorie, que l’on peut voir comme une théorie de la morphogénèse par réaction-diffusion, a servi de modèle de base en biologie théorique et est considérée par certains comme un tout premier pas dans la théorie du chaos. », Source wikipédia.

[5] Alan Turing, « Les ordinateurs et l’intelligence », in La machine de Turing, Alan Turing, Jean-Yves Girard, Seuil, 1995.

[6] Jean-Gabriel Ganascia, L’âme-machine – les enjeux de l’intelligence artificielle, Seuil, 1990, p.32.

[7] George A. Miller, « A very personal history », communication au cognitive science workshop, MIT, Cambridge, 1979.

[8] http://psychclassics.yorku.ca/Miller/

[9] Howard Gardner, Histoire de la révolution cognitive – la nouvelle science de l’esprit, 1985, Payot, p.42.

[10] 1936, « Théorie des nombres calculables, suivie d’une application au problème de la décision » ; 1952, « Le fondement chimique de la morphogenèse » ; 1950, « Machine à calculer et intelligence ».

[11] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p.17.

[12] Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, 1998, p.18.

mot(s)-clé(s) : , , , , , ,

You can leave a response, or trackback from your own site.

2 réponses à “Alan Turing, sur les traces de l’IA : Episode 3”


  1. [...] Alan Turing, sur les traces de l’IA : Episode 3 [...]


  2. [...] background-position: 50% 0px; background-color:#222222; background-repeat : no-repeat; } vincent-le-corre.fr – Today, 9:39 [...]

Répondre